Je reste interdite, assise comme à mon habitude sur le bureau, la main me barrant la bouche, et un peu le nez.. Ambiance nauséabonde ou envie d'en finir plus vite ? Moins d'une heure auparavant, un étudiant avait soufflé à ses collègues au son de mes pas résonnant dans le couloir du lycée « le loup est dans la bergerie, je répète, le loup est dans la bergerie ». Chers agneaux, fraîchement engagés sur le chemin de la formation en soins infirmiers venus partager avec moi les émois des expériences en forêt médicales, je suis en effet d'humeur à vous croquer. Pulsions dévorantes, déviantes, sadiques nourries à la fois par le mec en pagne de la croix au mur, par le rectorat qui a mis six mois à me payer et me refiler mes bulletins de salaire indispensables au déblocage de mon complément pôle emploi, et par le directeur de l'établissement bouleversé par le fait que je vive avec moins de 800 euros par mois au point de me tapoter l'épaule en souriant...
« Je veux être infirmier parce que j'aime le contact avec les gens.. » Ben mon gars, si tu aimes le contact avec les gens, fais kiné ou éventuellement aide soignant, et encore... Parce qu'à l'hôpital, ce qu'on demande aux infi, ce n'est pas de prendre le temps avec les patients, c'est d'être rentables... Agneaux alors offusqués, ulcérés, que le festin commence... Vous croyez que vous allez être payés pour soigner ? Pour prendre soin des personnes ? Mais que nenni ! Vous serez en fait plus souvent amenés à maltraiter, violenter, humilier, dénigrer, déconsidérer ces mêmes personnes. « Ah non ! Moi je ne ferai jamais ça ! » Roh, maisquilestmignonlemagneau... Ben si, toi aussi tu feras ça, et ce d'autant plus facilement et rapidement que tu ne seras pas averti de ce risque majeur du métier.. « Mais quand même, c'est pas humain de faire ça à des personnes handicapées ! » Pas humain ? Mon biquet, je ne suis pas éthologue, mais il me semble que l'homme est le seul animal à torturer et/ou tuer ses congénères pour sa simple jouissance, sans besoin vital derrière. Je crois que même les orques qui jouent avec leur proies ont la décence de les bouffer après.
« Alors, attends que je comprenne bien, on a un monsieur âgé qui a passé sa vie à se laver au gant, qui ne s'est jamais mis dans ou sous l'eau, mais comme la politique de l'EPHAD c'est au moins une douche par semaine, l'équipe a pensé qu'il serait pertinent de l'attacher dans la douche sous le jet d'eau, et tout ça sous le regard de la psychologue donc qui y assiste ? - C'est ça. »
Je prends ma tête entre mes mains. Les agneaux m'ont niquée. Pourtant, ce n'est pas comme si c'était la première fois que l'on me narre ce type d'histoires, sans parler de celles auxquelles j'ai directement assisté dans ma pratique. Ou peut-être est-ce bien parce que j'en ai soupé de ces histoires sordides en moins de 5 ans de terrain que là j'arrive à saturation. L'étudiante s'apprête à poursuivre son récit, mais je la stoppe en levant la main. « Non, non, stop, pause, faut arrêter de me raconter ce genre d'histoire là, si ça continue, j'arrête tout, j'arrête mon métier, et je vais aller élever des chèvres sur le causse, comme ça là au moins je ne ferai de mal à personne et tout le monde me lâchera la grappe.. » Petit silence jusqu'à ce que l'étudiante en questions, regard et sourire tristes déposés au visage me dise doucement « vous savez, élever des chèvres aujourd'hui, c'est pas facile non plus... »