Entretien avec Miren Dupouy à propos de son film Bonjour les entendants sélectionné à la 28ème édition du festival Les Écrans Documentaires.
Le film narre le quotidien que partagent les personnes malentendantes à travers différents personnages, tu peux nous en raconter la genèse ?
J’ai intégré le Master DEMC de Paris-Cité (Documentaire et Écriture du Monde Contemporain) l’année dernière, et Bonjour les entendants constitue tout simplement mon film de fin d’études. Mais j’avais depuis longtemps envie de parler de surdité. Je porte moi-même des appareils depuis l’enfance et j’avais l’impression d’être la seule de mon âge à vivre cela. C’est une situation compliquée que peu de personnes peuvent vraiment comprendre, et chez mon audioprothésiste, je ne pouvais m’identifier qu’à des personnes âgées. Je pense qu’une des premières motivations vient de l’envie de rencontrer d’autres profils malentendants, des personnes de mon âge. D’ailleurs, mon envie de réaliser des documentaires puise beaucoup dans le besoin de rencontres et de partage. Quand il a fallu que je présente l’idée à ma classe, l’un de mes appareils auditifs n’avait plus de pile. Il a fallu que je m’arrête dans la présentation et que je change la pile. En voyant les autres me regarder, j’ai découvert un nouveau regard porté sur cette action qui m’était quotidienne et j’ai compris que l’appareil était digne d’intérêt.
Les piles de tes appareils reviennent régulièrement dans le film, elles sont même un élément visuel majeur…
Oui, depuis quelques années, je conserve les piles mortes de mes appareils. Déjà, on ne sait jamais trop où les jeter et surtout, je trouve que c’est un bel objet. J’avais toujours eu l’intention d’en faire quelque chose sans savoir quoi. J’ai compris ensuite qu’elles étaient la trace visible d’un handicap invisible. Cette accumulation désignait tout ce temps passé à s’adapter.
Elles apparaissent notamment dans des moments de battement qui viennent tisser le récit direct. Tu pensais déjà à ces scènes en écrivant le film ?
Ces séquences sont arrivées assez tard dans la conception du film et n’ont abouties qu’après de nombreux tests. Nous avions d’abord conçu des animations, mais j’étais peu satisfaite. Nous avons ensuite filmé les appareils avec un éclairage très travaillé, mais cela renvoyait à des objets de science-fiction et correspondait peu à l’idée que je me faisais du sujet. Je voulais quelque chose de plus intime et les piles que j’avais accumulées étaient parfaites pour illustrer ce quotidien.
Et pour les autres scènes d’illustration où tu viens narrer l’histoire, comme cette succession de post-it par exemple…
C’est également venu plus tard. Dans l’ensemble, le film ressemble très peu à ce qui était écrit, le gros du travail s’est fait au montage. C’était une période intense avec beaucoup de débats et de discussions et les premières versions m’ennuyaient. Pourtant, le film recelait de quiproquos dont nous pouvions nous servir. Avec du recul, j’ai compris qu’il fallait embrasser cette gêne sociale liée au fait de mal entendre et que de l’humour et de l’invention se cachaient naturellement derrière tout ça. Nous voulions trouver un moyen simple d’exprimer ces idées et c’est ainsi que nous avons conçu ces moments de battement. Que ce soient les jeux de post-it, les piles ou les répétitions devant le miroir, c’étaient des idées qui existaient déjà en moi, mais dont la nécessité s’est faite sentir au montage et que nous avons tournées après-coup.
Elles donnent au film une tonalité assez joyeuse et colorée, comme pour éviter de s’abattre sur l’aspect médical de la situation. C’est quelque chose que tu refusais ?
Oui, pourtant ma volonté première tendait vers un film plus direct où le travail d’audioprothésiste aurait été central. C’était passionnant de suivre les progrès techniques, de se plonger dans l’évolution technologique liée à ces appareils, mais c’était trop médical et solennel, il manquait de la couleur. Je ne me suis pas tout à fait débarrassé du côté « machine » du sujet, mais je l’ai habillé. La musique, par exemple, a été composée par mon frère avec comme base première le signal sonore d’un appareil qui s’allume. Je voulais partager la sensation avec laquelle on rentre dans le monde des entendants. Cependant, il n’y a plus seulement le biais de la robotique, il y a aussi la musique qui en découle et qui crée quelque chose de doux et organique…
… À l’image d’Alice qui décore son appareil auditif avec des strass. D’ailleurs, comment l’as-tu rencontrée ?
J’ai longtemps cherché mes personnages en côtoyant différents audioprothésistes et en passant des annonces, mais j’ai rencontré Alice par le biais d’amis à moi. Je voulais une fille de mon âge pour mettre en scène mon expérience de jeune malentendante. C’est une rencontre qui nous a fait du bien, nous pouvions échanger sur cette charge mentale et nous avons construit un lien autour de ce quotidien très différent, mais invisible. C’est un handicap qui correspond à un entre-deux où nous ne sommes pas isolées, mais dont la vie de tous les jours est faite de petites galères qui n’appartiennent qu’à nous. Nos discussions ont permis d’affiner l’écriture en marquant par exemple la volonté d’entrevoir les avantages qu’il y avait à se couper du bruit. On ne suit que trois malentendantes dans le film, mais je me suis entretenue avec une dizaine et ce sont toutes ces personnes qui ont permis de construire le discours du film. J’y ai découvert plusieurs regards qui m’ont aussi montré la poésie et la beauté du monde malentendant, et non pas seulement les gênes qui y sont liées.
Au-delà d’Alice et Chloé, tu te mets également en scène. Pourquoi ce choix ?
L’idée de raconter mon histoire était indissociable du postulat de base. Je n’avais pas forcément l’envie de me mettre en scène, c’est pour cela que j’ai entrepris les recherches. Mais malgré tous ces entretiens, il manquait des éléments cruciaux à la restitution de mon expérience. Ce qu’il manquait aussi, c’était une narration, un fil rouge. Alors j’ai passé le pas et me suis incluse dans le récit pour lier ensemble tous ces discours. Finalement, je me raconte grâce à ces témoignages et ils m’ont permis, à travers ce film, de créer un espace dans le monde des entendants qui permet d’embrasser celui des malentendants.
Propos recueillis et racontés par Mattéo Iglesias