Entretien avec Ulysse Sorabella à propos de son film Camarades sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires.
Est-ce que tu pourrais commencer par te présenter et parler de ton parcours en tant que jeune cinéaste ?
Je m’appelle Ulysse Sorabella, j’ai 25 ans, j’ai commencé à faire des films en étant très jeune, des petits courts métrages, des clips. Après, je suis venu faire mes études à Paris. J’étais en prépa littéraire, option cinéma, donc j'ai commencé à étudier le cinéma de manière institutionnelle. J’ai découvert plein de choses sur son histoire, et que ce soit en littérature ou en cinéma, tu as un peu la même manière d’analyser les œuvres. Tu intériorises un moyen d’expression et tu vois comment ce médium a pu évoluer dans le temps. Ça m’a vraiment beaucoup plu et du coup, je me suis mis à faire du documentaire. Quand j’étais en prépa, j'étais logé dans un internat du Crous, l’internat de la réussite, j’ai passé deux ans là-bas. Cela a été mon sas d'arrivée dans Paris, c'est un endroit qui m’a beaucoup plu, même si on avait plein de contraintes, j’y ai rencontré du monde. J’avais déjà fait un film sur cet internat, qui n’est rien devenu. Ensuite, j’ai déménagé dans la résidence Crous où a pris place le film. Là-bas, j'ai rencontré un voisin, Hadrien. Depuis 2017, je tiens un journal filmé, j'ai fait beaucoup d'images dans cette résidence, donc le documentaire s'est tourné comme ça.
Quelle était ta démarche ? Pourquoi as-tu d’abord voulu documenter ta vie et celle d’Hadrien au sein de ta résidence Crous ? Comment cette idée a émergé ?
À la base, c'est juste que j’avais une caméra et j’ai pris l’habitude de la prendre avec moi pour enregistrer tout et n’importe quoi, les gens, les endroits, la rue. J’ai affiné ma manière de filmer et j’ai accumulé de plus en plus d'images. Je suis très nostalgique comme personne. Regarder les images de choses qui sont arrivées, ça me fait toujours quelque chose, donc je pense que c’est un peu ça le moteur : le fait d’immortaliser des moments pour pouvoir y accéder encore, une fois qu’ils sont révolus, c’est un peu de la magie. Hadrien, je l’ai filmé, mais pas plus différemment que j’ai filmé d'autres gens avant d'être dans cette résidence. J’avais tout le temps mon caméscope, donc il a compris qu'en traînant ensemble, il allait être filmé. On filmait nos moments entre potes, donc la démarche documentaire s’est faite de manière complètement intuitive, quasiment jusqu’à son départ de la résidence. Et au moment où il est parti, c’est là qu’il s’est passé quelque chose ; c’était la fin d’une histoire, après 3 ans. Donc je me suis dit : “il faut en faire un film, c’est maintenant.”
Ton projet a obtenu une bourse d’aide au montage (GREC Rush) une fois que tu avais tes images, comment as-tu construit ton film ?
Il y avait une énorme masse d’images, à peu près une soixantaine d’heures dans la résidence. Du coup, j'ai commencé à travailler avec un monteur que le Grec m'a présenté, Quentin Sombsthay. On a commencé à réfléchir à la construction du film. Moi, j'avais déjà quelques idées, je voulais faire le portrait de mon pote, c'était le fil rouge, mais en même temps, c'était un huis clos dans la résidence. Le mémoire de master permettait aussi d'apporter au film un début, un milieu et une fin et il y avait la question du déménagement et surtout la politique qui surplombait un peu le tout. On a essayé de mélanger un peu toutes ces dimensions, de les répartir dans la narration. C’est un film de montage, du coup, on peut faire varier le placement des séquences pour que ça raconte quelque chose de différent. Nous, avec ces images, on a essayé de raconter l’amitié entre deux jeunes hommes qui habitent dans un Crous, qui ont leurs galères d’étudiants et qui ont des grands questionnements propres à leur époque : “Comment s’engager aujourd’hui, dans un état policier ou tout engagement devient potentiellement dangereux et où la mobilisation n’a pas toujours prouvé son utilité pour que ça change ?”
Pour toi, vu le contexte politique dans lequel il a été tourné, en quoi c'était important de lier les étudiants à ces revendications fortes ?
C'est lié à nous, même si parfois ça ne nous touche pas directement à notre condition d’étudiants. La vie étudiante ça dure 5 ans, pour l'instant, on survit, on s’en sort, mais quand on parle des retraites, on pense à nos parents. Mes parents ne sont pas encore retraités donc si ça se complique pour eux, ça se complique pour moi, et puis si on atteint la retraite, nous aussi ça va nous concerner. Les élections présidentielles, ça nous concerne directement. L’amitié que j’avais avec Hadrien, elle était basée là-dessus. Notre rencontre, c'est la rencontre qu’on fait tous avec certaines personnes, où on a des choses à se raconter, où l’on a des questions et que l’autre a des réponses que l’on n’avait pas encore trouvées chez d’autres interlocuteurs. On s'est rencontré dans la résidence, il y avait une laverie, on ne se connaissait pas encore. Tu fais une blague, puis tu finis par discuter, et une semaine plus tard, on passe la nuit à discuter dans une des chambres du Crous. Dans le film, j'avais plein de matière autour de ça, donc je voulais raconter l’histoire de ces deux mecs qui font leur mémoire dans leur chambre de manière individuelle. Je voulais montrer en quoi ces deux gars vivent dans le même contexte que tout le monde, marqué dans le temps, dans une chronologie nationale, politique, et passer du particulier au général pour dépasser la petite condition de ces gens-là.
Est-ce que l’outil audiovisuel a été pour toi un moyen de « militer » dès le départ ou le choix de mêler la condition étudiante et l’actualité politique s'est fait naturellement ?
Disons qu’au moment où je filme, étant donné que c’est un journal que je tiens, il n’y a pas d’intention de revendication particulière, parce que je n’imagine pas encore que ça sera un film, donc je ne tiens pas un propos à l'attention des gens qui vont le regarder. Quand j’ai filmé Hadrien, c'est parce que le contexte était politique, parce que les stickers sur les murs étaient politiques, parce que t'es dans un Crous en travaux... tout ça, ça dit des choses qui sont politiques. Pendant toutes ces années, on a accumulé de la colère, des convictions, des injustices auxquelles on est quand même confronté quand on est au Crous. La politique était donc déjà à l’intérieur des plans. Mais le film est avant tout parti de ma nostalgie, j’ai une partie de moi dans cet endroit, je voulais tourner une page de ma vie, pour tourner cette page, j'avais envie de faire un film. Je savais que je voulais aller bien au-delà de l’histoire qu’on avait partagé avec Hadrien et que l’objectif ce n’était pas forcément de la revendication, mais c’était de la représentation, représenter comment nous, on a pu toutes ces années se poser des questions, subir certaines choses de la politique nationale qui nous ont souvent démoralisé et comment on gardait l’envie de se battre pour que les choses deviennent meilleures.
Comment as-tu décidé d’intégrer à ton film des moments de fiction ? Qu’est-ce que ces mises en scène t’ont permis de montrer ou de dénoncer en plus ?
En fait ce n’est pas vraiment de la fiction, ce sont des plans qui existaient de la même manière que les plans au caméscope, c'est juste qu’ils avaient un autre style. Par exemple, ce plan où il éclate son ordinateur, c'est qu’il avait un ordinateur qui ne marchait plus et je lui ai dit “casse-le”. À l’époque, c'était pour un autre projet où je devais faire un portrait de quelqu’un. Quand j’ai fait ce film-là, j’ai finalement utilisé cette image. On l’a utilisé au montage pour créer des espaces différents, pour prendre un peu de hauteur et de légèreté, avoir quelque chose de plus suspendu. C’est lié au temps. Dans un film, tu crées du rythme au montage. Donc c’était un moyen de respirer un peu, de faire des moments de pause, de détente. Ce sont des plans qui ont été tournés de la même manière qu’au caméscope, mais jamais pour faire un film. Même les scènes au ralenti, pour la plupart, c'était juste pour tester la caméra. Les plans existaient déjà donc on s’est dit “attend, c’est génial, on peut les utiliser dans le montage.”
Propos recueillis et racontés par Isis Cochy