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Billet de blog 16 avril 2024

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OQTF : mais pourquoi l’Etat est-il si nul ?

En moyenne, 20% des obligations de quitter le territoire français sont annulées et les exécutions volontaires et forcées sont dérisoires. Pour l'Etat, peu importe : les OQTF ne sont pas un outil de gestion migratoire, mais un instrument de communication politique. Et cette pratique entretient précisément le mal qu'elle prétend combattre en « clandestinisant » des milliers de personnes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans son rapport thématique de janvier 2024 consacré à La politique de lutte contre l’immigration irrégulière, la Cour des comptes relevait qu’en moyenne 18% des OQTF étaient annulées par les juridictions administratives.

Dit autrement, une obligation de quitter le territoire français sur cinq est illégale.

Ce chiffre effrayant est sans doute sous-estimé, si l’on tient compte du fait qu’une part importante de ce contentieux, pourtant complexe, est faite sans avocat.

Et chacun sait le très faible taux d’exécution de ces OQTF.

Tout d’abord, le taux d’exécution volontaire des OQTF n’excèderait pas 1,5 % (Cour des comptes, page 79).

Quid des 98,5 % restant ?

Les éloignements sous contrainte ont été de 15 677 en 2018, 18 915 en 2019, 9 111 en 2020, 10 091 en 2021 et 11 409 en 2022.

Or il y a eu 103 852 OQTF prononcées en 2018, 122 839 en 2019, 107 488 en 2020, 124 111 en 2021 et 134 280 en 2022.

Les taux d’exécution forcée sont donc extrêmement faibles (15,1 % en 2018, 15,4 % en 2019, 8,48 % en 2020, 8,13 % en 2021 et 8,5 % en 2022).

Au final, il l’essentiel des personnes qui ont fait l’objet d’une OQTF resteront sur le territoire, sans titre de séjour (une part importante d’entre elles ayant au demeurant droit à un titre de séjour).

Plutôt que d’affirmer que l’exceptionnel taux d’illégalité des OQTF est “mal vécu par les agents de préfecture et augmente leur charge de travail” (même rapport de la Cour des comptes), il aurait surtout été opportun pour les juges financiers de s’inquiéter du sort de ces dizaines milliers d’étrangers dont les libertés les plus essentielles sont piétinées par des décisions illégales.

Et l’argument juridique suivant lequel “la “directive retour” de 2008, confirmée par la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 3 juin 2021, Westerwaldkreis, C-456/19), impose aux Etats de déterminer la situation des étrangers en situation irrégulière, qui ne peuvent être maintenus dans un vide juridique dans lequel ils ne seraient ni régularisés, ni éloignés”, ne justifie absolument pas “la doctrine française de délivrance systématique d’obligations de quitter le territoire français (OQTF) pour toute personne en situation irrégulière” (Cour des comptes, pages 100 et 101).

Car bien au contraire, cette “doctrine française” conduit précisément à créer des situations de “ni-ni” (ni régularisables, ni expulsables).

Il faut donc se rendre à l’évidence : l’Etat préfère avoir sur son sol des personnes “invisibles”, plutôt que de leur octroyer des titres de séjour. Curieux raisonnement qui conduit à obliger nombre de personnes à travailler sous alias, voire à acheter des titres de séjour ou des pièces d’identité, à engraisser des marchands de sommeil, à vivre de petits boulots souvent pas déclarés, bref à alimenter - contre leur gré - une économie parallèle que d’une autre main l’Etat prétend vouloir combattre.

En réalité, l'Etat visse sur sa tête la casquette de DRH de cette économie souterraine, à qui il fournit une main d’oeuvre nombreuse et corvéable.

Il faut se rendre à l’évidence : il est impossible de procéder à l’exécution forcée de plus de 100 000 OQTF prononcées chaque année, ce qui est l'ambition affichée de l'Etat. La Cour des comptes le confirme (page 102). 

Quel intérêt donc d’en prononcer autant et parmi elles une part significatives d’OQTF purement et simplement illégales ?

L’intérêt est sans lien avec une politique migratoire réfléchie : les OQTF ne sont mobilisées qu’à des fins marketing.

Et dans cette optique, la question de leur légalité est tout à fait accessoire - pour ne pas dire inexistante.

Il suffit pour s’en convaincre que l’Etat édicte des éloignements vers la Libye ou la Syrie.

Nul besoin d’être un fin juriste pour subodorer l’illégalité de telles décisions. 

Personne n’a oublié que le ministre de l’Intérieur a allègrement piétiné une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, puis une décision du Conseil d’Etat: qu’importe les décisions des uns et des autres, le ministre a décidé de “renvoyer dans son pays” un ressortissant Ouzbek, au mépris des droits et libertés garanties par la Constitution et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales… et donc au mépris de l’Etat de droit.

Le coût humain de cette politique est désastreux, et c’est bien ce dont il faut principalement s’inquiéter : paupérisation, éclatement des familles, santé publique, travail non déclaré etc.

Son coût financier l’est tout autant : engorgement des tribunaux administratifs, effectifs préfectoraux inutilement dédiés au vain contentieux des étrangers, à l’éloignement, coûts des fonctionnaires mobilisés…

L’Etat n’est pas par essence “nul en droit”. Il l’est volontairement, ce qui est beaucoup plus inquiétant.

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