Il est juste de dire que le mouvement spontané Bloquons tout, qui semble avoir contribué au départ de Bayrou (le 8 septembre, deux jours avant la date de mobilisation nationale), s’est endormi. La longue crise institutionnelle de septembre-octobre (nomination de Lecornu, qui a su faire traîner la désignation des membres de son gouvernement le temps de voir flancher la dynamique Bloquons tout, puis démission et renomination éclair du même), ainsi que sa résolution provisoire « grâce » au PS sous prétexte de négocier le budget 2026, ont été pour beaucoup dans cet engourdissement. En effet, consciemment ou non, les indigné.es de septembre comptaient sur la déstabilisation du pouvoir pour contraindre Macron à démissionner – et en réalité, au-delà de cette exigence, beaucoup espéraient que cette crise de la Ve pourrait aboutir à un processus constituant répondant à leurs aspirations démocratiques. Le pouvoir ayant su se rétablir sur ses appuis, et les militant.es Bloquons tout ayant été collectivement pris.es de court par cette figure pourtant prévisible, la plupart se sont désintéressé.es du mouvement : puisque la montagne avait accouché d’une souris, puisque, alors que la mobilisation initiale nous avait tant coûté (ainsi, dans plusieurs villes, la répression policière et judiciaire a été très violente), nous n’avions pas été de force à renverser Macron et la Macronie, et puisqu’aucune date suscitant un engouement comparable à celui du 10 septembre ne s’annonçait pour repartir à l’assaut, iels ont peu à peu quitté les assemblées locales et les réseaux Bloquons tout.
Avec le recul, on peut se demander : fallait-il s’attendre à autre chose ? Si la crise avait été plus grave et plus longue, Macron aurait pu faire sauter un deuxième fusible, celui de l’Assemblée nationale : autre parade, plus coûteuse pour le pouvoir. Pour continuer dans l’uchronie, si cela n’avait pas suffi, peut-être même le Président aurait-il été jusqu’à démissionner (disons, vers le début de l’année 2026), « débranché » par le capital comme dit Frédéric Lordon, et sans doute nous serions-nous contenté.es de cela, oubliant que Macron lui-même n’est qu’un fusible. Sans parler des solutions de type Grenelle (négociations tripartites entre l’exécutif, les directions syndicales et des représentants du patronat) qui auraient pu être trouvées pour nous leurrer – alors même que Bloquons tout n’est pas (seulement) un mouvement de travailleur.euses.
Nous sommes nombreux.ses aujourd’hui à considérer que ce qui manquait aux septembristes, c’est un plan (y compris des objectifs inconditionnels de lutte) sur lequel se concentrer afin de ne pas se laisser distraire par les manœuvres dilatoires du personnel de la Ve finissante. C’est le problème des mouvements spontanés… et de quelques autres : quel était au juste le grand plan de l’intersyndicale en 2023 contre la réforme des retraites ?
Le mouvement, donc, semble éteint. Mais. Nous avons assisté, passif.ves, à l’examen du budget, sur lequel le Parlement semble incapable de s’accorder. Cela sent la crise. Dans peu, qui sait si l’exécutif ne devra pas recourir à un protocole autoritaire (le 49.3, les ordonnances légitimées par le blocage institutionnel…). L’indignation que cela ne manquerait pas de provoquer pourrait bien nous rafraîchir la mémoire. Le mouvement de septembre portait des revendications unitaires et claires, auxquelles s’ajoutaient d’autres vœux qui n’étaient pas forcément « manifestés » par le peuple, mais qu’on lui connaissait (abrogation de la réforme des retraites, retrait de la loi Duplomb, instauration de la taxe Zucman) : rien de tout cela n’a été entendu. Le pouvoir a beau s’être remis, superficiellement, de la crise de septembre-octobre, il demeure précaire et fragile. Il est même surprenant qu’il ait osé parler si distinctement de guerre ces derniers temps, car il n’y a pas de sujet plus alarmant, et donc plus dangereux pour lui(1). Peut-être est-il mûr pour un nouveau coup de boutoir, mieux ajusté et plus puissant. Non seulement la colère, mais maintenant aussi l’urgence nous y pousseront. Nous verrons bien.
Dans ce cas les réseaux créés en septembre reprendraient vie et, fort.es de l’expérience de ce qu’il faut bien appeler un échec, auquel nous n’avons pas manqué depuis de réfléchir, fort.es aussi du travail discret des collectifs indignés subsistants, les méthodes de « blocage » seraient sans doute différentes. Surtout, nous aurions en tête des suites. Mardi 2 décembre, pour la première fois, s’est tenue en Île-de-France une AG interpro-interluttes régionale consacrée à une stratégie asyndicale de grève générale reconductible (mais appuyée sur les bases syndiquées). Entre autres décisions, elle a abouti à une convergence avec les collectifs de sans-papiers en vue de la Journée sans nous organisée par la Marche des solidarités (le 18 décembre, journée internationale des migrant.es). Au moins une autre assemblée régionale Bloquons tout envisage de porter la semaine noire à l’ordre du jour de son prochain rendez-vous (en janvier). Le réseau national inter-AG Organisons-nous travaille aussi à la propagation et à la préparation de la semaine noire, en plus d’autres initiatives comme celles du Carrefour des colères.
Si nous constatons, comme Sophie Binet l’a déclaré à la suite d’une mobilisation intersyndicale très peu suivie le 2 décembre, que les travailleur.euses sont en ce moment assoupi.es devant le spectacle déprimant de la politique institutionnelle, nous sommes convaincu.es que ce ne sont pas les traditionnels appels aux journées saute-mouton qui vont les remotiver. Nous comprenons que les centrales syndicales se montrent réticentes à proposer d’autres stratégies que celle du « dialogue social » quand elles estiment que leur base n’est pas prête à s’engager dans un véritable rapport de force – mais peut-être aussi craignent-elles le pouvoir que la grève reconductible conférerait aux travailleur.euses elleux-mêmes sur la mobilisation –, ce qui revient à dire que ces directions considèrent que leur rôle n’est pas réellement de diriger la lutte, en tout cas pas de la lancer. Il est vrai qu’en 1936 par exemple, la grève est partie des usines. Eh bien, comme en 1936, faisons en sorte que les directions syndicales assument, le moment venu, leur rôle de soutien à la lutte sociale – mais faisons aussi en sorte qu’elles ne puissent pas l’interrompre à leur guise, car l’histoire nous a montré que, malgré la charte d’Amiens, les centrales préfèrent les sorties de crise négociées à l’inconnu de la révolution. Bref : si nous voulons le départ de Macron et de son monde, auto-organisons un mouvement populaire, apartisan, soucieux d’aucun autre intérêt que celui du peuple ; reprenons le mot d’ordre « Bloquons tout » et sachons l’appliquer.
(1) Il est vrai toutefois que la sémantique de la guerre peut être employée pour faire taire toute opposition au nom de "l'union sacrée". Macron l'avait tenté pendant la pandémie de COVID. Aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement de mots.
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