Entretien avec Andrea Sánchez à propos de son film Frialdad sélectionné à la 28ème édition du festival Les Écrans Documentaires. Traduit de l’espagnol par Lucie Guéret.
Pour commencer, peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Andrea, je viens d’Andorre et je suis conservatrice et restauratrice. En 2018, j’ai fait un master en préservation et conservation audiovisuelle à San Sebastian. C’est à partir de ce master, que j’ai commencé à enquêter sur les femmes et surtout les femmes cinéastes d’Andorre. Je n'ai rien trouvé, à part, la réalisatrice Rosa María Sorribes, qui a réalisé le film El espectro de Justine que j’utilise dans mon film. Grâce à toutes ces informations, j’ai commencé à réfléchir et à faire mon court-métrage.
Dans ton court-métrage, le film El espectro de Justine, Le fantôme de Justine en français, apparaît progressivement. Peux-tu nous expliquer la genèse de cette idée et comment as-tu pu étudier ce film ?
En étudiant les femmes qui ont travaillé dans le milieu du cinéma, j’ai découvert Rosa María Sorribes, qui n’était pas réalisatrice mais plutôt productrice, scénariste et monteuse. Pour moi, c’est déjà cela être cinéaste [ser cineasta]. J’ai appris qu’elle avait produit, avec son mari réalisateur, des films de suspense de série B et des thrillers à Andorre entre les années 80-70. Puis, j’ai découvert ce film qui n’avait jamais eu la chance de passer sur le grand écran. C’était comme un film maudit avec des problèmes de distribution. De plus, personne ne savait où étaient les pellicules négatives de ce film, parce qu’il avait été filmé en 35 mm, et qu’il fallait les transposer en numérique.
À partir de tout cela, j’ai contacté Rosa María Sorribes afin de lui parler du projet et d’en apprendre un peu plus sur les négatifs, s’il était possible de les restaurer. Je souhaitais aussi la rencontrer pour connaître son statut, son métier et sa filmographie, puisqu’elle était méconnue du public d’Andorre. Elle a pu me donner dix mille mètres de négatifs originaux. Avec ces pellicules, j’ai tenté de mener un projet de restauration pour pouvoir numériser tous ces matériaux, mais les institutions d’Andorre avaient d’autres priorités. C’est ce qui m’a fait remarquer qu’en Andorre, beaucoup d’argent était destiné à la production, à la création et non à la mémoire et à la conservation. J’ai donc décidé de prendre ces négatifs et d’en faire ce court-métrage. C’est comme si le film se manifestait lui-même tel un fantôme à travers le court-métrage.
Comment s’est organisé et déroulé le tournage dans les montagnes et rues d’Andorre ?
D’un point de vue technique, je n'avais pas beaucoup de formation en cinéma. Mais, il y avait quelque chose qui relevait de l'intuition. On a tourné en très peu de temps, en 4 jours. La scène où l’actrice imite celle du film original a été tournée pendant un jour entier. Ensuite, on a fait un jour de tournage en plus pour filmer dans un cinéma abandonné, qui était en cours de destruction et qui est devenu aujourd’hui un gymnase. Je voulais filmer dans le cinéma abandonné d’Andorre, mais ce fut impossible. On a donc fait une recherche de cinéma qui ressemblait à celui d’Andorre, et on a fini par filmer à Pampelune. Pour les décisions artistiques, j’avais des idées très claires en tête, avec mon équipe, mais beaucoup de points n’avaient pas de lien au moment du tournage. C’est pour ça qu’il y a eu beaucoup de travail de montage, parce qu’il y avait vraiment des choses déconnectées. Mais, j’avais en tête la structure que je voulais suivre, qui était de découvrir la ville peu à peu.
C’était aussi revisiter les clichés de l'horreur : le brouillard, la nuit, les couleurs rouges… Il s'agissait d'écouter ce que nous avions dans notre imaginaire collectif et d'utiliser les scènes d'Andorre. Nous avons les montagnes avec le brouillard ! Parfait, commençons par là. C’était un peu comme un premier essai. Parce qu’au final, j’avais un tas d’idées et qu’il fallait en faire quelque chose. Le court-métrage s’est formé avec tous ces rameaux d’idées sur un même espace.
Peux-tu nous expliquer l’apparition du mot Frialdad [froideur] en plus d’être le nom du court-métrage et la transcription de la Frialdad à travers l’image ?
La première chose que j’ai découverte dans une bibliothèque en Catalogne a été le scénario du film original. En le lisant, j’ai eu quelques phrases qui revenaient sans cesse. Parmi ces mots, que l’on retrouve dans le court-métrage, il y avait frialdad [froideur]. J’imaginais ces phrases sur les paysages d’Andorre, ce qui était parfait pour expliquer ce que je ressentais : il y a quelque chose d’étrange, bizarre dans ce pays qui ne peut pas s’expliquer. Alors, on a pris ces phrases pour nous les réapproprier, les mettre sur les images, les utiliser comme nous le voulions et leur donner nos significations. C’était la première idée concrète que j’avais eu. Dans le film original, le personnage parlait à ce moment-là de cris et d’un fantôme. Dans mon cas, ce qui m’intéressait, c’était de mettre en évidence quelque chose d’autre. Je voulais que l’on ressente la sensation de froid, pas seulement avec les images. La phrase « cela faisait deux semaines que l’on tournait dans ce château » produisait chez moi une idée d'inquiétude.
L’une des séquences qui m’a le plus marqué est celle où l’actrice rejoue une scène du film original, jusqu’à imiter l’autre personnage. Est-ce qu’elle reprend en quelque sorte les codes du thriller ? Est-ce que cette séquence a été difficile à jouer pour l’actrice ?
Tout d’abord, on se connaît depuis longtemps avec l’actrice. Elle fait du théâtre dans une école à Barcelone, où la manière de jouer est exagérée. Ça m’a aidé, parce que je cherchais à fuir le réalisme. Et dans ce film, c’est très exagéré, quasiment plus théâtral que cinématographique. J’aimais beaucoup cette expression tellement exagérée de la terreur, souvent incarnée par des personnages féminins, cette expression faciale, cette ouverture des yeux. C’était une partie amusante à tourner. L’idée n’était pas de la monter ainsi, mais plutôt de l’intercaler entre les images d’archive. C'est aussi à ce moment que les deux films s’unissent réellement avec chaque expression de visage qui est de plus en plus marquée. La scène fonctionnait bien comme ça, nous avons donc décidé de la garder ainsi. Après ce moment culminant dans le court-métrage, le rythme descend avec le vide, les pistes de ski, la nuit et les éléments fantasmagoriques.
Quels éléments t'ont aidé à créer l’angoisse et provoquer la peur à travers le film ?
La bande originale me fascinait, c’est une musique expérimentale de Barcelone des années 80 et ça me paraissait incroyable d’utiliser cette bande sonore comme moyen de redonner un certain sens aux images. Les images ne font pas peur, mais si on les associe à cette musique, cela génère déjà quelque chose de différent dans le corps. Mélanger les ressources cinématographiques du film original et les images actuelles d’Andorre me permettait de montrer là où je vois l’horreur aujourd’hui. Je voulais utiliser ce film, comme un outil pour montrer si bien ce qui m’a terrifié en Andorre. Notamment, quand tu vois que ces montages sont exploitées par des pistes de ski. On a joué avec ça, entre ce qui fait et ne fait pas peur, tout comme la partie fantasmagorique des rues, la nuit, où les pistes de ski continuent de tourner. Ce qui me fait peur, ce n'est pas qu’il y a une rue vide, mais plutôt qu’à deux heures du matin, on continue de mettre des annonces publicitaires et que tout soit illuminé. J’avais l’impression que tout ne dormait jamais ; qu’il fasse nuit et qu’une piste de ski continue de marcher alors qu’il n’y a personne. Toutes ces choses appartiennent au système dans lequel on vit mais je voulais les montrer d’une autre manière.
En plus de faire peur, qu’est-ce que tu espères provoquer chez le spectateur ?
Pour moi, ce qui était très important, c’était de montrer une Andorre qui n’a pas l’habitude d’être vue. C’est un regard plus critique sur le pays parce qu'il y a des choses qui doivent être réfléchies, rectifiées et corrigées. On parle d’un espace qui a besoin d'autres regards. C'est un lieu qui génère une sensation étrange, avec les centres commerciaux au milieu des montagnes. C'est aussi un point de vue que personne n’a montré la culture andorrane comme un fantôme, puis de la récupérer et la transposer dans le présent pour comprendre certaines choses. Finalement, les gens ne connaissent pas ou peu la culture d’Andorre. Par exemple, pour moi, que le premier film andorran soit un film d'horreur de série B me paraissait incroyable.
Est-ce que tu considères que ton court-métrage est expérimental ?
Le côté expérimental ressort parce qu’on ne savait pas ce qu’on était en train de faire. C’est aussi parce qu’on n’avait pas à avoir peur d’assembler des choses ensembles que cela n’ait pas de sens ou que ça ne s’adapte pas. C’est aussi expérimental parce qu’on n’avait pas une narration très concrète. Ce qui m’intéressait, c’était vraiment ce sentiment de froid qui reste étrange.
Propos recueillis et racontés par Lucie Guéret