Notre corps possède un certain nombre de caractéristiques inhérentes ou non qui nous situe en termes de degré de différenciation de la norme. En d’autres termes, dans la société occidentale, un corps blanc mâle se trouve plus proche du corps normatif qu’un corps brun et femelle ou transgenre. Il en résulte une violence sociale d’autant plus grande que ce degré de différenciation est, lui-aussi, important. Le vêtement est donc un objet dessiné et produit – d’où l’intérêt que les architectes devraient lui porter – qui, lui aussi, participe à situer un corps vis-à-vis de la norme. Le coût apparent du vêtement est un facteur bien-sûr ; il participe à une série de caractéristiques visuelles ayant trait à la classe sociale de celui ou celle qui le porte. Ces caractéristiques sont néanmoins applicables à un ensemble d’objets (maison, voiture, bijoux, sac à main, etc.) considérés non-pas pour leur qualités intrinsèques, mais plutôt pour leur valeur monétaire et leur degré d’exclusivité à une population donnée – c’est ce qu’on appelle le luxe.
Ce qui m’intéresse ici est plutôt ce qui fait qu’un vêtement est porteur d’un imaginaire social, culturel, raciste et genré. Ce dernier aspect est relativement évident lorsque l’on voit que la plupart d’entre nous continue à se procurer des vêtements dans des espaces nous indiquant explicitement lesquels seront destinés au genre auquel notre corps se trouve associé. Le port du pantalon a été une longue lutte des corps femelles pour pouvoir se l’approprier, et avec lui, l’idée de la position de pouvoir qui lui incombe[1] ; cependant force est de constater que désormais il existe des pantalons dits « pour femme » qui semblent contredire l’idée propre à ce combat.
Prenons maintenant un autre vêtement qui stigmatise un problème de société : le hijab ou voile islamique. Un objet qui semble mettre d’accord la grande majorité de la classe politique française pourrait-il comporter une complexité culturelle qu’il faudrait analyser ? La réponse est oui bien entendu. Il suffit de regarder la situation historique du hijab dans un pays comme l’Iran pour se rendre compte qu’on ne pourrait le juger indépendamment de son contexte. Sous le régime du Shah, le port du voile islamique était réprimé, puis suite à la révolution de 1979 qui aboutit à la formation d’une république islamique, son port devint obligatoire pour tout corps femelle. Comme Mimi Thi Nguyen[2] le fait remarquer, les deux cas ont ceci en commun que la violente répression de toute contrevenante s’effectue par les corps mâles. Le hijab ne peut donc pas être intrinsèquement considéré comme un objet oppressif ou libérateur. Parmi ses porteuses aujourd’hui dans la société occidentale, on trouve aussi bien des corps femelles forcés, que d’autres revendiquant explicitement une identité collective subissant un antagonisme marqué depuis plusieurs années.
Mais l’exemple récent le plus frappant sur l’importance que le vêtement peut avoir dans l’exacerbation d’un imaginaire social raciste est celui du meurtre du jeune afro-américain Trayvon Martin le 26 février 2012 en Floride. Martin portait alors un hoodie (sweatshirt à capuche) et traversait le quartier privé où résidait la compagne de son père, lorsque George Zimmerman, un civil employé à la sécurité du quartier, fort de ses préjugés vis-à-vis d’un jeune noir portant un hoodie, l’interpela au sein d’une confrontation qui aboutit par le meurtre par balle de Martin. Le hoodie comme stigmate d’une société fondamentalement raciste fut alors porté par des milliers d’américains solidaires de la famille de Martin, et plus globalement des afro-américains, lorsque d’autres acteurs prirent cyniquement le problème à l’envers et invitèrent tout jeune de couleur à ne pas le porter « pour ne pas avoir de problème ». Le hoodie porté par Martin le soir de son meurtre fut présenté comme pièce à conviction lors du procès de Zimmerman, preuve que ce morceau d’étoffe ait eu une incidence indéniable au déroulement des évènements et représente donc un ensemble d’anticipations genrées, racialisées et sociale qui semble lui être propre.
[1] Pour lire plus à ce sujet, je recommande le livre Une histoire politique du pantalon par Christine Bard (Seuil, 2010)
[2] Mimi Thi Nguyen est professeure dans la faculté des women and gender studies à l’Université d’Illinois – Champaign. Elle y enseigne un cours sur la mode et la politique et co-édite le weblog Threadbared.