Qui d’entre nous, sexisé.e, racisé.e et/ou avec handicap, ne s’est jamais heurté.e, dans un contexte militant, à un sexisme, une cis-hétéronormativité, un racisme ou un validisme qui ne disent pas leur nom – parce que le sexisme, la queerphobie, le racisme, le validisme, horresco referens, sont bien entendu derrière nous et en-dessous de nous ? Qui n’a jamais servi de token inclusif dans des initiatives où, sous prétexte d’unité, il fallait que la diversité s’affiche, mais surtout pas qu’elle s’exprime ? Qui ne s’est jamais vu remettre à sa place subalterne de femme, personne queer, racisé.e, handicapé.e, voire jeune « de service » dans l’appareil d’un mouvement, au motif que le public ne pourrait jamais accorder sa confiance qu’à un homme cis, valide, de préférence blanc, hétérosexuel et d’âge viril ? Qui n’a jamais senti que son énergie politique devait se contenir dans certaines bornes, qu’on voulait bien de son travail et même de ses idées, mais le moins possible de sa parole ? Aujourd’hui, soulever simplement ces questions, c’est s’exposer au reproche de diviser les luttes. Comme si ces interrogations naissaient de rien. Comme si la violence n’était pas là déjà. Comme si nous n’avions pas d’abord cru à l’universalisme, avant de découvrir dans la douleur qu’il signifiait le déni et par conséquent la reconduction des dominations, qu’il impliquait la silenciation et par conséquent la soumission des dominé.es. Comme si le constat que les dominants défendent et défendront toujours leurs privilèges ne pouvait s’appliquer à la sphère des luttes sociales, exonérée par magie des dynamiques inégalitaires qui structurent tout le reste de la société.
Ce n’est pas compliqué pourtant. Dès qu’il y a institution, appareil, il y a places, intérêts ; il y a au minimum du capital symbolique et social à amasser. Notre socialisation nous persuade qu’il est normal que ce capital revienne toujours aux mêmes et la plupart du temps nous ne le remarquons même pas. Nous autres, en politique comme ailleurs, nous consentons par routine à notre sujétion, sommes là seulement pour consommer, pour dépenser, pour nous dépenser. En termes de pouvoir, nous sommes convaincu.es au fond qu’il vaut mieux que celui-ci demeure entre les mains des mêmes : on a l’habitude, on sait ce que ça donne. Si d’autres l’obtenaient, ce serait l’inconnu : le despotisme ! ou l’anarchie ! Alors, dès qu’il est question de le partager, dès qu’il y a, en la matière, le plus petit progrès, méfiance. On voit l’effet de ces préjugés dans les invectives et les menaces dont les député.es sexisé.es et racisé.es sont les cibles. Certains assument pleinement les idées nauséabondes sur lesquelles reposent de tels comportements : les femmes, les personnes queer, handicapé.es et racisé.es – hystériques, incompétent.es et/ou suppôts de la barbarie – n’auraient rien à faire en politique. D’autres, et c’est peut-être un problème plus grave, ne se rendent pas compte qu’iels perpétuent une idéologie et un habitus dominants qu’iels ont incorporés.
Il y a cependant des circonstances dans lesquelles des minorités et groupes minorisés jouent de fait un rôle politique de premier plan : c’est lorsque « le peuple » est le principal acteur de la vie politique, c’est-à-dire dans les moments révolutionnaires. Ceux-ci sont bien des moments de « convergence des luttes », au moins dans l’action. La « convergence des luttes » tant espérée ces dernières années ne l’est-elle pas d’ailleurs parce que nous sentons bien qu’elle pourrait mener à un tel moment de bascule ? En tout cas, la jonction des mondes militants est toujours combattue bec et ongles par le pouvoir, signe qu’elle est très redoutée. (On peut même se demander si la phraséologie « universaliste » contre l’intégration à la pensée de gauche des problématiques de genre, de race et de handicap n’est pas une invention récente émanant du pouvoir ou de ses alliés objectifs – pour ne pas dire de ses idiots utiles – afin de semer la discorde. Ô l’ironie ! De fait, il n’y a pas si longtemps, la réflexion sur certaines de ces problématiques « sociétales » ne provoquait pas tant de réactions épidermiques dans nos rangs.)
Nous tâcherons de montrer que la révolution signifie, aux yeux des minorisé.es, l’émancipation (à défaut d’un meilleur terme) ; que c’est cette émancipation qui terrifie les contre-révolutionnaires, et que la peur de la révolution couvre toujours au fond la crainte de l’émancipation des minorisé.es ; enfin, que les dynamiques de contestation et de répression des luttes « minoritaires », au sein même des mouvements qui se disent progressistes, sont toujours en réalité des dynamiques conservatrices et contre-révolutionnaires. Pour ce faire, nous emprunterons quelques exemples à l’histoire des luttes de femmes, que nous jugeons particulièrement éclairante.
Agrandissement : Illustration 1
C’est un cortège de femmes qui a marché sur Versailles le 5 octobre 1789 pour réclamer du pain au « boulanger », à la « boulangère » et au « petit mitron » (la famille royale) et les ramener à Paris. Une députation de versaillaises a fait pression sur la Convention au printemps 1793, avec les « Enragés », pour lui faire adopter la loi du maximum des grains et farines. La Société des citoyennes républicaines révolutionnaires de Paris avait des positions que l’on pourrait qualifier de pré-socialistes (au vrai sens du mot) ; elle revendiquait aussi l’accès aux armes, la participation de combattantes aux opérations militaires. « Dames de la halle » et « tricoteuses » ont donc été au cœur de la Révolution ; étant donné la place fort restreinte qui fut faite aux femmes dans la vie de la cité au siècle suivant et même au XXe siècle, ce phénomène peut nous sembler extraordinaire. En fait, il n’y a là rien que de logique. Alors que s’inventait la politique, « la moitié du genre humain » (comme Condorcet l’a rappelé à l’époque) n’allait tout de même pas rester les mains dans les poches à attendre que l’autre décide pour elle. Puisqu’on changeait de régime, puisque tout était possible, les « citoyennes » pouvaient naturellement s’attendre à obtenir les mêmes droits que les citoyens : en 1791, les « libres de couleur » des colonies, puis les hommes « quelle que soit [leur] couleur » (mais uniquement sur le sol français) n’avaient-ils pas été reconnus comme des égaux, aux droits « inaliénables et sacrés » selon la DDHC1 ?
On a bien sûr accusé ces militantes d’être au service de la contre-révolution, au motif que la défense de leurs intérêts de classe et de genre aurait été séditieuse et antipatriotique. Cette hostilité s’est soldée par l’interdiction des femmes dans l’armée en avril 1793 et l’interdiction des sociétés et clubs féminins en octobre de la même année (sans parler du sexisme extrêmement violent que toutes les figures politiques féminines, toutes sensibilités confondues, ont essuyé sans cesse pendant la période révolutionnaire, ou des exécutions comme celle d’Olympe de Gouges). En fait, la contre-révolution a été partie intégrante de la Révolution et notamment de la Terreur. Ce sont bien les instances de gouvernement révolutionnaires qui ont (littéralement) décapité le mouvement sans-culotte pour préserver les intérêts des « accapareurs » et qui ont cherché à empêcher l’émancipation des plus opprimé.es ; la répression des féministes en est sans doute l’exemple le plus frappant.
Plus tard, nombreux ont pourtant été les nostalgiques de l’Ancien régime à associer la période, dans ses aspects les plus sanguinaires, aux « tricoteuses ». La participation importante des femmes à la vie politique dans ce court laps de temps a donc suscité l’effroi des politiciens et des intellectuels de tous les camps. Pour les uns, les féministes étaient forcément les ennemies de la cause des Lumières et du droit naturel, qui ne pouvait être que patriarcal. Pour les autres, l’épouvantail des « tricoteuses » cristallisait les excès d’une séquence historique funeste ; elles étaient les instigatrices ou le symptôme le plus criant d’une folie furieuse qui s’était alors abattue sur la France.
Ce schéma ne fait ensuite que se répéter. Dans La Pornocratie, Proudhon, le père de l’anarchisme français, en fait d’un « ordre sans le pouvoir » (Confessions d’un révolutionnaire), défend l’idéal d’un « patriarchat ou patriciat nouveau » (en s’appuyant à l’occasion sur les textes religieux) ; entre autres arguments plus outranciers les uns que les autres, il attribue l’échec de la Révolution de 1848 à « l’élément féminin », c’est-à-dire aux femmes, mais aussi aux « femmelins » (comprendre : les artistes). Sous la IIIe République, le spectre terrifiant de la Commune a pris la forme des « pétroleuses », ces héritières des « tricoteuses », volontiers dépeintes, comme leurs aînées, sous les traits de viragos2, qui auraient mis Paris à feu et à sang en 1871. « L’ordre moral » républicain s’établit au lendemain de l’écrasement de la Commune en réaction à ses excès perçus, tels que la participation des femmes à la défense militaire (réclamée dans des manifestations dès septembre 1870 et effective notamment pendant la Semaine Sanglante), la reconnaissance de l’union libre, la fermeture des maisons closes, l’égalité salariale entre enseignantes et enseignants… La grande Révolution, comme chacun.e sait, aura été une révolution bourgeoise ; il faut ajouter : anti-féministe. Il en va de même de cette IIIe République qui ne répugna pas à se confier au monarchiste Adolphe Thiers, ni à massacrer celleux qui l’avaient le plus vivement appelée de leurs vœux (n’oublions jamais que les communard.es voulaient la République, la vraie) : fondamentalement conservateur et répressif3, ce régime fut aussi résolument anti-féministe. L’un ne va pas sans l’autre. Et inversement.
Or, il se trouva fort peu d’hommes, même parmi les progressistes aux sympathies socialistes, pour défendre les « pétroleuses » dans les années qui suivirent ce moment traumatique. A l’inverse, Maria Deraismes, féministe bourgeoise (que Louise Michel avait un peu côtoyée au Droit de la femme), le fit dès septembre 1871. En ce qui concerne les milieux anarchistes de la fin du XIXe siècle, en dépit de leur relative mixité et de leur intérêt pour des questions touchant directement la condition féminine, Clara Schildknecht a bien montré dans son ouvrage Hardi, compagnons ! Masculinités et virilité anarchistes à la Belle Epoque (Libertalia, 2023) combien la domination masculine y était marquée, et combien les luttes anarchistes qui nous semblent aujourd’hui les plus émancipatrices demeuraient en fait androcentrées. Ainsi, le néomalthusianisme, introduit dans les années 1890 par le bakouniniste Paul Robin, était essentiellement un courant antimilitariste, et la propagande néomalthusienne s’adressait aux femmes uniquement en tant que procréatrices de futurs soldats ; il n’était nullement question de les libérer. Une réflexion féministe radicale, portant notamment sur les droits reproductifs, n’était certes possible dans aucun autre milieu politique – au début du XXe siècle, une Madeleine Pelletier devait ainsi logiquement s’éloigner des socialistes et se rapprocher des libertaires –, mais dès lors que ce milieu restait dominé par les hommes, le féminisme ne pouvait y occuper qu’une place très marginale.
Le titre de l’ouvrage de Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge, traduit un principe de bon sens que les militantes de la grande Révolution avaient déjà pleinement intégré :
Le cahier de doléances et réclamations des femmes rédigé par une femme anonyme du pays de Caux revendique l’admission des femmes aux États généraux : « Étant démontré avec raison qu’un noble ne peut représenter un roturier ni celui-ci un noble ; de même un homme ne pourrait avec équité représenter une femme. » On retrouve la même rhétorique argumentaire dans la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges. […] les doléances féminines n’ont en fin de compte jamais été intégrées dans les synthèses finales des cahiers de doléances […].
(Ne nous libérez pas, on s’en charge, p. 17)
La conduite de la politique institutionnelle durant cette période a donc malheureusement confirmé le pressentiment de ces femmes : les minorisé.es ne peuvent pas compter sur des « représentants » du « peuple » issus de ses groupes dominants pour faire valoir leurs intérêts. En fait, depuis 1789 inclus, « le peuple » a-t-il jamais été représenté dans sa diversité, que ce soit au sein des instances de gouvernement ou dans les organes d’opposition ? Louis Althusser4 observait que les appareils d’État (répressifs ou idéologiques), destinés à assurer la reproduction des rapports de production existants (c’est-à-dire l’exploitation capitaliste), étaient eux-mêmes l’objet d’une lutte de classes. Nous croyons qu’il en va de même des appareils de lutte, bien qu’ils soient destinés, a priori, à modifier les rapports de production existants. De là, on peut tirer deux conclusions : 1) la démocratie représentative, en tout cas dans notre système d’institutions actuel, sur lequel prospère un système plus large d’appareils secondaires et de boutiques (partis, caste des professionnels de la politique, grandes écoles, corps intermédiaires, médias, etc.), entravera toujours l’expression et la défense des intérêts des minorités et groupes minorisés, qui ne peuvent être déléguées ; 2) pour être vraiment émancipatrices et vraiment progressistes, les luttes sociales devraient, autant que possible, se passer d’appareils et de fonctionnements d’appareil.
De fait, lorsqu’une brèche s’ouvre dans le « système », lorsque « le peuple » peut, ou doit coûte que coûte retrouver son agentivité, en période de crise donc, quand les appareils traditionnels vacillent ou se dissolvent, les femmes ne manquent jamais d’investir la scène5 – faisant mentir toutes les théories qui existent, aujourd’hui encore, sur leur passivité naturelle vis-à-vis de la chose publique. Dans les appareils de lutte qui se constituent alors, on les accueille, car on a besoin d’elles. Parenthèse enchantée. En France, pays soi-disant révolutionnaire, les lendemains de révolution ne sont jamais des lendemains qui chantent. Une fois que les dominé.es d’hier et de demain les ont portés au pouvoir, les nouveaux responsables s’empressent de rétablir l’ordre, c’est-à-dire la domination. Une seule exception, à la rigueur, et véritablement exceptionnelle puisqu’il ne s’agit pas d’une révolution, mais d’une guerre : vu le rôle des femmes dans la Résistance, il eût été embarrassant pour l’Assemblée consultative provisoire (composée uniquement d’hommes) de ne pas leur accorder le droit de vote en 19446 (seulement en France métropolitaine). Mais on n’allait tout de même pas insister sur leurs mérites dans la victoire contre le fascisme en leur permettant de défiler, le 14 juillet 1945, autrement que comme ambulancières. En 1949, Simone de Beauvoir publie Le Deuxième Sexe, ouvrage qui semble tirer le bilan décevant de ces quelques années d’« égalité » : le sexisme est culturel et c’est toute la culture qui est sexiste. En témoigne le rapatriement à toute hâte des femmes dans la sphère privée après la guerre – une récupération en deux mouvements : d’une part, effacement des résistantes, absentes des instances décisionnelles de la Libération, d’autre part, nouvelle fanfaronnade du républicanisme bourgeois consistant à étendre enfin aux « citoyennes » l’« égalité » inscrite dans notre devise (toujours aussi abstraite et idéaliste), afin de pouvoir dire encore : que demande le peuple ? Après une malencontreuse escapade dont il faut bien dire qu’elle fut permise par l’occupation (de même que la relative émancipation des femmes dans les années 1920 fut une conséquence de leur prise de responsabilités à l’arrière pendant la Première Guerre mondiale), il fallait bien faciliter le retour de la brebis au bercail. Un peu de la même manière que le droit d’ouvrir des écoles fut concédé aux femmes peu après l’interdiction des réunions féminines en 1793, la permission de prendre part enfin à la grand-messe du vote, à ce plébiscite solennel des institutions républicaines, fut concédée aux citoyennes françaises par un tout puissant Comité français de libération nationale qui ne comptait aucune femme (mais bon nombre de futurs députés et de futurs ministres…). Évidemment, ce droit théorique à la représentation politique n’impliquait nullement un réel partage du pouvoir dans le monde que leur préparait ce quarteron de mâles.
Tout cela laisse penser que révolution et lutte des femmes sont consubstantielles, que l’oppression des femmes et les persécutions spécifiques dont elles ont fait l’objet dans l’Histoire ont toujours eu quelque chose à voir, stratégiquement, avec le maintien de toutes les hiérarchies (de « l’ordre »), et que la répression du militantisme féminin est toujours l’avant-garde de la répression en général – cela jusque dans nos rangs, jusque dans nos comportements individuels. « Elles sont pires que le pire des hommes », disait le procureur des communardes. Sachons éviter l’essentialisation, d’autant qu’elle a toujours justifié la condamnation plus intransigeante (quoique souvent moins meurtrière) des militantes : les minorisé.es ne sont pas plus révolutionnaires que n’importe qui, iels ont simplement davantage intérêt à la révolution et, surtout, à sa continuation.
D’une part, la révolution sera donc forcément féministe (puisque les femmes font toujours la révolution). D’autre part, la cause des femmes ne progresse qu’à pas comptés en dehors de la révolution, autrement dit, le féminisme n’est pas grand-chose sans la révolution : minoritaires et minorisées en politique institutionnelle, nous aurons beau défiler et chanter, nous ne devons nous attendre qu’à des mesurettes. Comment expliquer alors que nous nous contentions de ces méthodes ?
Contrairement par exemple aux féministes italiennes, les figures les plus célèbres du féminisme français ne nous ont pas dotées d’outils conceptuels qui nous permettent de développer une conscience de classe de genre. Bien que la problématique de l’oppression des femmes (tout comme celle de l’oppression raciste) ne soit pas entièrement soluble dans la théorie matérialiste, cette oppression sexiste est, de fait, au service du capital. Comme l’explique Leopoldina Fortunati, historiquement le capitalisme a organisé la pauvreté des femmes, leur dépendance au salaire masculin, afin qu’elles demeurent contraintes de vendre une partie de leur force de travail à un époux, sous forme de « travail reproductif » (travail nécessaire à la « reproduction » de la force de travail dont bénéficie plus directement le capital). Nous ajouterons que les appareils répressifs et idéologiques d’État ont aussi œuvré à cette dépendance en posant toutes sortes d’obstacles à la séparation et en dénigrant les alternatives au couple hétéronormé et à la famille patriarcale – encore aujourd’hui et y compris en cas de violences. Il est vraiment regrettable que le féminisme marxiste n’ait pas infusé de ce côté des Alpes : en France, nos luttes sont essentiellement discursives et performatives, il faut bien le dire ; il n’y a pas, ou très peu, de grèves féministes, donc pas de rapport de force.
On peut considérer que c’est bel et bien le capitalisme qui a empêché la jonction du féminisme et de la lutte ouvrière dans le passé. A « l’immortel Congrès » de Marseille en 1879, l’éloge de la ménagère et la résistance au travail féminin (donc l’absence de solidarité des travailleurs à l’égard des travailleuses) reposent entre autres sur la crainte d’une baisse des salaires, puisque les ouvrières sont alors beaucoup moins bien payées que les ouvriers7. A cela s’ajoute que, les prolétaires et les militantes étant respectivement diabolisé.es par le discours social hégémonique, produit et contrôlé par la classe bourgeoise, ces deux groupes devaient se méfier l’un de l’autre (il en va de même aujourd’hui, grosso modo, des « beaufs » et des « barbares », des « bourgs » et des « tours »).
Mais d’autres facteurs, inhérents au féminisme français lui-même, expliquent cette tiédeur. Le mouvement dit « de la première vague » (suffragiste), qui fut essentiellement bourgeois, ne revendiquait pas vraiment l’égalité des sexes ; il ne remettait guère en cause la doctrine des sphères séparées, la division sexuée du travail, ni encore moins l’idée d’une nature féminine distincte de celle de l’homme. A la Belle Époque, les avocat.es de la cause du droit des femmes (au vote, à l’éducation, à l’accès aux professions qualifiées…) s’empressent presque toujours, une fois formulées poliment ces demandes, de dire qu’iels ne souhaitent pourtant pas que les femmes outrepassent leurs fonctions naturelles, et de s’en prendre aux viragos et aux hommasses. Pour ne pas se discréditer. Mais aussi par dégoût, mépris, terreur sincères. L’épouvantail des « pétroleuses » de la Commune, ainsi que celui des « tricoteuses » de la Révolution, sont toujours présents à leur esprit. Aujourd’hui encore, ne sommes-nous pas hanté.es par le souvenir, plus ou moins fantasmatique, des « poissonnières8 » de 1789 ? La peur, le dénigrement, les réflexes de silenciation des minorisé.es, mais aussi l’auto-censure et l’inhibition sont les restes bien vivants, en nous, d’un bourgeoisisme contre-révolutionnaire.
Lorsque nous avons rédigé ce texte, nous comptions écrire et publier d’abord un premier billet sur ce blog pour présenter la semaine noire (ainsi qu’un deuxième sur mai 68). Nous souhaitions aussi qu’il soit relu et, si elle le souhaitait, complété, amendé et coécrit par une camarade engagée dans la lutte contre l’islamophobie. Mais à l’approche de la journée internationale contre les violences sexuelles, sexistes et de genre, il nous a semblé plus pertinent de ne pas attendre et de le sortir tel quel. Certes, les exemples sont donc cantonnés aux luttes de femmes. Mais ce blog s’ouvre ainsi par un appel à la convergence, car c’est le véritable sujet de cet article.
Par « révolution », au sens large, nous entendons : un moment révolutionnaire, où les cartes du jeu social peuvent être rebattues, une bouffée d’oxygène pour la démocratie. Pour qu’un autre monde soit possible, il faut que le peuple croie qu’un autre monde est possible, or c’est dans les moments d’instabilité et de fébrilité du pouvoir qu’on entrevoit cette possibilité. C’est aussi dans ces moments que celleux d’entre nous qui n’auraient jamais songé à faire de la politique prennent conscience qu’iels le peuvent et confiance dans notre capacité collective à faire mieux, beaucoup mieux que la petite caste qui nous gouverne. Dans le mouvement des gilets jaunes, dans les assemblées septembristes, des gens qu’on voit très peu en politique institutionnelle, partisane et même syndicale trouvent l’opportunité de prendre la parole et s’en sentent légitimes. D’autres se tiennent encore en retrait, car ces espaces ne sont pas exempts de dominations, mais gageons qu’à la faveur d’une crise sérieuse des ailes leur pousseraient à elleux aussi, qu’iels viendraient nous tancer, nous secouer, traquer nos impensés. En tout cas, dans l’ébullition des mouvements auto-organisés et spontanés, le fait est que des personnes qui sans cela ne se seraient jamais côtoyées se parlent, s’écoutent, apprennent à se comprendre, découvrent que c’est l’ordre politique actuel qui les a privées jusqu’alors de ce contact fertile. Nous croyons que les minorisé.es n’ont rien à attendre du spectacle habituel de « la vie politique », qui d’ailleurs en indiffère la plupart. Nous croyons aussi que les injustices les plus graves, qui nous indignent, laissent froid.es les acteur.ices de ce spectacle : la sauvegarde du « système » dont ces injustices découlent et dont iels tirent argent, pouvoir et gloire leur importe bien plus ; par conséquent, nous ne comptons pas sur elleux pour y remédier. Nous invitons les personnes qui se reconnaissent dans ces constats et qui aspirent aussi à un changement radical à préparer, comme nous, la semaine noire, un moment de grève générale, d’enraiement de la production, de débats sur les institutions républicaines et les processus constituants, de manifestations, de création, de rêves, d’engueulades, bref, de vraie vie politique.
Et bien évidemment, nous appelons à rejoindre la manifestation de samedi, à laquelle nous participerons avec nos camarades AGistes. Force aux mobilisé.es !
1En vertu du décret de le décret du 15 mai 1791, les « libres de couleur » nés de père et de mère libres obtiennent la citoyenneté. Mais cette loi est révoquée en septembre. Au printemps de l’année suivante, de nouveaux décrets établissent l’égalité entre les blancs et les « libres de couleur », y compris affranchis. Le décret du 28 septembre 1791 « port[e] que tout homme est libre en France, et que, quelle que soit sa couleur, il y jouit de tous les droits de citoyen ». Ce principe s’étendra aux colonies en 1792, mais il ne concernera que les « libres ». L’esclavage sera aboli en 1794 ; les nouveaux affranchis deviendront alors des citoyens.
2Alternativement et de façon plus classique, elles étaient aussi accusées de mœurs légères. A noter que c’est au second XVIIIe siècle que s’établit le « modèle des deux sexes », étudié par Thomas Laqueur : les savants considéreront désormais que les femmes et les hommes sont de natures différentes, et non deux variantes d’une même nature. De là, sans doute, le militantisme féminin a pu être perçu comme non seulement immoral, mais monstrueux, puisque contre nature.
3Extrait du discours prononcé par Thiers lors de la rentrée parlementaire le 13 novembre 1872 : « La République existe, elle est le gouvernement légal du pays : vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer ; mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires. Une commission nommée par vous, il y a quelques mois, lui donnait le titre de République conservatrice. Emparons-nous de ce titre, et tâchons surtout qu’il soit mérité. (Très bien !) Tout gouvernement doit être conservateur, et nulle société ne pourrait vivre sous un gouvernement qui ne le serait point. (Assentiment général.) La République sera conservatrice, ou elle ne sera pas. (Sensation.) »
4Une référence à Althusser ne devrait jamais faire l’économie d’un rappel : en 1980, cet homme a tué son épouse, la résistante et sociologue Hélène Legotien, et a pu bénéficier d’une impunité totale grâce à la complaisance de toutes les institutions (universitaire, psychiatrique, judiciaire).
5« les femmes, quand la chose vaut la peine de se battre, n’y sont pas les dernières ; le vieux levain de révolte qui est au fond du cœur de toutes fermente vite quand le combat ouvre des routes plus larges, où cela sent moins le charnier et la crasse des bêtises humaines », écrit Louise Michel dans ses Mémoires.
6Le fait que l’amendement sur le droit de vote et l’éligibilité des femmes ait été défendu par le communiste Fernand Grenier est assez révélateur : c’est certainement dans les rangs communistes de la Résistance que les femmes avaient été les plus nombreuses ; de plus, « La contribution et le sacrifice des femmes a fait partie intégrante du discours communiste dans l’immédiat après-guerre au moment où le PCF menait une campagne vigoureuse de légitimation de son rôle dans la Résistance, et de la place qu’y tenaient des femmes en particulier » (Paula Schwartz, « La répression des femmes communistes », Bulletins de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, 1995, p. 36). On peut rappeler, au passage, que dans le CNR comme au sein de l’Assemblée consultative provisoire, ce sont les radicaux-socialistes qui se sont montrés les plus réticents à étendre les droits civiques aux femmes.
7Voir Michelle Perrot, « L’éloge de la ménagère dans le discours des ouvriers français au XIXe siècle », Romantisme n°13-14, 1976, p. 105-122.
8« Poissonnière », « poissarde », « harangère »… : autant de synonymes pour désigner littéralement les fameuses « dames de la halle ». Le cliché de la marchande forte en gueule ne date certes pas d’hier : Villon louait le bagout des « harengères » dans sa « Ballade des femmes de Paris », un arrêté de 1756 interdit aux « poissardes » d’insulter les gens… Dans l’Ancien régime, en période de disette, ce sont le plus souvent les femmes du peuple qui s’assemblent pour se plaindre au souverain. Selon Francesca Falk, les « dames des halles » pourraient être « l’avant-garde de la culture de la manifestation » (lire « Les femmes du marché, avant-garde de la culture de la manifestation ? », Rue Descartes, n° 77, 2013, p. 5-19). En tout cas, tous ces termes sont utilisés au sens figuré aujourd’hui encore pour disqualifier une femme au comportement trop exubérant, trop vindicatif, trop vulgaire – trop révolutionnaire ?