Bolloré, Fayard : la riposte du monde du livre

En novembre 2023, Vincent Bolloré finalisait l'acquisition de Hachette Livre, premier groupe d’édition en France. Seulement un an plus tard, en novembre 2024, la maison d'édition Fayard – une des maisons d’édition phares d’Hachette – publiait le premier livre de Jordan Bardella, président du Rassemblement national.

En l’espace d’un an, Vincent Bolloré a profondément remodelé la maison d’édition Fayard, appliquant des méthodes déjà éprouvées au sein de ses médias. La nomination de Lise Boëll (ex-éditrice de Éric Zemmour) à sa tête, en juin 2024, illustre ce que certains analystes décrivent comme la « stratégie du putois » : imposer une figure controversée à la direction afin de provoquer des départs et redéfinir l’orientation éditoriale.

De Cnews à Fayard : une même stratégie éditoriale, un seul écosystème

La nouvelle ligne éditoriale des éditions Fayard se manifeste par la présence au catalogue d’auteurs directement issus des médias du groupe Bolloré, à l’image de Sonia Mabrouk, Gilles-William Goldnadel, Philippe de Villiers... Des personnalités qui bénéficient d’une exposition médiatique privilégiée au sein de ces mêmes médias.

Un exemple parmi d'autres : en septembre 2024, Fayard publiait Et si demain tout s’inversait, de la présentatrice de CNews Sonia Mabrouk, qui a pu faire la promotion de son livre… sur Cnews. D’abord interviewée par Laurence Ferrari — « fer de lance de la ligne idéologique du groupe », comme la qualifie Télérama —, puis par Mathieu Bock-Côté, la journaliste a également pu promouvoir son livre dans le Le Journal du dimanche, a été reçue sur Europe 1 par Pascal Praud, et a bénéficié de publicités pour son livre dans le JDDnews.

Ainsi fonctionne le monde au sein du groupe Bolloré : en vase clos. Depuis un an, les exemples qui illustrent cette imbrication entre les éditions Fayard et les médias du groupe Bolloré ne manquant pas^[2].

Aujourd’hui, cette stratégie se met au service des intérêts russes. Le 5 mars 2025, les éditions Fayard publient en effet le livre de Xenia Fedorova ex-directrice de Russia Today (RT) en France, chaîne de télé interdite en 2022 à la suite de l’invasion russe en Ukraine. Actrice majeure de la propagande pro-russe^[4], Xenia Fedorova a bénéficié en un temps record d’une intégration totale dans l’empire médiatique de Vincent Bolloré, comme l’explique Libération :

« Xenia Fedorova a commencé l’année 2025 en fanfare : chronique dans le JD News (propriété de Bolloré), des interventions sur CNews (propriété de Bolloré), une pieuse pastille documentaire sur les églises orthodoxes diffusée sur C8 et Canal + (propriétés de Bolloré) et, pour compléter la panoplie du parfait petit soldat bolloréen, un livre, Bannie, sous-titré Liberté d’expression sous condition, à paraître chez Fayard (propriété de Bolloré) début mars. »^[5]

Cette omniprésence de Xenia Fedorova dans les médias de Bolloré illustre la force de frappe de son écosystème médiatico-éditorial. Comme l'écrit Marie Bénilde dans son livre Le Péril Bolloré (à paraître le 7 mars aux éditions La Dispute), « au cœur du projet de Vincent Bolloré se trouve la recherche d'influence ». De CNews à Fayard, son empire y joue un rôle clé.

Fayard au service de l'« union des droites »

Parmi les projets les plus stratégiques du milliardaire breton figure celui de « l'union des droites »^[6]. Historiquement, la droite traditionnelle a veillé depuis 1945 à maintenir une barrière stricte avec l’extrême droite, discréditée par son rôle sous le régime de Vichy. Mais depuis quelques années, ce « cordon sanitaire » s’effrite progressivement, et Vincent Bolloré apparaît déterminé à accélérer cette recomposition du paysage politique.

Le 11 juin 2024, Éric Ciotti, alors président des Républicains (LR), annonce une alliance inédite avec le Rassemblement national (RN) en vue des élections législatives^[7]. Deux jours plus tard, le journal Le Monde révèle que Vincent Bolloré a participé à orchestrer cette alliance^[8].

Pour faire le service après-vente de cette annonce, Bolloré a pu compter sur les antennes de son groupe. Dans les jours qui ont suivis, Cnews s'est mis en ordre de bataille pour soutenir cette fameuse union des droites^[9]. En outre, une société de communication liée à Bolloré aurait assisté les candidats d'Éric Ciotti lors de ces élections^[10].

Ce n'est donc pas un hasard si les éditions Fayard s'apprêtent désormais à publier le prochain livre de Eric Ciotti^[11]. Dans ce livre intitulé Je ne regrette rien, à paraître en mai, l'ex-président des LR y racontera justement son ralliement au RN. L'objectif est simple : légitimer aux yeux de l'opinion cette alliance entre la droite et l’extrême-droite.

Nul doute que la sortie du livre de Eric Ciotti sera l'occasion d’une importante campagne médiatique, comme ce fut le cas pour le livre de Jordan Bardella^[12]. Une nouvelle opportunité pour Vincent Bolloré de remettre à l'agenda médiatique ce projet d'« union des droites ».

Fayard joue ici le rôle que le milliardaire breton lui a assigné : celui d'un outil d'influence au service de sa cause politique.

Au sein des équipes de Fayard, « un climat de peur qui règne »

Au sein de Fayard, les salariés vivent une période de grande tension, depuis le changement de direction. Derrière la vague de départs qui a suivi l'arrivée de Lise Boëll^[13], une partie de l’ancienne équipe reste toujours présente. Le choc a été particulièrement fort en novembre dernier, lorsque la publication du livre de Jordan Bardella a été annoncée aux équipes à peine une heure avant son annonce officielle.

Cinq mois plus tard, au sein de la maison d’édition, le choc a laissé place à une certaine résignation face aux décisions éditoriales à venir. La publication d’un second ouvrage signé Jordan Bardella semble plus que probable – lui-même l’évoquait en janvier sur l’antenne de CNews^[14].

En outre, la nouvelle ligne éditoriale s’est mise en œuvre au détriment des auteurs historiques de la maison. Ainsi, entre septembre 2024 et février 2025, le livre de Faïza Guène, Kiffe-kiffe hier ? (publié sous l'ancienne direction) n'a pas été réimprimé, suite à un désaccord avec la direction.

Reste que « les salariés de Fayard sont en majorité défiants vis-à-vis de la ligne éditoriale de la maison » estime une source interne, mais « il y a un climat de peur qui règne ». 

Un.e salarié.e témoigne : « Nous sommes beaucoup à avoir été poussé à la porte parce qu'on a fait de la résistance (comme dire ouvertement les mots "fachos" et "collabo", proposer des textes de gauche qui étaient refusés...) Et nous sommes nombreux à ne pas avoir trouvé de travail derrière. Partir sans rien derrière, cela demande du courage ».

Dès lors, un art secret de la résistance se développe au sein de Fayard, comme ces exemplaires du JDNews mis à disposition par la direction dans le hall de la maison d'édition qui sont régulièrement déchirés ou jetés par des salariés. La résistance se glisse jusque dans les toilettes : « On avait mis des produits hygiéniques à disposition dans les toilettes des femmes. Mais Lise Boëll ne supportait pas ça et les jetait systématiquement à la poubelle. Plus elle les jetait, plus on en mettait. Et elle est entrée dans une colère folle avant de se résigner. La résistance contre les fachos se fait aussi à coup de tampons et de serviettes ».

« Déborder Bolloré »

Hors de Fayard, des mobilisations se font jour dans le monde du livre. Des libraires s’engagent à ne plus mettre les livres du groupe Hachette en rayon, et du côté de l’édition indépendante, la résistance s'organise : un recueil de textes intitulé Déborder Bolloré, à paraître en juin (144 pages, 10 euros), coédité par un collectif de maisons d'édition indépendantes, vise ainsi à aborder une « réflexion générale pour démanteler cet empire »^[16].

À la puissance économique du groupe Bolloré, les éditeurs indépendants souhaitent répondre par la force du nombre : « si, à lui seul, Vincent Bolloré se montre capable de mobiliser des moyens logistiques et médiatiques colossaux pour mener sa "guerre civilisationnelle", alors nous devons, de notre côté, mobiliser l'entièreté de notre réseau d'éditeurices, de diffuseurs, de libraires, et de relais médiatiques pour y résister », affirment les auteurs du projet.

Bolloré a la capacité d’agréger autour de lui de nombreuses luttes, et cette mobilisation ne concerne pas seulement le réseau du livre. Derrière la campagne d’actions visant à « Désarmer Bolloré », qui a vu le jour en juillet 2024, on trouve une coalition de plus d’une centaine de collectifs de tous horizons : écologistes (Alternatiba, Extinction Rebellion France, Les Soulèvements de la terre…), antifascistes (Action antifasciste Paris – banlieue), féministes, syndicalistes, etc.^[17]

Certaines actions de ce collectif sont organisées spécifiquement contre Hachette[18], ou les magasins Relay[19]. Une action consistant à insérer des marque-pages appelant au boycott dans les livres d’Hachette a été très suivie dans toute la France, et a poussé la direction de la communication de Lagardère à partager aux employés des Relay une note interne pour prévenir ces « actions malveillantes »^[20].

Au-delà du secteur de l’édition, certaines batailles ont abouti à des victoires notables. Ces dernières années, le collectif Sleeping Giants a signalé de nombreuses séquences problématiques diffusées sur CNews et C8 à l’Arcom. Ces signalements ont entraîné une série de mises en demeure et de sanctions à l’encontre des deux chaînes. En bout de course, cette pression a pesé dans la balance lors de la décision de l’Arcom de ne pas renouveler les fréquences de C8 sur la TNT[21]. Le 28 février 2025, la chaîne a cessé d’émettre. Un dénouement qui illustre que des victoires restent possibles face au rouleau-compresseur Bolloré.

^[2] Voir, par exemple : « De CNews au "JDD", l'info Bolloré en circuit fermé », Arrêt sur images, 20 février 2024, https://www.arretsurimages.net/articles/de-cnews-au-jdd-linfo-bollore-en-circuit-ferme .

^[4] « Bolloré embauche la propagandiste pro-Poutine Xenia Fedorova, ex-patronne de Russia Today », Street Press, 03 mars 2025, https://www.streetpress.com/sujet/1741019147-bollore-embauche-propagandiste-pro-poutine-xenia-fedorova-ex-patronne-russia-today-cnews-jdnews-fayard-emission-medias

^[5]« Xenia Fedorova, d’ancienne patronne de Russia Today France à nouvelle voix poutinophile de l’empire Bolloré », Libération, 3 mars 2025, https://www.liberation.fr/economie/xenia-fedorova-dancienne-patronne-de-russia-today-france-a-nouvelle-voix-poutinophile-de-lempire-bollore-20250303_6DCAB7FZSBDTHI555Y7WDS4CZI/?redirected=1

^[6] « Vincent Bolloré, parrain d’une alliance entre la droite et l’extrême droite », Le Monde, 20 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/12/20/vincent-bollore-parrain-d-une-alliance-entre-droite-et-extreme-droite_6206950_823448.html

^[7] « Élections législatives 2024 : Éric Ciotti annonce vouloir une alliance entre LR et le RN », France Info, 11 juin 2024, https://www.francetvinfo.fr/politique/elections-legislatives-2024-eric-ciotti-annonce-une-alliance-entre-lr-et-le-rn_6598317.html

^[8] « Comment Eric Ciotti a orchestré avec Vincent Bolloré l’annonce de son ralliement au RN », Le Monde, 13 juin 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/13/comment-eric-ciotti-a-orchestre-avec-vincent-bollore-l-annonce-de-son-ralliement-au-rn_6239404_823448.html

^[9] « Sur CNews, Pascal Praud milite avec ferveur pour "l'union des droites" », Arrêt sur images, 14 juin 2024, https://www.arretsurimages.net/articles/sur-cnews-pascal-praud-milite-avec-ferveur-pour-lunion-des-droites

^[10]« Une société liée à Vincent Bolloré a assisté les candidats d’Eric Ciotti aux législatives », Libération, 21 janvier 2025, https://www.liberation.fr/politique/une-societe-liee-a-vincent-bollore-a-assiste-les-candidats-deric-ciotti-aux-legislatives-20250121_XY3YIHJC5RE3HGZZMEZA7BUWTE/

^[11] « Dans les pas de Jordan Bardella, Éric Ciotti rejoint Fayard », La lettre A, 26 février 2025, https://www.lalettre.fr/fr/medias_edition/2025/02/26/dans-les-pas-de-jordan-bardella-eric-ciotti-rejoint-fayard,110380062-art

^[12] https://x.com/sychazot/status/1846477399992512517

^[13] « Fayard confronté à une vague de départs après l'arrivée de Lise Boëll », La lettre A, 7 octobre 2024, https://www.lalettre.fr/fr/medias_edition/2024/10/07/fayard-confronte-a-une-vague-de-departs-apres-l-arrivee-de-lise-boell,110313762-art

^[14] https://www.dailymotion.com/video/x9chgia (Jordan Bardella : « Il y aura très certainement un second livre », 34:13 - 34:52).

^[16] « Avec le recueil "Déborder Bolloré", des éditeurs indépendants espèrent « démanteler » l’empire du milliardaire », 20 minutes, 26 février 2025, https://www.20minutes.fr/arts-stars/medias/4140784-20250226-recueil-deborder-bollore-editeurs-independants-esperent-demanteler-empire-milliardaire

^[17] https://www.revuesilence.net/numeros/540-Resister-a-l-empire-Bollore/

[18] Comme des actions de dégradation (Voir ici ou là).

[19] https://desarmerbollore.net/news/les-enseignes-relay-ciblees-a-travers-la-france

^[20] https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/desarmer-bollore-les-relay-submerges-de-marque-pages-et-stickers-la-note-dinformation-de-lagardere

[21] « Télévision : quatre choses à savoir sur la fin de C8 et l'avenir de Cyril Hanouna », France Info, 27 février 2025, https://www.francetvinfo.fr/culture/tv/cyril-hanouna/television-quatre-choses-a-savoir-sur-la-fin-de-c8-et-l-avenir-de-cyril-hanouna_7099464.html