Entretien avec Lucie Piquot et Théophile Bouticourt à propos du film La Vie sera sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires.
Peut-être dans un premier temps, est-ce que vous pouvez vous présenter pour savoir quelle a été votre formation et votre parcours ?
Lucie : Moi, c’est Lucie, j’ai fait une formation plus technique. Avec Théophile, on s’est rencontré dans un BTS audiovisuel, ensuite Théophile, tu as voulu travailler tout de suite et moi, je voulais continuer les études donc j’ai fait un BTS dans le sud de la France qui s’appelle Satis à côté de Marseille. J’ai toujours choisi la branche image, parce que je ne savais pas trop ce que je voulais faire, mais je me disais que je pourrais travailler dans la technique sur un plateau. Dès que j’ai fini mes études en 2019/2020, j’avais un petit regret de ne pas vraiment avoir fait de film de fin d’études. J’aurais bien aimé essayer et assez vite, on s’est dit avec Théophile « tient si on commençait à écrire un documentaire sur des sujets qui nous intéressent ». À la sortie d’études, on a commencé à écrire, et c’est devenu La Vie Sera, quatre ans plus tard.
Théophile : Moi, j’ai fait un BTS audiovisuel, et après j’ai travaillé directement en télévision. J’ai commencé par être chef opérateur, puis dans la prise de vue, en régie. Je gérais les caméras, la lumière et après je suis devenu réalisateur en télé. En parallèle, j’avais bien envie de faire des documentaires. J’avais déjà fait des vidéos adolescent donc ça m’intéressait de partir la dedans.
Quelle a été la genèse de votre film La Vie Sera ?
Lucie : Alors pour contextualiser, moi, j’aimerais faire que du documentaire, mais c’est compliqué de ne faire que ça, alors à côté pour avoir l’intermittence, on m’a proposé un stage. Je venais juste de quitter l’école et je me suis retrouvé à la mission locale de ma commune, en Normandie. Dans cette mission locale là, je me suis dit « ah, c'est marrant, il y a un tas de profils de gens, de jeunes différents. » Je savais que les missions locales existaient, mais je ne savais pas trop à quoi ça servait à part à avoir une convention de stage. J'ai rencontré une conseillère et on a commencé à parler de ça, et de là est né le film. Ce sont des gens qui ont notre âge, mais qui n’ont pas forcément eu la chance de pouvoir faire ce qu’ils avaient envie de faire, ou qui ont eu d’autres difficultés. On a rencontré Timothée qui est devenu notre personnage principal, en laissant de côté la mission locale. La genèse du projet était là. Avec Timothée, on s’est rendu compte qu’il portait les enjeux de tout ce dont on voulait parler.
Théophile : il y avait différentes questions qu'on se posait au début du film et qu’on voulait traiter, comme ce qu’étaient devenus les gens qu'on avait connus au lycée ou au collège et qui étaient restés dans notre région. Nous, on était partis tous les deux pour les études. Puis, on a habité quelque temps à Paris, parce que c’est là qu’il y avait du boulot. Mais qu’est-ce qui se passe dans ta région ? Est-ce que tu restes parce que tu as envie de rester où est-ce que tu restes parce que tu t'es trouvé un métier qui t'intéresse sur place ? C'est aussi l'intégration en milieu rural qui nous intéressait, parce qu’on vient tous les deux de la campagne.
Lucie : On voulait aussi casser les clichés qu'on peut trouver sur une jeunesse qui se laisse aller, qui se laisse vivre, qui profite des aides sociales. Est-ce que finalement le choix de la précarité, c'est un choix voulu ou quelque chose qu'on subit ? Ce sont un peu ces grands enjeux qui nous intéressaient. Cette réflexion a évolué tout au long du parcours. Et puis on en est venu à s'intéresser plus particulièrement à l’histoire de Timothée.
Pourquoi avoir choisi de se centrer sur Timothée et d’en faire votre personnage principal ? Quand est-ce que cela s’est décidé ? Et comment l’avez-vous rencontré ?
Théophile : En fait, on a commencé par écrire une première version du documentaire et puis, pour une des commissions de financements pour lesquelles on voulait postuler, il fallait faire un teaser. Donc on a commencé à filmer en faisant des repérages. Et Timothée prenait une navette à ce moment-là, pour aller au travail et c’est là qu’on l’a rencontré pendant nos repérages.
Lucie : On nous avait parlé d’un système qui était pas mal et qui répondait aussi à un des enjeux de quand tu grandis à la campagne ; c’est une navette qui est mise en place par une association et quand tu n’as pas le permis, tu appelles cette navette-là et elle vient te chercher et te récupérer au travail. Et il se trouve que la personne qui conduisait cette navette, c'était aussi un jeune qui sortait de la mission locale, donc il y avait quelque chose qui se goupillait bien. Et Timothée était dedans. Je crois que c'était la première fois qu'on rencontrait vraiment quelqu'un avec la caméra.
Comment est-ce que Timothée a accueilli la caméra et sa place dans le film ?
Théophile : En fait, je crois qu’on ne lui a pas tout de suite dit, voire jamais dit, qu'il allait être le personnage du film. Ça ne s’est pas vraiment passé comme ça. On avait filmé avec lui les repérages. Ensuite, on l’a rencontré une nouvelle fois pour lui raconter un peu notre démarche. Il y a eu un bon feeling et il nous a dit « ah c'est cool que vous filmiez, moi, je fais du rap. » Puis on s'est revu chez lui, il nous a montré les textes qu'il écrivait.
Lucie : on l'a suivi à Saint-Quentin, on s’est dit Timothée, c’est celui qui porte le plus les enjeux qu’on a envie de raconter. Mais même nous, jusqu’au bout du montage, on ne savait pas que ça serait à ce point centré sur lui. Dans l’écriture du dossier, il y avait la présence d’autres gens. Puis on a resserré. Sur les 4 ans du processus, c’est sur la dernière année qu’on s’est dit qu’il serait le personnage principal, que ce serait un portrait sur Tim, ça c’est fait assez naturellement.
Comment avez-vous pensé le rôle de la musique, à la fois dans l'écriture puis dans le montage, et même dans la relation filmante que vous avez créé avec lui ?
Lucie : En fait, c’est un peu quitte ou double quand quelqu’un te dit « je fais du rap » (rires). Et là, c'est vrai qu'on a pris un peu une claque, il écrit et rappe super bien. Cela pouvait vraiment être un fil conducteur dans le film. Et presque à chaque fois qu’on revenait filmer, il avait réécrit des choses. C'était un peu comme un résumé de ce qu'il avait vécu puisqu'il s'inspire beaucoup de ce qu’il vit.
Théophile : On s'est dit tiens, le rap, ça peut être un moyen narratif intéressant pour qu’il se raconte sans qu'on n’ait besoin de lui poser de questions, sans qu’on ait besoin de le mettre en scène. Puis, on voulait aussi que la relation avec nous sur le tournage reste naturelle jusqu'à la fin, jusqu'à ce qu'on lui dise « c’est toi qui fais la musique du film ».
Lucie : C’est vraiment venu au moment du montage où on l’a appelé et on lui a dit. Ce qu'il a écrit est inspiré de ce que nous lui avions raconté. Puis nous, on s'est inspiré pour la suite du montage de ce qu’il avait écrit. Cela faisait une vraie ligne directrice. Après La Vie Sera, c’est lui qui a trouvé le titre. C’est ça qu'on trouvait chouette dans le documentaire, c'était de réussir à intégrer comme ça la part artistique de Timothée dans notre film. Son côté artistique, la musique, ça nous permettait vraiment d’aborder plein de sujets, sans que ce soit voyeurisme, ou gênant. Ça lui permettait d’avoir une maîtrise sur ce qu’il disait et d’être complètement d’accord avec ce qu’on filmait. Les textes et la musique, ça nous permettait d’atteindre une autre intimité sans que ce soit voyeuriste.
Il y a plusieurs séquences qui sont tournées chez lui, vous avez eu accès à une certaine intimité de la vie de Timothée, comment cela s’est mis en place ?
Théophile : À la base, il nous a invité pour boire un café, c’est un peu comme quand tes potes viennent chez toi la première fois. Et la fois suivante, on a débarqué avec la caméra et un micro et du coup ça s'est fait naturellement. C'est plutôt sa copine Morane et son colocataire Vicenzo qui étaient plus timides avec la caméra. Ils étaient totalement d’accord pour qu'on soit là, mais ils étaient moins à l'aise. Donc, on a mis plus de temps à les filmer eux. On arrivait avec la caméra, qu’on posait dans un coin, et puis on parlait de plein de choses, on sortait le soir…
Lucie : Et, je pense que c'est ça qui a fait qu'on avait une relation d’ami.es et particulière avec Tim. On s'est très vite dit tous les deux qu’on avait des compétences techniques à faire valoir. Moi, je suis beaucoup plus dans l'image que dans le son et on s’est dit qu’on allait toujours tourner tous les deux. Donc, il y a des séquences où moi, je prends à moitié le son et je parlais à moitié derrière à Morane, la copine de Tim. Et tu avais un truc assez anarchique comme ça.
Théophile : On s’est totalement laissé surprendre par l’inattendu du moment. Mais c'est ça qui est intéressant aussi avec le documentaire et le cinéma du réel, c'est que ça casse aussi les certitudes du mec qui tourne le film quoi, ici deux personnes en l'occurrence.
Comment s'est passé ce travail en binôme, qu’est-ce que cela apporte d’être à deux pour penser la réalisation d’un film documentaire ?
Théophile : déjà, c'est motivant. Quand tu es deux, si tu lâches un peu l’affaire, ce n’est pas cool pour la deuxième personne. Réaliser un film, c’est quand même beaucoup d’années pour défendre un projet.Tout seul, je ne serais pas allé aussi loin. C’est aussi chouette dans le sens où on a partagé, tout au long du film, des réflexions, on s’est apporté des choses qui nous ont fait évoluer. Ce projet, on l’a pensé à deux. Enfin, l’idée initiale, c’est Lucie à la mission locale, mais du moment où elle m’a intégré au projet, on l’a pensé tous les deux.
Lucie : On était vraiment complémentaires. S’il y en a un qui doutait, l’autre répondait. J’écrivais plus, mais, après je faisais relire à Théophile et ça nous permettait de rebondir sur ses idées. Pareil au moment du tournage, c’est Théophile qui faisait plus l’image, mais je pouvais orienter si on posait des questions, ou pour proposer des séquences.
Comment avez-vous pensé votre place à l’image ou au son dans le film ?
Théophile : je n’étais pas du tout pour qu’on soit dans le film, pour moi, on devait être juste un point de vue à travers une caméra. Alors que Lucie était beaucoup plus pour qu’on soit dans le film. Puis ça, c’est fait naturellement, on a décidé que dans le film, on n’allait pas se mettre en scène. C’était pas non plus le projet de Lucie. Donc, on a gardé des moments où l’on intervient.
Lucie : Moi ça ne me dérangeait pas qu’on apparaisse dans le film, parce qu’on est là, on parle, mais Théophile oui, donc pendant tout le film, on faisait attention.
C’est un portrait de Timothée, mais vous avez quand même décidé d’intégrer Morane, sa copine, et Vincenzo, leur colocataire. Comment avez-vous pensé leur place dans le film et dans la relation que vous avez tissé avec Timothée ?
Lucie : Quand on s’est axé sur Timothée, on s’est rendu compte que Morane et Vincenzo étaient un peu ses piliers, sa deuxième famille. Et je crois que ça se ressent dans le film. Ils sont toujours là, sans être au premier plan, ils sont toujours un peu derrière en soutien de Tim. Ce sont les gens à qui il se confie. C'est quand même lui le maître de sa vie et de son destin et tout ça, il vit pour lui et il fait les choses qu'il a envie de faire, mais derrière, il y a toujours un peu Morane et Vincenzo. Et en fait, comme ça se passe comme ça dans la vie, je pense que naturellement, on s’est mis à filmer comme ça.
Théophile : Et en même temps, dans la vie de Timothée, Morane et Vincenzo ont des rythmes très différents de celui de Timothée, donc si nous les avions suivis, on n’aurait pas croisé Tim. Mais on ne les a jamais filmé seul.e, individuellement, il y avait toujours Timothée.
Pour finir, est-ce que le portrait de Timothée peut être un portrait d’une certaine génération ou d’une certaine partie d’une génération ?
Lucie : on retrouve l’enjeu d’un portrait générationnel ; on n’a pas envie de ce qu’ont connu nos parents, ou du moins de la société et de ce qu’elle nous impose comme avoir un travail fixe, où l’on sait que l’on va souffrir de ça. Et ça, j’ai l’impression que ça fait beaucoup écho à tout le monde. Et on était content que ce soit générationnel.
Théophile : Quand Timothée parle du CDI qu’il ne veut pas avoir, ce sont des moments voix-off qui retranscrivent l’intérieur de ce que peut penser Timothée et ça, c’était peut-être la chose la plus longue au montage qu’on ait dû travailler.
Lucie : Et en fait elle est super importante pour entrer dans la tête de Tim. Je suis contente qu’on l'ait trouvé.
Théophile : Après, ce n'est pas une voix-off, c’est du son off, on ne l’a pas enregistrée en cabine. C’est du montage son. Et puis pour revenir sur l’idée du portrait générationnel. Moi, ça me tenait à cœur que des gens qui n’ont pas du tout nos idées, notre vision du monde la découvrent. Mes grands-parents, ils ne sont pas du tout de cette génération-là et ils ont totalement compris le film.
Lucie : Et c'est ce que partageait Timothée aussi. L'autre jour il m'a dit « oh c’est cool, vous êtes pris dans des festivals, ça veut dire qu’il y a des gens hyper éloignés de moi qui vont regarder le film et peut-être s’interroger sur ce que nous on peut ressentir, sur notre génération, sur le travail. »
Propos recueillis et racontés Léonie Louis