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Billet de blog 13 décembre 2014

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UNE RESPIRATION DE COMBAT: FRANTZ FANON ET LA VIOLENCE CORPORELLE

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Image du film Concerning Violence de Göran Olsson (2013)

Article originellement écrit en anglais pour The Funambulist : http://thefunambulist.net/2014/12/11/topie-impitoyable-combat-breathing-frantz-fanon-and-corporeal-violence/

Cet article est une tentative d’articuler une critique personnelle de l’interprétation traditionnelle de la violence dans le travail de Frantz Fanon, en particulier en réaction au récent film Concerning Violence par le réalisateur suédois, Göran Olsson. Cependant je recommande la lecture de l’article de mon amie Bhakti Shringarpure sur le même sujet sur Warscapes (17 juin 2014), puisque je ne pourrais prétendre à articuler mes idées de meilleure façon qu’elle ne l’avait fait elle-même. Mon approche sera néanmoins quelque peu différente, dans la mesure qu’elle tentera d’établir un lien entre cette notion de violence et les multiples références corporelles faites par Fanon dans L’an V de la révolution algérienne (1959) et Les damnés de la terre (1961).

Fanon est bien connu pour avoir affirmé de nombreuses fois que la violence constituait une phase nécessaire de la décolonisation. L’interprétation qu’il en a été faite est souvent systématisée par l’intermédiaire d’un imaginaire de guérilla, terrorisme, et assassinats ciblés. Le film de Olsson n’échappe pas à la règle, et nous offre des images saisissantes de combats de décolonisation dans de multiples pays comme l’Angola, le Congo, la Guinée Bissau, le Libéria ou la Rhodésie (Zimbawe). Cette interprétation systématique ne va pas à l’encontre de la compréhension de la violence par Fanon ; néanmoins, elle lui retire sa complexité, comme l’a fait Jean-Paul Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre, quand il écrit : « abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds ». Accuser Sartre d’écrire d’une position de confort absolu serait trop simpliste ; après tout, il a recu plusieurs menaces de morts pour ses prises de position concernant la décolonisation de l’Algérie ; cependant, l’aspect absolu des déclarations faites par un européen en métropole révèle la position théorique que celui/celle-ci occupe, lorsque les situations vécues dans le territoire concerné comme celles vécues par Fanon, oblige à développer une discours adapté à la complexité de chaque situation. Si nous opposions la violence décolonisatrice de Fanon, à la non-violence décolonisatrice de Gandhi, nous tomberions dans le piège d’une contradiction qui n’est que sémantique. La non-violence du Parti du Congrès National Indien consistait dans le refus stratégique d’utiliser des armes durant le combat pour l’indépendance ; cependant, la multitude de coups infligés à l’économie coloniale orchestrée dans les années 1930 et 1940, par l’intermédiaire de la marche du sel, la fabrication locale des vêtements, et les autres formes de désobéissance à la législation coloniale, incarne une violence dans la destruction lente mais sûre des mécanismes coloniaux. Cette stratégie de « non-violence » violente n’a pas été choisie parce que la population indienne éprouvait plus de sympathie pour les colons britanniques que les algériens pour les français, ou bien les guinéens pour les portugais ; elle a été choisie parce qu’elle constituait la méthode la plus efficace de décolonisation – ce qui, bien-sûr est facile à dire de manière rétrospective.

Le paradigme qui considère la violence seulement par l’intermédiaire du combat armé entre deux groupes constitue une logique elle-aussi coloniale dans le sens qu’il continue à penser la décolonisation comme un combat pour regagner un territoire. Cette façon de penser est cartographique, une vision « du dessus » qui comprend le territoire comme une partie de carte sur laquelle une souveraineté absolue est exercée. Les descriptions corporelles faites par Fanon sont utiles pour nous faire comprendre que le colonialisme est loin d’être appliqué sur les ressources d’un territoire – en ce sens, le colonialisme est toujours actif par l’intermédiaire des industries mondialisée – mais s’exerce également sur les corps colonisés et leur vie quotidienne. Tout au long des Damnés de la terre, Fanon parle de la « tension musculaire » du corps colonisé qui est « continuellement sur ses gardes ». Il décrit les rêves – n’oublions pas que Fanon était psychiatre – du corps colonisé comme étant « des rêves musculaires, des rêves d'action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j'éclate de rire, que je franchis le fleuve d'une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais ». Au sein du premier chapitre de L’an V de la révolution algérienne, « L’Algérie dévoilée », il présente longuement le voile de la femme algérienne comme site de combat entre le corps colonisé et le corps colonisateur. Combattant à la fois le besoin colonial de policer la lisibilité des corps administrés, et le désir de domination du mâle occidental, le hijab dans l’Algérie des années 1950 incarne une contribution substantielle et corporelle à la décolonisation, une autre « non-violence » violente.

Afin de conclure cet article, nous pouvons nous référer au mouvement actuel contre le racisme structurel anti-noir qu’exercent la police et la société américaines. Il n’est pas innocent que celui-ci utilise les derniers mots d’Eric Garner avant qu’il soit tué par un agent du New York Police Department (Staten Island, 17 juillet 2014) : « I can’t breath » (je ne peux pas respirer), comme expression de la violence corporelle quotidienne et systématique imposée aux corps noirs. Cette notion de respiration (ou plutôt, de non-respiration) rappelle celle de « respiration de combat » créée par Fanon dans L’an V de la révolution algérienne :

Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un dé-finitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration observée, occupée. C’est une respiration de combat.

Les corps et l’administration de leur atmosphère respirable sont donc ce qui est en jeu au sein du combat de colonisation et de décolonisation. La violence décolonisatrice ne comprend pas seulement de balles et de bombes, mais également des divers moyens qui extirpent le contrôle colonial sur le corps colonisé et sur sa « biosphère » individuelle et collective. Les actions radicales d’ordre économique, légale, culturelle, vestimentaire, sociales, etc. constituent donc une stratégie aussi valable que les moyens « militaires », ce qui dépend de chaque situation et de chaque phase de décolonisation.

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