Libération, précédé par les médias anglo-saxons, a le mérite d’avoir ouvert le débat et y a répondu sans équivoque, privilégiant la transcription ukrainienne. D’autres journaux l’ont suivi à l’instar de Politis. Et il faut dire que l’histoire et l’actualité leur donnent plutôt raison.
Hormis les cas de Sébastopol et d’Odessa, dont l’incorporation est ancienne en français et pour partie liée à l’histoire de France (aménagement du port franc d’Odessa par le duc de Richelieu au début du XIXe siècle et guerre de Crimée de 1853 à 1856, premier conflit photographié), et dont l’ukrainisation nécessitera un temps d’adaptation et d’adoption, le pôle correction a validé le principe de reconnaître la toponymie officielle et la transcription des noms de personnes ukrainiennes.
L’ukrainien est en effet langue officielle depuis le 28 octobre 1989[1], dès avant, donc, l’indépendance de l’ancienne république soviétique socialiste d’Ukraine, même si, par la suite, les tentatives de satellisation du pays par la Russie ont pu enrayer ce processus de réassurance linguistique jusqu’à la révolution de Maïdan. Cette officialisation de l’ukrainien s’est doublée d’une pleine reconnaissance des droits des minorités linguistiques qui a surtout favorisé le russe.
Comme le rappelle Iaroslav Lebedynsky, historien et chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) : « Le 8 août 2012, [le président ukrainien] Viktor Ianoukovitch a promulgué une loi qui, sous couvert d’élargir ces droits, visait en fait à assurer au russe une place de langue officielle. Cette loi, maillon d’une longue chaîne de mesures culturelles d’inspiration anti-ukrainienne, est devenue emblématique d’un pouvoir de plus en plus détesté. C’est à ce titre que le Parlement ukrainien l’a abolie le 23 février 2014, au lendemain de la révolution. Non seulement cette abolition ne faisait que restaurer la situation antérieure à 2012 et n’impliquait aucune “interdiction” de l’usage du russe, mais encore elle n’a jamais été promulguée par le président par intérim Tourtchynov, soucieux justement d’éviter tout conflit sur ce thème. Cela n’a pas empêché la propagande russe de s’en saisir avec, semble-t-il, un certain succès. »
Si Vladimir Poutine, intoxiqué par son maître à penser, le philosophe russe blanc antisémite et xénophobe Ivan Iline, reste bloqué sur un temps révolu de persécution et de négation de la culture ukrainienne, rien ne nous empêche, nous, d’actualiser la carte, à l’image de la signalétique en Ukraine même.

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Il ne s’agit pas là d’ajouter sa bûche à une flambée nationaliste mais de contribuer, modestement, à « réparer » par le travail des mots les injures de l’impérialisme russe. Comme l’explique Iaroslav Lebedynsky à Mediapart, l’ukrainien ou langue ruthène (« rous’ka mova ») est une langue à part entière, et non un dialecte du russe, dont les traits caractéristiques apparaissent dans les documents issus de la région kiévienne et galicienne aux XIe-XIIe siècles et s’enrichissent de nombreux apports aux siècles suivants, à la confluence des sphères d’influence russe et lituano-polonaise : « Dans les territoires ukrainiens sous juridiction lituanienne et polonaise, aux XIVe-XVIIe siècles, cette “langue ruthène” a été influencée par les parlers vivants contemporains, et a aussi incorporé un important vocabulaire polonais. Elle a été utilisée officiellement dans la grande-principauté de Lituanie aux XIVe-XVIe siècles, puis dans l’État autonome cosaque, “l’Hetmanat” des XVIIe-XVIIIe siècles. À partir de la fin du XVIIIe et au cours du XIXe siècle, une langue littéraire proche de l’ukrainien parlé a été refondée par des auteurs dont le principal est Taras Chevtchenko (1814-1861), le poète national. »
C’est au XIXe siècle que tout se corse. Alors qu’en Galicie autrichienne, l’ukrainien se voit reconnaître le statut de langue, en Russie, les autorités le lui dénient et en restreignent même l’usage, notamment par une interdiction, en 1863, d’éditer en ukrainien, interdiction réitérée et durcie en 1876, ainsi que le souligne Iaroslav Lebedynsky. Si le père de Nicolas Gogol pouvait encore écrire des pièces de théâtre en ukrainien, son fils fut contraint dans ses œuvres de réduire sa pratique à quelques touches lexicales pittoresques. À l’époque soviétique, après une politique d’ukrainisation dans les années 1920-30, la russification s’est poursuivie et fortifiée.
Si la tradition nous incite donc à écrire Kiev, les mouvements de résistance nous poussent à écrire Kyiv. Nous écrirons donc « Kyiv (Kiev en russe) »[2] à la première occurrence de l’article. Mais nous tenons néanmoins à conserver Kiev entre parenthèses, un peu par tradition française, et aussi parce que beaucoup de russophones sont victimes des bombes de Moscou. Il ne s’agit pas forcément « d’effacer » des toponymes mais de les faire cohabiter.
Ainsi nos avis et nos usages, au pôle correction, évoluent-ils avec l’actualité, car l’on sait que, dans la langue française, rien n’est jamais figé. La souplesse est une réponse quand, dans les temps troublés, on oblige à dire plutôt qu’on empêche de dire.
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[1] Le passage de Kiev à Kyiv, plus tardif, a été ordonné par décret présidentiel le 23 août 1995 et validé par la Commission ukrainienne de la terminologie légale le 14 octobre 1995.
[2] [Kiev] est une translittération conventionnelle française du cyrillique russe qui, comme toute translittération, est discutable.