Entretien avec Allyson Félicité à propos de son film Lanmè, sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires.
Bonjour, Allyson. Merci de m’accorder cet entretien. Pour commencer, tu as réalisé le film durant un stage aux Ateliers Varan. Avais-tu une intuition ou une idée précise de ce que tu voulais faire au moment de commencer le stage ?
Il y a une idée avant Varan, c'est sûr. Le retour de ma mère s'est fait avant. Après 12 ans sans la voir, je l'ai accueilli à l'aéroport avec une caméra sans savoir où j'allais. Les ateliers Varan ont été pour moi un espace de réflexion et de rencontre cinématographique. Je filmais auparavant ma mère sans trop savoir ce que j'allais faire des images. C'est durant l'atelier que j'ai eu un espace pour déterminer l'histoire et pour me découvrir comme réalisateur.ice. Il s'agissait de trouver comment les images pouvaient servir l'histoire de ma mère et moi. La particularité de Varan est que c'est un espace collectif. J’ai eu l'opportunité de montrer des rushes et d'être confronté à des personnes qui ne connaissent pas mon histoire familiale. Cela m'a permis de prendre confiance en ma vision, en mon regard et d’apprendre à l'exprimer à d'autres. J'ai une approche plutôt instinctive donc durant le visionnage des rushes, des choses se sont dégagées à partir des retours puis d'autres questionnements sont apparus.
Y a t-il eu des contraintes spécifiques à cet atelier?
Tout d'abord, celle du temps : le film devait être réalisé en 7 semaines, la durée de l'atelier. Ensuite, il s’agissait de travailler en équipe, notamment avec un ingénieur son durant le tournage. Comme ce que je filmais était intime, j'étais inquiète à l'idée de filmer avec quelqu'un dans un premier temps. Je me demandais si cela n’allait pas influencer ma façon de filmer, ma posture, mais aussi ma mère et ma grand-mère. Finalement, je me suis adapté et ça ne s'est pas révélé être une contrainte.
As-tu filmé seul durant le tournage ?
Chez ma grand-mère, j'ai filmé seul au Havre donc c’était difficile de faire venir une équipe depuis Paris. Ce n'est pas mieux ou pire, mais c'est un autre rapport à l'intimité. J'apprécie ces moments, j’ai oublié que la caméra était là et il s’en dégage des moments entre moi et mes proches. Je me suis senti.e également affranchie des codes. N'ayant pas fait d'école de cinéma, je suis autodidacte. Je filme mes proches avec mon regard, celui d'un.e enfant et d'un.e petit-enfant. C'est ce que je souhaite, mettre en images une relation entre un.e enfant et une mère. Il y a aussi quelque chose du mouvement du corps dans ma pratique et à Varan; on était amenés à filmer sans pied de caméra. Là, je me suis affranchi d'une nécessité de figer les choses pour donner quelque chose de physique à ma façon de filmer, comme par exemple lorsque je me filme en train de cueillir des fruits dans le jardin de ma grand-mère. Cela me permet de créer le portrait qu'on a pas lorsque la caméra filme mes mains. Avec un pied, je n'aurais pas pu faire cela. Avant Varan, j'étais complexé à l'idée de filmer de cette manière, je me demandais si cela serait exploitable. Aujourd'hui, je vois bien que c'est mon cinéma.
Je trouve intéressant que tu sois très présent vocalement mais aussi visuellement tout en étant toujours derrière la caméra, est-ce que ce jeu autour du "je" était pensé dès l'écriture ?
Cela s'est fait de façon spontanée, comme par exemple avec la scène du pont où l'on voit mon visage filmé en auto-portrait. Il a fallu que je me donne la liberté d’apparaître dans le film et cela a du sens parce que je raconte mon histoire et qu'en l'occurrence, je fais le lien entre ma mère et ma grand-mère. Il y a un jeu et un "je", j'apprends à me montrer à la caméra, c'est quelque chose que j'accueille petit à petit dans l'histoire de ce film. Au début, j'étais convaincu que le film n’était que sur ma mère mais au fil du tournage, ma présence a fait sens. Ma présence physique se fait aussi par ma voix, mes mains, le chant. Il y a aussi une envie d'approfondir la dimension du jeu, subtilement. On découvre au fil du film, ma mère puis mes mains et mes cheveux parce qu'on en parle dans nos échanges. J'aime bien qu'à chaque séquence ma présence se manifeste de façon différente, plutôt que de me dévoiler complètement.
En fait, ta présence visuelle et sonore dans le film a quelque chose en rapport avec la fragmentation...
Tout à fait, j'aime bien cette idée de fragments, c'est assez au cœur de mes réflexions et de mon identité de personne noire, assignée femme et avec des origines afro-diasporiques. C'est comme me situer au cœur de différentes identités, ici mon identité afro-caribéenne mais pas que. L'idée, c'est qu'on peut être un là et quelque chose d'autre ici. C'est pourquoi je voulais me montrer de différentes manières dans ce film, des choses de moi-même qui se muent constamment. à travers ce film, je voulais montrer ça dans mon rapport à moi et avec les autres membres de ma famille.
C'est un film dans lequel on assiste à des retrouvailles, comment arriver à prendre une distance de documentariste à la fois sur le plan technique mais aussi dans l'écriture du film ?
Cela a été difficile de prendre de la distance, mais ça m'a été permis par le stage aux Ateliers Varan, notamment le travail en montage. La collaboration avec Théo Heldman, le monteur du film, a été incroyable et m'a permis de prendre la distance dont j'avais besoin. Il y avait peu de distance durant le tournage, je n'y suis pas allé.e simplement en tant que documentariste mais aussi en tant que moi-même, Allyson, qui s'interroge et qui questionne sa mère. L'analyse de Théo et ce que représentaient les séquences pour lui m'ont permis de poser des questionnements plus grands que mon histoire intime.
Le film m'a beaucoup touché parce que ma famille se situe en grande majorité à l'étranger. Concernant la portée politique de ta pratique, je voulais te demander comment envisages-tu une pratique décoloniale du cinéma documentaire ?
Pour commencer, il faut s'affranchir de la volonté de faire de l'universel. Pour moi, l'idée de cinéma universel correspond à un modèle dominant, blanc et masculin, parce que le médium a été conceptualisé en ce sens, et pratiqué en majorité par ce groupe. Le cinéma décolonial, c'est qu'on puisse se reconnaître dans la différence de l'autre. Il s’agit de créer à partir de sa subjectivité et d’être reconnu avec cette différence. Je ne dois pas avoir besoin de rentrer dans un moule universel pour que les gens soient touchés de là où je me situe ou par mon histoire. C'est important de se situer quand on fait du cinéma décolonial. En tant que personne né.e en France d’origine martiniquaise, sénégalaise et malienne, je me trouve à l'intersection de ces identités et de ces histoires.
Il faut donc que l'on puisse m'accueillir de là où je suis parce que cela raconte quelque chose de politique. La migration de ma famille vers la France ou en dehors n’est pas anodine, elle s’intègre dans une histoire coloniale et post-coloniale française, marquée par des politiques migratoires spécifiques. Si j'avais décidé de raconter cette histoire de façon moins intime, sans celle de ma mère, qui a migré en tant que femme noire aux Etats-Unis parce que la France ne lui permettait pas d'évoluer comme elle le souhaitait, je n'aurais pas fait le même film. Mon expérience est située, c’est le résultat d'une certaine histoire et je n’ai pas à la changer pour être audible. L'intime de l'histoire de ma mère qui a décidé de quitter la France raconte aussi quelque chose. Qu'est- ce que cela signifie d'être mère célibataire noire en France dans les années 80/90 ? Je vois peu d'histoires qui le racontent. De la même façon, la trajectoire de ma grand-mère raconte la migration des personnes ultra-marines vers la France et qui ne retournent pas dans leur terre natale. Décoloniser le cinéma documentaire, c'est s'intéresser à ces histoires sans chercher à les uniformiser, les laisser exister avec leurs spécificités.
Je voudrais revenir sur la scène du pont, il y a quelque chose de métaphorique dans le fait que tu encourages ta mère à traverser le pont de la même façon que tu cherches à encourager auprès d’elle ce retour à la Martinique.
Avec le recul, je me rends compte que c'était très métaphorique. J'aime recueillir ce que je ressens et ce que j'ai le sentiment de percevoir. Je n’en avais pas conscience à l'époque mais ce film traduit une volonté de retour, qu'il faut accueillir dans sa complexité. Il y a une envie de reconnexion, mais c'est quelque chose de difficile quand il y a autant de choses perdues. Ma mère n'y est pas retournée depuis longtemps et finalement, il y a quelque chose qui se déploie entre nous deux, que j'ai envie d'initier en elle, de le transmettre quand je traverse le pont, pour qu'elle ait la force de me suivre dans ce retour. Pourtant, il y a un moment où j'ai moi-même peur sur ce pont. La métaphore du retour, c'est ça : ce n’est pas juste un retour mais quelque chose d'effrayant parce que cela demande de lâcher prise et d'accueillir plusieurs réflexions. Est-ce qu'on va retrouver ce qu'on a perdu ou est-ce qu'il faut recréer quelque chose avec ce qu'on a perdu mais aussi avec cette identité afro-diasporique ? Finalement, cela touche toutes les personnes issues d'une histoire coloniale et qui ont un rapport particulier à la culture et au pays de leurs parents. Cela va se faire progressivement, une traversée sur le long terme. Ma mère prend son temps sur le pont alors que je traverse vite et un retour demande du courage, de la sensibilité, mais à la fin apporte beaucoup de sagesse et d’humilité.
Pour finir, est-ce que la réalisation de Lanmè t'a permis de te rapprocher de ta famille, de mieux comprendre ton histoire ?
C'est ce qui m'a permis de me réapproprier un rapport à l'intime. Je me suis caché derrière ma caméra pour poser des questions personnelles, à priori difficiles à poser. Il s'agit de questions qui ont toujours été tues. Poser une caméra, ça déploie un autre réel, cela crée une intimité à laquelle on a pas forcément accès d'autant plus lorsqu'il s'agit de générations qui ont eu des difficultés à parler de leur histoire complexe, parfois violente. Ma mère et ma grand-mère sont des personnes pour lesquelles raconter des enjeux de migrations a toujours été difficile. Je ne sais pas si j'aurai pu faire face à toute cette complexité sans un outil de création. Cela me donne la possibilité de transformer la matière : j'écoute, je filme, je retiens cette parole et cette matière et enfin, je transforme ce vécu pour le transmettre au spectateur et m'en libérer par la même occasion (rires). Pour moi, il s'agit de parler de choses ensevelies depuis très longtemps. Quand elles ressortent, ces histoires doivent prendre une autre forme. Je dois admettre que ça a du sens, le cinéma documentaire a le pouvoir de transformer ces histoires intimes en quelque chose qui soit accessible à tous.
Propos recueillis et racontés par Yacine Chergui