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Billet de blog 27 juin 2024

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L'extrême droite au pouvoir, la Hongrie essaye depuis quinze ans

Ce qui suit n'est pas une analyse historique ou conceptuelle à base d'extrapolations sur le Rassemblement national au pouvoir. C'est juste la réalité de ce que vit la Hongrie depuis bientôt quinze ans.

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Le classement de la Hongrie comme un pays dirigé par l'extrême droite fait débat, dans la mesure où le Fidesz de Viktor Orbán a été élu en 2010 dans un contexte de double opposition à la gauche libérale et au néofascisme incarné par le Jobbik. Pourtant, de triangulation en triangulation, le parti de centre-droit est devenu en 14 ans un parti prônant la même ligne "illibérale" que le Rassemblement national français et se prévaut même d'en être le laboratoire européen.

Au-delà des perceptions souvent réductrices de la droite "illibérale" au pouvoir, quelle est la réalité de ses réalisations en matière d'emploi, de culture, de services publics ? Qu'est-ce qui explique son maintien au pouvoir depuis presque cinq mandats, faisant de Viktor Orbán le plus ancien dirigeant en place de l'Union européenne ?

Travail et solidarités

Le gouvernement conservateur a aligné le Code du travail sur les intérêts des gros employeurs du pays, souvent des multinationales allemandes qui considèrent l'Europe centrale comme leur bassin de production. Résultats : facilitation des licenciements, affaiblissement du droit de grève et mise en place d'un corporatisme d'État aux dépens des syndicats. Cette organisation désigne une structuration de la représentation des travailleurs conforme aux orientations définies par le gouvernement secteur par secteur. 

Viktor Orbán a réduit drastiquement la durée de versement des allocations chômage, discriminée selon le niveau d'études (durée minimale : 3 mois pour les faiblement diplômés). Il a créé un service de travail public obligatoire pour les chômeurs en fin de droit, afin qu'ils puissent bénéficier d'une forme de RSA. Cette mesure maintient notamment les populations rurales sous-diplômées en situation de sous-emploi, avec un marché de l'emploi public fortement discrétionnaire et clientéliste, surtout dans les campagnes.

Traditionnellement faible en Hongrie, le logement social a été minutieusement liquidé à l'échelon municipal par les communes tenues par le Fidesz. Des politiques d'éviction de la pauvreté ont accentué les phénomènes d'exclusion des grands marginaux, notamment par le levier de la criminalisation de la mendicité et une carcéralisation de l'hébergement d'urgence (on privilégie la mise en prison à la mise à l'abri dans des conditions dignes). La pauvreté matérielle a très fortement augmenté dans le pays depuis 2010. Elle dépassait 30% en 2018, mettant la Hongrie plus proche de la Bulgarie et la Roumanie que de ses voisins centre-européens comme la Tchéquie ou la Pologne.

Dans les campagnes, le Fidesz a achevé d'affaiblir la petite agriculture familiale au profit des grands propriétaires terriens et du lobby agro-industriel, sapant au passage un terreau autrefois fertile à une conversion rapide de la Hongrie à l'agriculture biologique.

En matière de justice fiscale, la Hongrie a imposé le taux unique, qui implique la fin de la progressivité de l'impôt sur le revenu. Les riches payent donc proportionnellement la même chose que les classes populaires et moyennes. Dans sa volonté de contenter les employeurs étrangers, Viktor Orbán a considérablement allégé la fiscalité sur les entreprises en complément de sa politique de bas salaires.

Culture, éducation et médias

L'éducation et la culture font l'objet d'un grand ministère aux ressources humaines dont la principale tâche est d'alimenter une "Kulturkampf" (guerre culturelle) contre la culture progressiste et l'autonomie artistique. Cette politique concerne tous les champs de l'éducation et de la création et s'est mise en place de façon très progressive (ce qui ne veut pas dire sans brutalité). Des nominations des directeurs de théâtre à la fin des libertés académiques en passant par le harcèlement contre les "gender studies", le Fidesz cherche à imposer un récit national qui évince toute influence de gauche, en retissant le fil avec une "Hongrie éternelle" qui aurait cessé d'exister pendant la période communiste.

Le pouvoir en place a milité pour la réhabilitation d'auteurs ultraconservateurs et antisémites dans le programme scolaire et y minimise le rôle de l'État hongrois dans la déportation des Juifs en 1944. Sur le plan mémoriel et patrimonial, le Fidesz va jusqu'à effacer certains noms de rue et reconstruit méthodiquement les grands édifices détruits pendant la Seconde guerre mondiale, en version façadiste.

De nombreuses mesures scélérates ont été prises pour réduire l'indépendance des médias : création d'un conseil des médias (sorte d'Arcom) qui peut poursuivre les journaux contre des "fake news" (ce qui produit surtout de l'autocensure chez les journalistes), soutien à des acteurs privés à la botte du régime pour racheter les titres indépendants, notamment ceux de la presse régionale entièrement acquise au régime.

Droits des femmes et des personnes LGBTQI+

Ancien pays communiste oblige, la Hongrie était plutôt en avance sur l'égalité femmes-hommes, en tout cas bien loin de l'image rétrograde qu'ont parfois les pays d'Europe centrale. Sur ce sujet, le Fidesz a considérablement dégradé la condition des femmes : rejet de la Convention d'Istanbul contre les violences faites aux femmes, restriction de l'avortement, valorisation des femmes dans leur rôle de mères de famille.

Concernant les personnes LGBTQI+, le gouvernement hongrois a brisé la dynamique progressiste des années 2000, qui avait même conduit Budapest à reconnaître l'union homosexuelle en 2008. Depuis, le Fidesz a constitutionnalisé le mariage comme l'union entre un homme et une femme et flatte son électorat en évoquant l'homosexualité comme relevant de la pédocriminalité. Très ponctuellement, on a pu observer des tentatives de pression policière contre des bars et centres culturels LGBTQI+. Enfin, la Hongrie interdit les personnes transgenres à modifier leur état civil.

Sur le plan du racisme et de l'antisémitisme, le Fidesz porte un discours ethnodifférencialiste, c'est à dire davantage orienté vers le rejet de la mixité et du mélange que vers le rejet de certaines religions ou appartenances culturelles. Ce point est fondamental car il explique par exemple la proximité de Viktor Orbán avec Benyamin Netanyahou dans le soutien à un judaïsme orthodoxe et non assimilé, alors que les campagnes de propagande contre le milliardaire juif George Soros reprennent tous les codes des illustrations antisémites. 

Le discours virulent du gouvernement hongrois contre les réfugiés syriens était particulièrement opportuniste dans la mesure où quelques mois avant la crise migratoire, Budapest envisageait encore de construire la plus grande mosquée d'Europe en lien avec le gouvernement turc…

Sécurité et relations internationales 

Chose étonnante, la Hongrie reste paradoxalement assez libérale en matière de répression policière, sans doute en raison de l'héritage anticommuniste du Fidesz. Les manifestations s'y déroulent souvent dans une ambiance plus apaisée qu'en France (bon ça n'est pas dur).

Néanmoins, le Fidesz a mis en place des mesures "antiterroristes" qui fragilisent fortement l'État de droit : création d'une police antiterroriste sous la seule tutelle de l'exécutif (donc sans contrôle du pouvoir judiciaire) ou encore achat du logiciel israélien Pegasus pour surveiller les opposants politiques.

Forte de sa proximité avec la Russie, la Hongrie cherche à produire un discours général sur les "agents de l'étranger" visant à affaiblir le financement d'organisations opposées au régime (ONG, médias) à l'instar de ce qui se pratique au Kremlin et de ce que le premier ministre pro-russe Irakli Kobakhidze cherche à mettre en place en Géorgie.

Pays isolé sans accès à la mer, toujours peu inspirée dans ses alliances militaires, la Hongrie est un véritable attrape tout géostratégique : membre de l'OTAN et de l'Union européenne, elle se positionne comme la porte occidentale de la nouvelle route de la Soie chinoise, comme le plus proche allié européen de Moscou et de … l'Amérique de Donald Trump. Sans oublier tous les autres parias de la géopolitique proche-européenne : Recep Tayyip Erdoğan, Benyamin Netanyahou. Que du beau monde.

Si c'est si terrible, pourquoi ça marche ?

Il faut rappeler que tout régime a ses gagnants et ses perdants (il faut bien s'en rappeler si le RN gagnait les élections). Car même si le système est injuste, la Hongrie est un pays qui redistribue les richesses via notamment une politique familiale particulièrement généreuse et inspirée du modèle nataliste français. Cela bénéficie donc aux jeunes issus de la classe moyenne éligibles aux aides à la naissance et aux aides à la pierre, mais pénalise par ricochet les célibataires, les couples sans enfant et les couples homosexuels. Les personnes âgées jouissent également de nombreux avantages en nature, comme la gratuité totale des transports publics et sont arrosés opportunément avant toute élection de bons d'achat alimentaires. 

Force est également de constater que la Hongrie se modernise à vue d'oeil depuis une quinzaine d'année, grâce à l'afflux massif d'argent européen (on n'est pas à un paradoxe près), qui a pour effet inattendu de maintenir tous les pouvoirs en place, que ce soit à l'échelon national ou à l'échelon local (en dehors des prises des grandes villes, l'opposition ne parvient pas à reprendre pied dans les villages). Il faudra un jour se pencher sur les effets politiques de cette manne financière spectaculaire, qui à mon avis produit des effets analogues à la manne du gaz naturel et du pétrole en Algérie : dévitalisation du débat public autour de la fiscalité (hors, c'est bien la question de l'impôt qui structure les sociétés politiques), démobilisation de la société civile… Mais je m'égare.

Fortement népotiste, avec des intimes de Viktor Orbán à tous les étages, le régime hongrois tient aussi car il pourvoit de nombreux emplois dans l'administration ou dans des fondations qui privatisent tranquillement l'appareil d'État. Dans les villes, cela a un effet sur les cadres conservateurs, qui réfléchissent à deux fois avant de s'opposer au Fidesz ; dans les campagnes cela se traduit par un système très fortement clientéliste, où chaque emploi, chaque accès à un marché public se marchande via du soutien politique. 

Par ailleurs, le débat public hongrois vit en mode dégradé depuis bientôt quinze ans, avec une mise en tension permanente des thématiques électorales : production massive de boucs émissaires, instrumentalisation de la Commission européenne décrite comme "hostile" à la Hongrie.

Malgré tout ça, la popularité du régime reste toute relative, car le parti au pouvoir a réformé le système électoral de façon à gagner une majorité parlementaire très large sans avoir à rassembler beaucoup plus de 50% des suffrages exprimés. Pendant longtemps, le Fidesz a prospéré en raison de l'incapacité chronique des partis de gauche à se rassembler, d'ailleurs contraints depuis 2018 à former une alliance baroque avec l'ancienne extrême-droite (Jobbik) qui s'était recentrée… 

Viktor Orbán a créé un climat de triangulation politique permanente, empêchant les oppositions de se structurer selon un schéma gauche-droite classique, et ne permettant pas aux partis socialistes et écologistes de construire un contre-récit puissant et rassembleur. 

L'alliance autour de la NUPES et désormais du Nouveau Front populaire en France sont de ce point de vue des bonnes nouvelles car elle permet à la gauche de se dégager un espace politique précieux qui crée du débat, forme des cadres, assure le lien entre la base militante et les élus. Mais il faut que cette alliance tienne coûte que coûte car les années à venir s'annoncent rudes, quel que soit le résultat des élections législatives.

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