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Billet de blog 17 octobre 2024

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Les chevaux

« Ça commence à me bander ! ». Tout en gueulant, le directeur se lève et repousse brusquement la table devant lui... Ce à quoi j'ai rigolé, ce qui, bien sûr, n'a en rien arrangé la situation.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voilà exactement trois heures et demi que je travaille dans cette institution, et j'ai eu la bonne idée de poser la question qui a eu pour effet de tendre élégamment ce monsieur. « Mais, pourquoi envoyer trois enfants à l'autre bout du département, soit une bonne heure et demie de trajet pour 20 minutes sur le cheval, alors qu'il y a un super centre d'équithérapie dans le village d'à côté, et que pour le même budget, davantage d'enfants pourraient en bénéficier ? »

Bon, c'est vrai qu'en règle générale, il est de bon ton, voire carrément plus professionnel et mature, d'observer un temps ce qui se passe dans une institution avant d'en questionner le fonctionnement.. Quoi que toujours un peu interloquée par l'ampleur de la réaction suscitée, je me sens aussi un peu honteuse de ma maladresse. Je décide donc le soir même de me rattraper en lisant bien comme il faut la brochure du centre d'équithérapie de la discorde. Blablabla, un animal sensible et réceptif, photo, blablabla un allié unique pour le thérapeute, photo, blablabla... Mouais... Je retourne machinalement la brochure et contemple passivement le tas de logos qui orne cette dernière page : département, région, ministère de l'éducation nationale entre autres... Et enfin mes yeux se posent sur les noms de ceux et celles qui composent « la team » comme ils disent. Mais, mais, mais, je le connais celui-là, le président de l'asso ! C'est ce bon cher ancien président de région, baron toujours notoire et tentaculaire de la partie est de notre département, et a priori adepte de détournement de fonds publics à ses heures perdues... Mince, ceci pourrait-il expliquer cela ? Non, quand même, mauvais esprit, cynique, parano, ressaisis-toi vilaine ! Ton directeur n'a pas crié de peur ce matin, mais sans doute juste d'indignation face à la remise en question de la solidarité envers cet honorable homme qui a investi beaucoup beaucoup d'argent dans ce beau projet thérapeutique animalo-humaniste. Il n'est que justice que les institutions se servent des prix de journée des personnes vulnérables accueillies pour saluer un tel engagement philanthropique. Décidément, j'étais bien à côté de la plaque ce matin, moi et mes basses considérations comptables.. J'oubliais que derrière les chiffres, il y a de vraies personnes. Le tout étant de savoir lesquelles.

En tout cas, j'ai bien retenu ma leçon d'humilité, et depuis, j'essaie d'être un peu plus patiente, de prendre un peu plus le temps de savoir à qui j'ai à faire avant d'ouvrir ma bouche, histoire de ne plus passer pour une bécasse. Ce doit être notre troisième réunion de direction, tout se passe plus ou moins sereinement, nous essayons d'élaborer collectivement autour de la situation du jeune Yanis, quand « oui, mais bon, de toute façon, un enfant adopté, ça n'a que deux options dans la vie : soit l'errance soit la psychiatrie ». Alors, après le directeur raide et le président centaure, je vous présente le pédopsychiatre de l'institution. Comme les truffes, les pédopsychiatres c'est rare donc ça coûte cher. Pas comme les truffes, on ne s'inquiète pas de leur qualité, peu importe si un fumet pestilentiel se dégage du produit et laisse le goût acide-amère du vomi dans la bouche, l'essentiel c'est d'en avoir un. C'est ainsi que ce monsieur, Dieu comme l'appellent les enfants, donne une leçon de pédopsychiatrie, treize d'ans d'étude steuplait, devant un parterre composé de deux psychologues, une infirmière, un chef de service éducatif, le directeur du pôle pédagogique et le directeur de l'institution. Le mot clef étant bien sûr parterre. J'aurais pu dire aussi tapis. C'est ça, tapis, sur lequel on essuie ses grosses bottes pleine de merde, ou sous lequel on se cache de notre propre honte. Tout se passe dans les yeux : certains se plongent passionnément dans leurs haricots au beurre, d'autres se parent d'une espèce de voile qui a le pouvoir magique de faire regarder mais sans faire voir... Je crois que les miens se sont remplis de larmes. Malgré mes bonnes résolutions de respecter les puissants humanistes, et avec la verve qui me caractérise quand je suis aux prises avec une émotion, je rougis, tremble, bégaie et postillonne tout ce que je peux au visage de ce monsieur qui a malgré tout dû comprendre le sens de mon propos puisqu'il s'énerve à son tour : « Petite naïve, moi je suis médecin, moi je sais, moi j'ai l'expérience !... »

Je ne sais plus comment ça s'est passé après, le seul truc dont je me souvienne c'est qu'à ce moment-là la passion, il me semble pourtant plutôt rare, pour les haricots jaunes est devenue unanimement partagée par mes collègues.

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