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Billet de blog 28 novembre 2015

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L’ÉTAT DE LA MAUVAISE URGENCE

Le moment que nous vivons est nécessairement fondateur de notre société future, que nous le voulions ou non, que nous ayons l’impression d’y prendre part ou non. Battons-nous pour que la véritable urgence à laquelle on s’attelle soit le démantèlement de notre violence structurelle et sociétale, et que nous puissions construire un « nous » hétérogène et multi-identitaire.

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Illustration 1
Photo par Léopold Lambert (16 novembre 2015)

Après les assassinats de journalistes et tueries antisémites de janvier dernier, je n’avais rien écrit sur la situation qui se dépliait devant nos yeux. Je ne voulais pas ajouter du bruit au brouhaha envahissant qui les ont suivis provenant d’une multitude d’expert-e-s auto-proclamé-e-s présentant autant de théories bien entières et définitives et ne déviant finalement pas d’un certain nombre d’axiomes sociétaux jamais remis en question. Après les attentats du 13 novembre j’ai néanmoins ressenti le besoin d’écrire et ai d’abord présenté les arguments de ce texte en anglais pour m’adresser au public international auquel je suis habitué, une zone de confort en quelque sorte. Néanmoins, convaincu par des messages d’amis, je les reformule ici puisque la véritable urgence se situe dans la prise de conscience de la société française de l’urgence dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Que les quelques lecteurs/trices qui auront la gentillesse de me lire ici sachent seulement que ce que j’écris, je l’écris dans un doute tâtonnant et que je revendique celui-ci comme une force plutôt que comme une faiblesse.

Nous sommes en état d’urgence. Cependant, cette urgence n’est pas l’urgence de déployer plus de moyens sécuritaire, plus de suspicion envers l’altérité, et plus de bombardements en Syrie ou ailleurs. L’urgence à laquelle nous devons nous confronter est l’urgence du démantèlement de notre propre violence structurelle et sociétale. Disons-le tout de suite, la violence du commerce triangulaire, celle du colonialisme ou bien celle de ce que Manuel Valls a lui-même appelé « l’apartheid territorial, social et ethnique » qui caractérise nos banlieues n’expliquent pas les attentats et l’affirmer est dangereux car il associe nécessairement les victimes de cette violence et leurs descendant-e-s aux responsables des fusillades du 13 novembre. De manière similaire faire porter la responsabilité de la mort de nos proches au  gouvernement français reviendrait à lui revendiquer une sécurité absolue et de s’en donner les moyens — nous voyons aujourd’hui ce à quoi ressemble un tel projet étatique. L’important n’est pas d’expliquer les attentats, l’important est de faire en sorte que nous puissions légitimement affirmer que la violence que nous subissons est unilatérale. En d’autres termes cela veut dire que rien de ce que je n’écris ici n’a à voir avec les attentats eux-mêmes, mais a tout à voir avec la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

J’écris « nous » mais le cœur du problème provient du fait que ce « nous » est mal défini et ne se donne pas les moyens de se redéfinir. Le modèle français est fondé par une révolution s’inscrivant contre un despotisme de droit divin ; néanmoins, celui-ci a acquis une dimension universalisante lorsqu’il a été imposé dans le contexte colonial. Ce modèle que la quasi-totalité de la classe politique française revendique (explicitement ou implicitement) comme axiome sur lequel se base tout système de pensée ne s’est jamais débarrassée de cette dimension universalisante. L’égalité qu’il revendique est moins une égalité de droit et des chances que l’application de ses principes à tou-te-s. Néanmoins, les principes de ce modèle étant construits autour des corps normés de ceux qui les ont créés (des hommes blancs provenant de la société européenne telle que celle-ci se conçoit historiquement), il est normal que la violence de leur application soit proportionnelle au degré de différence des corps sur lesquels ils s’appliquent vis-à-vis des corps sur lesquels ils sont basés. En d’autres termes, plus un corps sera différent dans son aspect, sa culture et son mode de vie, plus la violence du processus universalisant sera grande.

Le principe de laïcité est par exemple l’un des principes du modèle français qui légitime le plus une violence d’état. Imaginé à une époque où un monarque — chrétien soit dit en passant — se réclamait directement du droit divin, cette doctrine s’applique aujourd’hui sur les corps musulmans français de la même manière qu’une religion d’état le ferait. Nous connaissions la violence de la laïcité légale, c’est-à-dire mise en loi : on dévoile des jeunes filles, quelques centimètres de trop à une jupe peuvent signifier une suspension du collège, on « sauve » des femmes de l’oppression patriarcale en les empêchant de sortir dans l’espace public, etc. Désormais nous assistons à une violence d’une laïcité extra-légale policière : on assigne à résidence, on casse des portes et fouille des appartements à 3h du matin, on envoie une escouade de policiers fortement armée pour perquisitionner un restaurant populaire lorsqu’il est plein, afin d’y trouver « une salle de prière clandestine », etc.

Ces corps sur lesquels on cherche à appliquer des principes universels, comme-ci ces derniers provenaient d’une sorte de loi divine non-négociable, ne sont pas juste ceux de la communauté musulmane de France, et ils ne se situent pas dans un vide territorial et architectural : la ségrégation sociale et raciale qu’incarnent les banlieues — le terme d’apartheid utilisé par le Premier Ministre me est problématique vis-à-vis de l’histoire sud-africaine et palestinienne — est partie prenante de cette violence. C’est toute l’organisation urbaine de nos villes, de leur accès, de leur centralité, et de la qualité de leur espace public qui est à révolutionner. La première étape concerne l’imaginaire que nous construisons des banlieues et de leurs populations. Les parisien-nes étaient partagé-e-s entre rire et colère lorsque la chaine d’infos américaine Fox News décrivait en janvier dernier l’existence fantasmée de plusieurs « no-go zones » dans Paris, au sein desquels nul non-musulman-ne n’oserait s’aventurer. Néanmoins, ce discours n’est pas si éloigné de ceux que nous entendons en permanence à propos des cités de la banlieue parisienne ou lyonnaise. Pourquoi les parisien-nes rient-ils/elles du ridicule des allégations de Fox News mais ne s’interrogent pas sur celles de leurs propres médias ?

Cependant, les efforts ne sont pas seulement dans le « faire », mais également dans le « non faire » : cela fait des années que l’usage restreint et légitime que nous déléguons aux forces de police pour appréhender (et non pour suspecter ou anticiper) est usurpée et mise au service d’une violence raciste et discriminante, reportée parfois par la presse sous le doux euphémisme « d’intervention musclée ». L’architecture des commissariats de la banlieue Nord de Paris sont éloquents dans le rapport que la police entretient avec les populations qu’elle est censée protéger. Villiers-le-bel, Pierrefitte, Garges-lès-gonesse, Aubervilliers, la Courneuve, la Plaine Saint Denis, Bobigny, Noisy-le-Sec, autant de municipalités dont le commissariat, chacun à sa manière, cache mal derrière une architecture plus ou moins soignée sa vocation souhaitée à devenir un petit fortin dans un scénario de guerre civile à laquelle se préparent déjà les forces de police puisque celles-ci ne savent que trop bien leur responsabilité dans ce scénario. Que feraient les habitant-e-s des centres-ville français si la première chose qu’ils/elles devaient craindre au quotidien était les forces de police elles-mêmes ? Ceux/celles-ci sont peut-être en passe de le découvrir au vu de l’omniprésence policière et militaire que permet l’état d’urgence, celui de la sécurisation. Si ce dernier fonde notre société future — comment penser autrement lorsqu’on nous parle d’amendement à la constitution — la discrimination et sa violence étatique et policière seront les pierres angulaires de cette société et de ses formes urbaines.

Nous sommes aujourd’hui devant un choix fondamental. Nous pouvons choisir d’assumer cette violence — pour beaucoup d’entre nous, cela consiste à ne rien faire et à attendre que les choses se fassent avec notre accord tacite — ou bien nous pouvons nous saisir d’une chose qui était commune au « nous » que ces attentats avaient créé bien malgré-eux pendant les quelques minutes de silence qui ont suivi ceux-ci : un « nous » hétérogène et multi-identitaire uni dans une stupéfaction et une émotion dont la sincérité fut trop vite corrompue par le bruit qui succéda à celles-ci. Nous avions alors l’opportunité d’un « nous » fondateur. Nous devons maintenant nous battre pour le reconstruire. 

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