Entretien avec Malou Six à propos de son film Corps Tannés sélectionné à la 28ème édition du festival Les Écrans Documentaires.
Est-ce que tu peux commencer par te présenter, nous raconter comment tu es arrivée dans le cinéma et a fortiori dans le cinéma documentaire ?
Petite, je regardais les cassettes VHS de mes parents. C'était des vieux films qui font partie de l’histoire du cinéma, des Hitchcock, des Fellini, des « grands classiques ». Ma mère est professeure d'arts plastiques, et elle m'a initié assez tôt à une sensibilité artistique. Elle m’a transmis un goût pour l’image. C'est une chose très précieuse, et c’est une chance. Au collège, je faisais du théâtre, je voulais être actrice. Mais rapidement je me suis rendue compte que ce n'était pas tellement mon truc. J'étais beaucoup plus passive et observatrice, je regardais les autres et ça me plaisait beaucoup. Quand c'était à moi d'y aller, je ne savais pas quoi faire. Donc je me suis dit que ça me conviendrait sans doute mieux d'être derrière une caméra. Au lycée, j’ai pris une option facultative « cinéma ». On devait réaliser un film pour le baccalauréat donc ça a été mon premier « petit film », co-réalisé avec une autre fille de ma classe, Cassandre Léonard. C'était une sorte de fiction, sans vraiment d'histoire bien ficelée, sur la déambulation d'un personnage du parc à la ville, un peu mystérieux, en noir et blanc. Ça m’a beaucoup plu. Après le BAC, j’ai hésité entre les BTS, les écoles de cinéma… Finalement je suis partie en classe préparatoire littéraire avec option cinéma. J'ai découvert les films par un biais plus analytique, et je suis rentrée à l'ENS de Lyon. J'avais des cours sur des histoires parallèles du cinéma, sur des filmographies marginales. C’est là que j'ai découvert le documentaire de création. J'ai compris que le documentaire, ce n'était pas seulement des films à la télévision sur les tigres des neiges ! C’est bien plus vaste et divers.
À la fin de mon master de recherche, je suis montée à Paris pour participer à l’occupation de La Clef. J’avais besoin de faire des choses plus concrètes, de retrouver un sens plus politique au cinéma. Ensuite, je suis venue à Marseille pour travailler au Videodrome 2 en tant que service civique. Comme La Clef, le Videodrome fait partie du réseau des cinémas alternatifs et associatifs européens. Je m’occupais du vidéoclub donc j’avais plein de DVD à portée de main, et j'ai pu lancer un fanzine pour parler des films que nous avions en location. J’ai aussi découvert le travail de programmation et de projection. C'est un cinéma où l’on projette encore en 16mm et en 35mm, donc ça m’a permis de comprendre et d’expérimenter le fait de diffuser des films sur pellicule, la logistique que cela induit et ce que ça change dans le travail. Je faisais déjà beaucoup de photos argentiques, depuis plusieurs années, mais la projection m’a ouverte à d'autres perspectives. À la même période, j’ai rencontré les membres du Labo L’argent, qui est un laboratoire collaboratif autogéré à Marseille, un peu comme L’Abominable. J'ai fini par y adhérer. J’avais envie de me mettre plus à la pratique, c’est aussi pour ça que j’ai repris mes études et que j’ai fait le Master en réalisation documentaire à la fac d’Aix-Marseille. C'est dans ce cadre là que j'ai réalisé Corps Tannés qui passe aux Écrans Documentaires.
Comment es-tu arrivée sur ce terrain ? J'emploie ce terme parce que j'ai trouvé qu'il y avait un traitement presque anthropologique des corps et du collectif que tu filmes. Est-ce que ta démarche a été « exploratoire » ou tu avais déjà tes idées en arrivant au tournage ?
J'ai découvert ce collectif il y a trois ans quand je suis arrivée à Marseille, et je me suis mise à boxer avec elleux. Au bout de quelques mois, j'ai eu envie d'en faire quelque chose. Il y avait un truc qui se passait, à la fois en moi et dans le collectif, que je trouvais très intéressant et très beau. Il y avait une certaine esthétique : on s'entraînait devant des couchers de soleil qui illuminaient le Vieux Port, les gens étaient bellaux, ça me paraissait déjà hyper photogénique. Pour entrer dans le Master, je devais écrire un projet de film et La Frappppe était un terrain qui me parlait beaucoup, avec lequel j’avais un rapport très régulier et concret. Au départ, le projet était très embryonnaire, sur la réappropriation de la violence. En étant dans le Master, je me suis recentrée sur le collectif en tant que collectif, et je suis repartie de ma propre expérience pour trouver ce que je voulais en dire. Je me demandais qu'est ce que cela m'avait fait de commencer la boxe ; qu’est ce que ça m’avait fait sentir à l'intérieur de moi, dans tous les sens du terme ; la boxe affecte la manière dont tu te positionnes dans le monde, ton rapport à ton corps et au corps de l'autre. C'est des sensations et des émotions très fortes et je continue à boxer avec le collectif, même si le film est fini, parce que j’adore ça.
J'ai ressenti un aspect presque thérapeutique, cathartique – je ne sais pas quel terme serait le plus juste – dans la manière dont tu filmes la boxe et les boxeur·euses. À cet endroit, je trouve qu’on te sent toi, ta sensibilité et ta subjectivité. Je me demandais si la boxe et ce film avaient eu une vertue cathartique ou s'ils avaient représenté un processus pour toi à un moment ?
Thérapeutique, je ne sais pas. Ce n'est pas comme une séance chez un psy, mais c'est sûr que ça fait travailler des choses. La boxe n'est pas un sport anodin. Elle peut être cathartique. Au début, j'avais beaucoup de difficultés parce que je n'avais pas envie de frapper les personnes qui étaient en face de moi. Quelle est la raison pour laquelle je donnerais un coup de poing à cette personne dont j'ai plutôt envie qu'elle soit ma pote ? C'est vraiment un travail entre soi et soi-même. Il faut pouvoir se dire que cette situation entre nous deux est consentie. Alors, il faut aller puiser l'énergie, cette envie, cette violence, ailleurs et en l'occurrence chez moi. Il y a quelque chose de vraiment intime dans ce qui se passe. Et selon les vécus de chacun·e, ce qu'il en ressort est différent. Tout le monde n’a pas le même rapport à la violence physique. Et dans la boxe, il y a aussi quelque chose de mental. Ce qui m'intéressait, c'était que cette chose très mentale s'incarne dans quelque chose de très physique. Personnellement, je sais que ça m'a fait beaucoup de bien. Ça m’a aidé à prendre confiance en moi, à comprendre que je pouvais être puissante physiquement, que ça pouvait m'être autorisé. En étant née assignée meuf, on nous dit toujours que la bagarre, c'est pour les garçons et que pour les filles, c'est la corde à sauter… Je n'étais pas du tout corde à sauter mais j'ai quand même essayé de me mouler dans ces normes, sans y parvenir. Faire de la boxe, ça m’a légitimée et ça m'a libérée sur plein de choses. J'ai commencé à davantage affirmer mon identité, j’ai commencé à assumer le fait d’être queer, à arrêter de m'excuser sur ce que je suis, sur comment je me comporte. J’ai arrêté de vouloir correspondre aux normes de féminité qui avaient été un vrai enjeu quand j'étais adolescente. Donc, thérapeutique, je ne sais pas, mais ça m'a vraiment accompagné dans une forme de construction, oui.
Est-ce que tu pourrais revenir sur tes choix formels dans Corps Tannés : le format pellicule, les associations photo et voix-off / vidéo et voix-in. Quelles volontés de sens tu y as mis derrière ?
L'argentique est venu vite, parce que j'avais déjà cette sensibilité et j'avais rejoint le Labo L'Argent. Ça me paraissait faire sens parce que je voulais faire un film sur la sensorialité, sur le corps. La pellicule est vachement plus organique que le numérique, c'est concret, c'est un objet physique et cette physicalité change déjà beaucoup de choses. J'avais donc envie de m'essayer aux traitements artisanaux du matériau, de mettre mon propre corps dans le processus de création d'images. J'ai utilisé deux formats de pellicule : du super 8 et du super 16. Au tournage, il y a eu un premier traitement différencié des deux formats. Le super 8, avec une petite caméra au poing sans son synchrone, permettait de se balader, de se rapprocher des corps, du mouvement donc d’avoir une spontanéité et une liberté plus expérimentale ; c'était le lieu où l'on pouvait se tromper. Le super 16, lui, m'a permis de poser le cadre documentaire : l'action et les personnes. La caméra était sur pied donc cela nécessitait plus de préparation, les cadres étaient plus contrôlés et le son en in. Au moment du développement des images, on retrouve de nouveau un traitement différencié. Pour le super 8, on l'a fait ensemble avec mon assistante réalisatrice Sarah. J'ai aimé développer en chambre noire, dans l'attente de ce qu'il va en sortir, parce qu'il y a toujours cette part d'aléatoire et d'accident avec la pellicule. Et pour le super 16, on a envoyé les bobines dans un laboratoire professionnel. Dans le film final, les séquences plus « sales », expérimentales et intimistes correspondent au super 8, et celles plus « propres » au super 16.
Et le texte, les vers qui apparaissent, sont de toi ? Comment est-ce que tu les as intégrés ?
Au départ, le texte était un outil pour écrire le film, pour comprendre ce que j'avais envie de raconter. J'avais un petit carnet de notes que je remplissais à la fin des entraînements, j'y notais ce que j'avais ressenti pendant les cours. Je me suis rendue compte de la difficulté d'écrire sur des sensations de corps. Face à l'absence d'images de ce qu'il se passe à l'intérieur, j'ai dû compenser par des descriptions et ça a pris une tournure poétique. Ça m'a plu. Je trouvais que ça fonctionnait avec l'argentique, et je voulais voir comment tous ces éléments pouvaient se mêler pour créer du récit sur différentes couches. Avec Balthazar, mon monteur, on a eu des difficultés à trouver une structure, un fil narratif. On n'avait qu'une heure et demie de rushs, et ils étaient tous tournés dans une même unité d'action, de lieu et de temps. Ce n’était en réalité pas vrai pour l'unité temporelle mais on pouvait faire croire que oui. La matière était là, sans être autre, donc il fallait que je parvienne à lâcher mes premières idées. Le texte est revenu à ce moment. J'étais un peu perdue et il m'a aidé à repartir en écriture pour comprendre quel fil il fallait tirer. De quoi parle-t-on ? De quelles émotions ? Vers quoi on évolue ?
Propos recueillis et racontés par Lila Schleinitz