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Billet de blog 10 décembre 2014

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Les forteresses prolétariennes

Il y a exactement un an, je retournai sur les terres corbuséennes de Chandigarh.

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Il y a exactement un an, je retournai sur les terres corbuséennes de Chandigarh. Je m’y étais déjà rendu il y a quelques années et avait sagement visité les bâtiments dessinés par Le Corbusier ne sortant de sa grille que par l’intermédiaire du Rock Garden de Nek Chand. Cette fois-ci en revanche, j’eus l’opportunité de visiter le village de Burail, anomalie absolue dans la grille Corbuséenne puisqu’il incarne une sorte de Kasbah labyrinthique au sein de ce tissu urbain des plus régulé. L’origine d’une telle anomalie, qui se retrouve dans plusieurs quartiers de la ville, m’a été expliquée par mon ancien collègue de travail Mayank Ojha qui a dédié une année de sa vie à l’étude urbaine de ce village. Le village de Burail, tout comme les autres villages de Chandigarh était un village agricole avant la construction de la capitale du Panjab indien et de l’Haryana dans les années 1950. Les agriculteurs ne purent pas se défendre contre les logiques du droit de préemption gouvernemental en ce qui concerne leurs terres ; en revanche, ils réussirent à s’organiser afin de conserver l’autonomie de leur village dans la mesure où celui-ci ne s’étendrait pas plus loin que le « ruban rouge » matérialisant sa limite. Le village devint à la fois un refuge pour les migrants arrivant en ville, ainsi qu’un endroit de commerce où les habitants de Chandigarh viennent pour y trouver « tout ce qu’on ne trouve pas ailleurs » (pièces d’automobiles, équipement électro-ménager, légumes frais etc.). Il n’est donc pas étonnant que ce qui était un village devint un quartier dense et labyrinthique où il est rare de voir le ciel autrement que cadré très étroitement par les étages ajoutés aux immeubles anciens sans autre règles que celle de la gravité. Basé sur ce que Mayank m’a confié, les forces de police de la ville de Chandigarh ne sont pas véritablement opérantes au sein de Burail ; les désordres occasionnés à l’intérieur du village sont traités par les habitants eux-mêmes.

Un tel schéma alliant une production économique à une organisation décisionnelle et sociétale autonome au sein d’un quartier dont la densité urbaine pourrait prêter à croire qu’il s’agit en fait d’un seul immeuble gigantesque peut se retrouver dans d’autres villes malgré des contextes différents. Nous pouvons également évoquer la Kasbah d’Alger dont la morphologie urbaine fut instrumentale à la guerre d’indépendance menée par le Front de Libération Nationale depuis ce labyrinthe urbain. Parfois l’immeuble-ville est même dessiné en tant que tel, comme dans le cas des quatre immeubles de logement de la rue Eugene Sue à Paris, dessiné par le Baron Haussmann 10 000 membres du prolétariat parisien durant la deuxième partie du XIXème siècle. Parler de quatre immeubles semble incorrect ici, puisqu’une simple vue aérienne permet de réaliser combien il semble s’agir d’une masse de bâti, coupée par deux saillies-rues et percée par une multitude de cours aux dimensions variables. Un des exemples les plus étudié en ce moment est littéralement un immeuble-ville : la Torre David à Caracas. La tour de 150 mètres de haut avait été conçue pour accueillir les bureaux d’une société capitaliste, mais la construction fut arrêtée à la fin des années 1990, laissant sa structure appropriée par 2 500 prolétaires qui y ajoutèrent divers couches de matériaux récupérés et y organisant une infrastructure dont chacun peut jouir.

Mais l’exemple le plus récurrent de telles constructions urbaines est sans doute la Kowloon Walled City in Hong Kong qui fut finalement démolie en 1993. Cet immeuble-ville de 32 000 mètres carrés fut occupé à son paroxysme par 33 000 habitants qui, malgré les stratégies narratives de criminalisation construites à leur égard, constituaient principalement une force de travail à l’œuvre au sein du quartier. Le nom de forteresse (Walled City) provient du poste de défense militaire qui précédait les immeubles d’habitations, mais il trouve sa signification de manière particulièrement appropriée quant aux caractéristiques défensives de la Kowloon Walled City.

La densité de ces immeubles-ville est matérialisée de telle façon que l’interface offerte à la ville environnante est comparable à une muraille, certes poreuse mais dont l’étroitesse des couloirs-rues rende son contrôle par une autorité extérieure périlleux. La difficulté qu’ont eue les autorités hongkongaises à expulser les habitants de la Kowloon Walled City avant sa destruction est particulièrement illustrative. Les pertes humaines infligées aux parachutistes de l’armée française par les forces du F.L.N. dans les années 1950 au sein de la Kasbah le sont tout autant. Les forteresses prolétaires existent par l’intermédiaire de logiques de localisation du prolétariat plus ou moins volontaires de la part des autorités. Ces dernières se trouvent néanmoins dépassées par la construction urbaine immanente ainsi que l’organisation sociétale qui s’y produisent, d’où l’antagonisme souvent affiché et appliqué à leur existence même.

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