Entretien avec Vanina Lappa à propos de son film Nessun posto al mondo sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires.
Alors, pour commencer, est-ce que tu peux présenter ton parcours ?
Mon parcours commence plutôt avec la peinture. J’étais à l’Académie des beaux-arts de Milan, je travaillais surtout sur la peinture et la photographie. J’ai toujours été intéressée par le cinéma mais j'ai préféré l'aborder à travers l’étude des beaux-arts. Ensuite, j’ai fait mon premier long-métrage qui a été tourné dans le sud de l'Italie. J’ai emménagé à Bruxelles pour commencer un Master et finalement je suis retournée en Italie. Puis, j’ai commencé à développer ce deuxième film avec les Ateliers Varan à Paris. J’ai travaillé dessus pendant près de six ans, quatre ans de tournage et un an et demi de montage avec le Covid au milieu, ce qui a retardé les choses.
Est-ce que tu peux nous expliquer un peu l’émergence de ce projet, comment s’est fait la rencontre avec Antonio, le personnage principal ?
J’ai rencontré Antonio quand j’étais en train de tourner mon premier film. Je l’ai rencontré dans son village et il m’a tout de suite intéressé. Je viens de Milan, c’est une grande ville et ma mère est française, mon père vient d’une autre région… Ma famille est un peu “déracinée”. Donc quand j’ai découvert cette région du Sud, ça m’a donné l’impression que je pouvais me créer mon identité italienne. Ce sont des endroits très “ancrés”, avec un dialecte propre, très caractéristique, que la plupart des italiens eux-mêmes n'imaginent pas. C’est un peu aller dans un autre monde, même si c’est juste à côté de chez moi. Durant mon premier film, j’ai commencé à regarder les dynamiques des villages et en tournant, j’ai rencontré Antonio qui m’a parlé des transhumances qu’il faisait. J’ai découvert son rapport très particulier aux animaux. Il m’a montré des endroits encore plus reculés à l’intérieur des terres où les lois et la bureaucratie n’existent plus. Là bas, ce sont les lois de la nature non écrites qui régissent les lieux. En fait, il me faisait vraiment voir tout un rapport aux animaux qui peut amener à des conflits quand la nature et ses lois rencontrent celles des hommes. Et c'est à travers lui que se passent ces conflits. Par exemple, il y a la scène où on lui reproche de laisser ses chiens sans collier alors qu’il est dans un village entouré de nature, où il serait normal, pour lui, de les laisser sans laisse. J'ai compris que c'était un peu à travers son parcours que je pouvais regarder cet endroit, à travers ses pensées.
Et ensuite, l’idée du film est venue directement après cette rencontre ? A-t-il tout de suite accepté le projet ?
Au début, je ne savais pas si j'allais faire un film ou non, mais en tout cas, j'étais intéressée par l’idée de tourner pendant des transhumances et la procession qui s'ensuit. Je voulais montrer ce rapport particulier qu’ont les animaux et les hommes qui gravissent la montagne en même temps. Et Antonio m’a dit : “Écoute, je suis désolé mais tu ne peux plus filmer ma transhumance, parce que je ne peux plus la faire, ils me font payer trop cher, je ne peux pas”. Là, j’ai eu un déclic et je me suis décidée à faire le film. Au fur et à mesure que je le connaissais, j'ai compris qu'il y avait d'autres conflits à filmer et que ce cheminement allait être intéressant à suivre.
Personnellement, j’ai été très intriguée par la difficulté technique du film d’arriver à suivre une transhumance dans la montagne avec une caméra. Comment as-tu fait pour filmer ? Tu étais seule ? Pour le son aussi ?
Alors, pour la transhumance, j'ai tourné toute seule, et parfois, il y avait un preneur de son. Au montage, j'ai utilisé, sur des scènes où j'étais seule, le son d’autres scènes prises avec un preneur de son comme des sons de cloches, c’était facile à replacer. Je tournais à pied donc je courais après les vaches, ce qui n'était pas très pratique. Je filmais aussi depuis l’arrière de la voiture. J’ai dû faire plusieurs transhumances où je dormais chez la femme du berger pour recharger les batteries avant de repartir. Ce que j'ai bien aimé, c’était de filmer dans le troupeau et de me sentir un peu comme un animal avec la caméra. J'ai fait la même chose dans la procession, mais c’était plus compliqué parce que j'ai mis trois ans pour la filmer. Ils partaient la nuit et c'était très sombre pour filmer. J’ai eu des images très sauvages, c'était une ambiance particulière. Les années suivantes, j’ai essayé de faire des images plus posées notamment avec l’aide de caméramans de marathon, mais au final ce sont mes images un peu plus sauvages que j’ai préféré.
J'ai vu que ton premier film traitait de la place des traditions et de leur perpétuation. Cela résonne aussi avec la transhumance d’Antonio qui semble être une tradition fragile. Je voulais savoir si quelque chose te touchais particulièrement dans cette thématique ?
La première raison c'est que, pour moi, la transhumance, la procession, ce n’est jamais la centralité du film. C’est plutôt sur la façon dont ces gens s’expriment sur ça. Et puis, je ne peux pas parler de ces lieux sans regarder ces processions là parce que ce sont des évènements qui permettent à la communauté de continuer à vivre des choses ensembles. Moi, à part dans les manifestations, où parfois dans des concerts, j’ai rarement ressenti ce sentiment “d’être ensemble”, “de faire foule”. À travers ces processions, j'ai eu un sentiment d'expérience collective que je n'avais jamais ressenti avant. Et ce sont des événements fragiles, comme tu le dis, parce qu'on a l'impression que tout va disparaître. Les villages se vident, les jeunes partent vers des endroits plus attractifs donc il y a moins de population.
Tu en as déjà un peu parlé avant, mais dans ton film, on voit qu’il y a une place très importante accordée à la nature et aux animaux, notamment à travers de très beaux plans séquences, des levers et des couchers de soleil. On peut prendre le temps de contempler la montagne avec toi. Est-ce que c’était un parti pris de faire un film un peu lent et contemplatif ? Pourquoi c’était important pour toi de montrer la nature ?
Déjà, quand tu es là-bas, tu es entouré de nature, ça fait vraiment partie de la vie quotidienne des gens. C’est un peu le théâtre où ces histoires se jouent pour moi. Mais ce n'est pas qu'un théâtre puisque ça devient aussi un personnage. C’est quelque chose qui nous permet d'avoir un peu de silence, quand parfois, les conflits d’Antonio sont un peu trop bruyants. On a donc cette nature qui parle mais à travers le silence. On a le langage humain, le langage des animaux et de la nature qui dialoguent ensemble. Donc c’était important de le mettre en avant.
Je trouve le titre Nessun posto al mondo, Aucun endroit au monde en français, assez évocateur et intriguant en même temps. Je voulais savoir ce qu’il signifie pour toi ?
Il y a un moment dans le film où Antonio nous dit: “Moi, je me trouve bien ici comme aucun autre endroit au monde.” Ça m'a fait penser au fait que lui ne trouvait aucun autre endroit aussi beau, et, qu’en même temps, lui ne semblait avoir aucun endroit. En fait, il ne trouve pas de place parmi les hommes mais uniquement dans la nature et à travers les animaux.
C'est un film que j’ai perçu comme assez politique aussi. On voit plusieurs passages où Antonio critique la bureaucratie. On sent qu’à chaque fois qu’il avance un peu, il y a une nouvelle difficulté à laquelle il se heurte. Est-ce que tu as toujours eu envie de dénoncer cela ? Est-ce que c’est venu avec le discours d’Antonio ?
Pour moi tout peut être considéré politique, le corps des animaux, ce qui se joue sur le corps des gens, etc. Ces bergers ont des problèmes avec les lois et donc avec les institutions. On a l'impression que les règlements mis en place, que ce soit par l'État, la région, la commune, sont toujours très distants par rapport aux réels besoins des personnes. Je suis sûre que ce sont des lois qui sont faites par des gens qui n’ont jamais fait une transhumance, qui n’ont jamais parlé avec des bergers et qui ne savent pas quels sont leurs besoins. Ce sont des lois qui sont complètement décalées par rapport à la réalité.
Il y a quelque chose que tu veux ajouter par rapport à ton film ?
Ce sera la première projection du film à l’étranger et je me souviens lors de la projection de mon premier film, on m’avait dit que les problèmes de ce village étaient les mêmes que dans d’autres villages. Ce que j’aimerais, à travers ce film, c’est que l’on arrive à voir quelque chose d’universel où à travers le particulier, on arrive à quelque chose de commun.
Propos recueillis et racontés par Laura Lambert