
D’abord, pour mettre en contexte la naissance de ton film, peux-tu me raconter comment as-tu découvert la tannerie où tu as tourné ton film ?
J’étais sur un autre projet quand j’ai découvert la tannerie de laquelle je suis tombée amoureuse. Elle se trouve dans le centre nord du Portugal et elle est une des deux dernières tanneries qui fonctionnent aujourd’hui dans le pays. Le tournage a duré dix jours et j’ai travaillé avec un directeur de la photographie qui m’a accompagnée pendant ce processus.
Tu as réussi à créer avec ton film un univers organique et viscéral très fort. La plasticité de l’image s’affirme et l’esthétique du film devient une narration en elle-même, avec des séquences qui semblent parfois des performances d’art contemporain. Comment as-tu procédé au tournage de ce milieu si particulier ?
Je ne voulais pas que ça soit un documentaire didactique, je voulais montrer les étapes de la tannerie qui est un univers très sensitif. Puisque cet endroit est magnifique, mais qu’il sent terriblement mauvais, je voulais qu’il soit beau, pas simplement en évoquant une beauté superficielle mais en montrant aussi la « cochonnerie », les égouts, les peaux qui pourrissent. Mais même dans ce processus il y a une beauté incroyable.
Dans l’usine on observe à plusieurs occasions l’empilement des peaux, aspect qui fait penser aux personnages âgés du film qui ont en quelque sorte leurs propres empilements d’années de vie, de souvenirs.
Je me suis en effet intéressée aux travailleurs de cette tannerie et notamment aux trois femmes qui travaillaient là-bas et auxquelles je voulais donner une importance et une visibilité. Chaque personnage et chaque couple avait leur tragédie personnelle et il y avait également des conflits entre ces femmes. J’ai pris connaissance des personnages bien avant le tournage, ce qui m’a donné plus de sécurité au moment de les filmer tant dans leur milieu de travail que dans leur milieu de vie intime.
Dans ton film il y a une présence de l'absent avec un fort écho au contexte social où le film se déroule. Le film propose un processus d'invisibilité qui équilibre la présence très matérielle des peaux. Il y a le personnage fantôme de Patricia, la présence de la finitude (personnages âgés), le processus de la lente disparition de l’usine.
Concernant Patricia, jusqu’au dernier moment du film je ne savais si j’allais la voir ou pas et je n’étais pas sûre de l’inclure dans le film. Mais en en même temps, elle était un personnage très différent qui était en contraste avec les autres femmes parce qu’elle était une espèce de « Barbie ». Sa partie résonnait avec le fait que la tannerie va bientôt fermer. De même, pour les autres personnages la situation est difficile, ils savent qu’après la retraite ils n’ont pas beaucoup de temps pour vivre à cause des conditions de travail qu’ils subissent tous les jours. Par ailleurs, je voulais aussi montrer que la guerre coloniale reste très présente au Portugal, notamment dans des lieux qui sont restés isolés et en quelque sorte stagnés. C’est le cas par exemple pour le couple âgé qui garde encore des ressentiments liés à cette guerre.
Peux-tu nous parler du titre du film et de ses nuances ?
J’ai traduit le titre du film en français comme Sauver sa peau qui véhicule l’idée de prendre soin de sa peau, en lien avec le vieillissement des femmes par exemple, mais aussi sauver sa peau dans le sens où Patricia se sauve elle-même de la situation de décadence de la tannerie. En évoquant la tannerie, je voulais aussi poser la problématique du sauvetage de la peau des animaux parce que dans le film, le seul animal vivant qu’on observe à la tannerie, c’est un chat aux poils extraordinaires. Je voulais donc poser la question de la nécessité de tuer les animaux. Paradoxalement, en portugais Curtir a Pele signifie jouir de sa peau, se faire du bien avec sa peau. C’est l’opposé du titre en français, mais je préférais garder une certaine ambiguïté du titre en portugais.
Propos recueillis par Valentina Eid