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À quel moment de votre rencontre avec Cuco s’est déclenchée l’envie de faire ce documentaire ?
Avant de demander « officiellement » à Cuco si iel accepterait que je réalise son portrait au travers d’un documentaire, je me souviens que cette question m’a souvent brûlé les lèvres, mais que je n’osais pas lui soumettre la proposition. Peut-être parce que je n’avais jamais fait de film. Probablement parce que je ne savais pas si je réussirais à réunir les moyens qu’une telle décision demande. Ce qui était au travail, quoi qu’il en soit, c’était mon sentiment tenace d’injustice et d’étouffement. Sentiments que je partageais par capillarité avec Cuco et ce, depuis les attentats du Bataclan de novembre 2015, entraînant avec eux l’état d’urgence. Sa transition correspond effectivement à l’instauration de la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ; avec le durcissement sécuritaire, les plans vigipirates, l’espace public lui est devenu interdit, réduisant sa capacité à être. Ce « régime d’exception » et l’ensemble des règles l’accompagnant a instauré définitivement un climat de suspicion et de contrôle.
Faire un film offre la possibilité de retourner le stigmate, de créer un espace hétérotopique, où renverser les règles.
Ce qui m’a cependant décidé·e concrètement à sauter le pas, ce sont les portraits de Genesis P-Orridge et Lady Jaye, réalisés par Marie Losier, que j’ai eu la chance de pouvoir re/voir en novembre 2018 à New York au MoMA. En sortant de la rétrospective consacrée au travail de Marie, j’ai pris conscience qu’il fallait toujours répondre à l’urgence et aux corps qui nous appellent. J’ai décroché mon téléphone, Cuco le sien, et l’aventure a démarré.
Un trait fondamental de Cuco est son engagement pour la reconnaissance des droits des populations discriminées ainsi que contre l’état d’urgence en France.
Qu’est-ce qui vous a motivé·e à mettre particulièrement l’accent sur les engagements de Cuco ?
Mon engagement militant pour les milieux transféministes date de 2009. Je viens originellement du design graphique et ai inscrit cette pratique dans une forme activiste, au service des luttes, aillant à cœur d’utiliser cet outil pour visibiliser les corps marginalisés. J’ai appartenu à plusieurs collectifs TPG* (OUTrans, l’Existrans, le CLAQ, le BAAM...) mobilisés pour les droits des personnes trans et migrantes, pour la dépsychiatrisation, ou contre les violences policières... Autant de combats qui nous animent et nous réunissent, et dont nous débattons régulièrement avec Cuco. Notre rencontre en 2015 a commencé par une relation principalement épistolaire. La fin de la première lettre de Cuco se terminait vers le lien Who is Cuco, me renvoyant à son blog** et à son manifeste, écrit en 2011. Ce blog que Cuco tient depuis sa naissance relate ses apparitions dans le monde. En 2017, suite à la peur de perdre intégralement le contenu de celui-ci, j’ai compilé l’intégralité de ses textes, que j’ai éditée pour matérialiser et archiver sa voix. J’ai été frappé·e, immédiatement, par l’évolution, le tournant, que prenaient ses écrits au cours des années, à cause de ce durcissement sécuritaire en France. Les premiers lieux de prédilection pour apparaitre étaient souvent liés à la nuit, aux fêtes LGBTQI+ et au monde de l’art, parce que ces lieux étaient des lieux accueillants, respectueux et poétiques, dans lesquels Cuco aimait se promener, jouer ; questionner nos perceptions. Cuco en faisait donc les récits joyeux quelques heures ou jours après ses sorties. Au fur et à mesure, ces espaces se sont réduits, comme peau de chagrin, et s’incarner, sortir dans le monde, s’est mis à signifier faire constamment face à l’interdit et au contrôle.
Au cours de plusieurs discussions que nous avons pu avoir, Cuco m’a souvent répété qu’avant d’exister, iel ignorait tout de son être et des lois sur lesquelles iel se heurterait. Son identité — qu’iel définit comme une identité relationnelle, de l’expérience des limites mais aussi du lien et de la communauté — est devenue, à son insu, une identité éminemment politique.
La peau en latex de Cuco paraît être un élément essentiel de votre documentaire. Pouvez-vous nous parler de sa symbolique à l’image ?
Cuco parle effectivement du latex comme de sa peau, et refuse que l’on parle de son visage comme d’un masque. C’est « son visage », « sa peau ». Le latex est ce qui le constitue en tant qu’identité pirate et transgenre. Tourner en noir et blanc, évacuer l’information colorimétrique, c’était choisir de visibiliser les matières et les gestes. À l’image avec Victor Zébo, nous avons porté une attention particulière aux peaux, à la manière dont les corps se déploient, mais aussi à la façon dont ils se laissent approcher ou non. La question de la distance est centrale, et l’ensemble des portraits posés de Cuco par exemple, fabriqués en « studio » (au Garage Mu***), nous ont permis de toucher à une forme de proximité, qu’iel ne donne pas nécessairement. Cuco n’est pas un être de la quotidienneté, mais bien de la discontinuité, du hacking, de l’anonymat ; de l’apparition et de la disparition. Pour donner à voir des parts de vulnérabilité, d’intimité, de détermination, il fallait construire des registres d’images qui permettent aux spectateurices d’y accéder. La séquence de la réparation de la peau permet à mon sens, sans que quoi que ce soit ne soit nommé, de comprendre la relation qu’iel entretient avec la nécessité, la persistance et la fragilité.
Quant à la réalisation du documentaire, quelle est l’influence, voir la collaboration de Cuco, sachant que son manifeste poétique sert aussi de fil narratif dans le documentaire ?
J’ai souhaité centrer le tournage sur deux périodes principales, une contrainte forte qui a fixé un cadre de captation resserré et précis. Une première partie du tournage s’est déroulée en juillet 2019 dans le cadre d’une résidence avec La Station Gares des Mines et le Collectif Mu, et une seconde en novembre 2019 au Mexique, pour la fête des morts. Pour le premier temps de tournage, j’ai fait le choix de filmer ce qui se présentait, ce que Cuco « a l’habitude de faire » seul·e ou avec moi ; il se trouvait que la marche pour Adama, la Spectrum (soirée de la pride) ou encore la fête de Krishna se déroulaient au même moment que notre temps de résidence, nous l’avons donc accompagné·e dans ces moments qui comptent pour iel. Nous avons aussi filmé un happening qu’iel rêvait de réaliser depuis très longtemps, la libération de tourterelles en cage. Il y avait aussi un certain nombre de séquences que je voulais réaliser et que j’ai proposé à Cuco : le tag de La République se vit à visage découvert, la réparation de la peau, les portraits… Cuco s’est prêté au jeu, bien que certaines séquences ont amené des discussions voire parfois des remises en question, comme celle de La République, à laquelle je tenais particulièrement. Avant de la tourner, Cuco doutait de sa pertinence. Au Mexique, nous n’avions pas d’habitude et nous avons balisé en amont et sur place ; Cuco a proposé de se rendre dans le Yucatan pour rencontrer les oiseaux des mangroves, de participer à la marche des Catrinas ou de faire du lettrage sur les murs de Mexico City. Je voulais de mon côté nous rendre sur des sites Mayas et/ou Incas, et ce particulièrement pour voir et filmer des Tzompantli (plate-forme de crânes) et bien sûr, filmer la fête des morts. Le repérage et le tournage se faisaient d’un jour sur l’autre, et c’était évidemment un ensemble de choix menés en collaboration.
Pour la voix, j’avais également décidé de ne pas céder à l’entretien. J’avais envie de filmer Cuco comme on peut le rencontrer ; par hasard, au débotté, au coin d’une rue, en haut d’un temple, au fond d’une teuf. Et connaissant la puissance de ses textes, la voix-off s’est rapidement imposée comme le matériau qui me servirait à lui rendre. Faire un film, c’est réaliser des rêves. Partir au Mexique pour renouer avec la fête des morts liée à la naissance de Cuco, c’est typiquement transformer le désir en réalité.
Dans les films, la danse est souvent synonyme de libération des personnages. Dans votre documentaire, l’apparition de Cuco se fait par une danse groupale (deux danses groupales) et se termine par une danse solitaire. Pouvez-vous nous parler de l’importance de ces deux danses dans votre documentaire ?
Le clubbing est un motif, un leitmotiv, qui me traverse et constitue des pans entiers de mon temps et de mon travail artistique. La fête a par ailleurs une histoire affective et militante inextricable des communautés LGBTQI+ ; elle est aussi devenue pour Cuco l’un des « derniers bastions » de liberté et d’accueil qu’il lui reste en France. Dans l’écriture d’HERMAN@S, filmer les corps à corps dans les soirées underground et TPG, c’est ce qui m’est apparu avec le plus d’évidence. Les trois clubs proposent trois expériences distinctes et participent à la narration grâce à leur construction. La Tragedy x Bender au Kube (club#1) correspond à la première rencontre avec Cuco, c’est le club des oiseaux de nuit, des copin·es et de la queer & chosen family, il est effervescent, léger et tendre. La Spectrum à la Station Gare des Mines (club#2) c’est l’énergie de la dépense, des torses nus et ruisselants, il est puissant, pédé·es et intarissable dans son bouillonnement de désirs. La KAOS à Electrowerkz London (club#3), illumine le sentiment de transe dans l’expérience individuelle, personnelle, intérieure du club ; c’est la vague d’extase collective qui électrise les corps, qui les fait vibrer à l’unisson. Ces trois clubs ont été sculptés grâce aux trois atmosphères musicales distinctes composées par Soraya Daubron, qui viennent appuyer à coup de BPM ces ambiances.
Le plan final, cette dernière image solitaire et de transe, s’est imposé pour révéler cette dimension à la fois extatique et solitaire que Cuco vit, et qu’iel nomme dans sa quête d’illimité. C’est aussi le dernier moment avant qu’iel ne disparaisse, la dernière fois, peut-être, que nous le verrons, avant sa prochaine apparition.
*TPG : Trans·Pédé·Gouines
**(cucoandcuca.wordpress.com)
***Animé par le Collectif MU, le Garage MU est un laboratoire qui accueille résidences d’artistes, ateliers, concerts et expositions dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris.
PROPOS RECUEILLIS PAR SOFIA LEBOEUF