Entretien avec Jeanne Gort à propos de son film Sous la neige sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires.
Pour commencer, est-ce-que tu peux me décrire un peu le documentaire pour les personnes qui ne l’ont pas encore vu ?
Je dirais que c’est un documentaire qui fait le portrait de plusieurs résidents du GEM Montbrison, un groupe d'entraide mutuelle associatif. C'est un endroit qui sert à la réinsertion sociale de personnes touchées par des troubles psychiques/cognitifs. Ce sont souvent des personnes qui ont été hospitalisées, ou qui connaissent encore l’hôpital au quotidien. C’est un lieu qui est basé sur la réaffirmation de soi à travers des ateliers de groupe et des activités artistiques. C’est un film qui est le résultat d'un dispositif de création entre les résidents du GEM et moi.
Le format du film était de ton initiative ?
En fait, on m'a informé qu’ils cherchaient quelqu’un pour faire un film là- bas. Après, j’ai eu carte blanche pour concevoir le film donc j’ai imaginé ce dispositif. J'avais aucune idée à la base de ce que j'allais faire, et c'est en rencontrant les résidents du GEM que j'ai vraiment été touchée, autant par chacun d'entre eux que par le groupe entier. Je trouvais ça très beau, toutes ces activités qu’ils faisaient. J'ai senti qu'il y avait une quête d’extériorisation, par la parole ou par des gestes, j’ai donc voulu faciliter cela. Je ne voulais pas du tout construire un film avec mon point de vue placé comme dominant et déterminant, donc j'ai cherché à questionner le regard d’une réalisatrice qui arrive dans un endroit qu'elle ne connaît pas. Finalement, ce film résulte vraiment de la rencontre entre eux et moi et de ce qu'ils ont voulu me confier.
Comment s’est passée la rencontre avec les résidents?
On a commencé par faire des ateliers d'écriture ensemble, c'est-à-dire que les caméras ne sont pas venues tout de suite. J’ai commencé par dessiner un petit peu des thèmes que je voulais aborder avec eux, en laissant la parole libre de circuler. Le but, c’était de voir ce que chacun avait envie de mettre en dehors de soi. J’ai choisi des thèmes en fonction de ce qui m’interrogeait, me mettait au travail, puis je les ai partagés avec eux.
On a évoqué le rapport à la beauté, au corps, au quotidien et au temps, donc tout ce qui est question de rituels tournés vers l'espace intérieur de la maison. On a dévié sur le rapport à la nuit qui parfois prédomine sur le jour, puis cela nous a amenés aux ateliers d’écriture sur les rêves et les cauchemars. Du coup après quelques semaines de rencontres, j'ai acheté 6 caméras au poing, des petites caméras, et j’ai commencé à leur en expliquer le fonctionnement dans la cour du GEM. L'idée c’était de découvrir l’outil tous ensemble, pour que la prise en main d’un nouveau matériel ne soit pas un frein. Après ça, on a continué l'atelier chaque semaine, l'écriture et la mise en commun de parole et je leur remettais des caméras. Les résidents filmaient chez eux, et puis on visionnait ce qu'ils avaient enregistré la semaine d’après au début de l’atelier.
Comment se sont passées les séances de visionnage? Quels ont été les ressentis des résidents?
Il y avait beaucoup d’émotions, dont de la gêne parfois, parce que ce sont des caméras où l'écran se retourne vers soi, et du coup, il y a un effet miroir au moment de se filmer. Le regard caméra donnait l’impression de s'adresser au groupe en visionnage, une confrontation pas forcément évidente parce que l’on aborde des thèmes sensibles, qui touchent à l’intimité. Par exemple, Éric B, au tout début, est un des premiers qui s'est filmé chez lui en train de parler face à la caméra, et il y a eu des réactions à vif. Finalement, cela a amené d’autres personnes du groupe à se filmer en prenant la parole.
Finalement, tout s’est déroulé sur le moment dans cette réalisation?
Oui, chaque session était une surprise pour moi et pour eux. De mon côté, ça pouvait être un peu stressant de pas forcément savoir comment réagir, donc l'idée était vraiment de me faire oublier, et de juste être là pour faciliter la parole. La confiance était vraiment importante. J'ai eu l'impression que de semaine en semaine, les résidents se livraient de plus en plus. J’ai aussi fait des entretiens individuels pour apprendre à les connaître chacun, et savoir quoi dire à telle ou telle personne.
Comment s’est passé le montage ?
Alors, j’ai récupéré une centaine d’heures de rushs. Je pouvais aller dans plusieurs directions possibles donc j'ai aussi travaillé avec ce qui me touchait et ce qui résonnait en moi, pour donner un sens au film. Finalement, autour des questions de l'intimité et du rapport au corps dans l'espace quotidien. Au début, mon film ne tenait pas, il manquait quelque chose. Finalement Benoît, qui joue de la guitare dans le film, s'est confié à moi et m’a dit qu'il avait un journal intime qu'il tenait depuis les années 90. J'ai décidé de lui emprunter ce qu’il avait écrit comme fil rouge, comme l’écriture d’un narrateur, afin de structurer le film. Surtout que Benoit ne tenait pas à se filmer en train de parler, l’introduire à l’écrit et au son était donc plus juste.
Qu’est-ce qu’elle a apporté cette expérience ?
Je pense que le film a vraiment permis des gestes de revalorisation et de confiance. Par exemple, un des résidents m’a dit qu’il avait toujours voulu acheter une caméra pour filmer, mais qu'il n'osait pas le faire. Finalement, pendant le tournage, il a acheté lui-même une caméra et a commencé à filmer. Pendant les séances de visionnage, le fait de voir ce qu’ils ont filmé en grand, ça a permis de leur montrer que leurs images pouvaient avoir une portée sur les autres personnes du groupe, et que chacun avait un pouvoir décisionnel sur la représentation de soi : pouvoir choisir le cadre dans lequel apparaître, choisir comment montrer les choses qui nous sont importantes…
Comment est-ce que tu décrirais cette dynamique de groupe ?
Je pense que le plus important, c’était la tendresse et la bienveillance, qui de toute façon étaient nécessaires à l’aboutissement du film. C’était essentiel, dans les rapports de groupe, mais aussi du groupe à moi. Sans cette zone de tendresse et d’écoute, le projet n’aurait pas été possible. Et ce jusqu’au montage. Je l'ai fait toute seule, et la première fois que je leur ai montré le montage fini, je stressais. Du coup même sur le montage je les ai consultés. Il n’y a pas eu de marionnettisme, à aucun moment. D’ailleurs, même ce premier visionnage à amené à une discussion collective entre les résidents.
Et toi, qu'est ce que tu as ressenti pendant ce projet ?
J'étais très émue, et puis j'étais très consciente que je manipulais une matière vraiment précieuse, de par le fait qu'elle était fragile. C'était un peu comme de monter un bijou sur une bague. Je faisais des gestes avec une très grande attention. J'ai vraiment beaucoup douté, en me demandant si le montage prenait la bonne direction, et si mon interprétation des images n'était pas une surinterprétation, parce que forcément, j'ai monté les images avec ma sensibilité propre. Le principal était vraiment de créer un cadre pour recueillir la parole, mais il ne fallait surtout pas que je biaise ce cadre de manière non intentionnelle.
Propos recueillis et racontés par Karel Bergia.