Entretien avec Naomi Goldziuk à propos de son film Le Chant du Saz, sélectionné à la 28ème édition du festival Les Ecrans Documentaires. Propos recueillis et racontés par Sabrina Boukhezar.
Pourrais-tu commencer par nous parler un peu de ton parcours et de ton attrait pour le documentaire ?
Avant d’être à l’école de cinéma Louis Lumière, j’ai vécu 4 ans au Mexique et je travaillais sur des bateaux de pêche, des voiliers… c’est un peu là que j’ai construit ma pratique de l’image. Avant ça, j’ai fait un CAP projectionniste de cinéma, puis une formation d’éducatrice spécialisée, et ensuite je suis partie au Mexique. J’ai appris un peu en autodidacte. J’avais déjà le projet de faire un film documentaire. Je faisais déjà beaucoup de photographies documentaires. Et donc ensuite, j’ai fait Louis Lumière. J’aurais du mal à dire d’où vient mon attrait pour le documentaire parce que je fais aussi de la fiction par ailleurs. J’ai beaucoup fait les deux, un peu en parallèle. Le dernier projet est un documentaire qui se passe en mer, avec des pêcheurs, ce qui relie un peu le cinéma à la mer par rapport à mon expérience.
Comment as-tu rencontré Mahmut ?
Je l’ai rencontré dans mon quartier, à Montreuil, un peu par hasard. Ça m’a tout de suite un peu interloquée parce que c’est une boutique qui est ouverte parfois à horaires très tardives. Mahmut passe du temps avec ses amis, la communauté etc. C’est un lieu de vie où il y a beaucoup de monde qui gravite autour, beaucoup de musique.
Pourrais-tu me parler de tes choix de mise en scène, entre musique et politique ?
Je me suis rendu compte assez rapidement qu’il y avait des sujets qui revenaient tout le temps dans ce lieu, autour de la question de l’identité. Il y a un peu un trouble identitaire, une obsession par rapport à l’identité, l’exil, la langue, etc, pour Mahmut et ses amis. Ces questions étaient au centre de tous les débats dans cette boutique. Et tout cela trouvait une forme au travers de la musique. Ce qui m’a intéressé, c’est la façon dont Mahmut exprime et questionne ses troubles identitaires à travers la musique. Les mots ne sont pas toujours utilisés et la musique les prolonge quand ils ne suffisent pas. Elle sert de médiation dans son rapport à la vie. En me rendant compte de cela, j’ai voulu que les situations arrivent à travers son instrument. Par ce prisme de la musique, j’ai donc souhaité interroger son rapport au langage et à l'identité dans l'exil. La musique est aussi une forme de médicament. Elle permet de soigner les maux liés à l’identité, à l’exil… En tous cas, j’ai eu l’impression que c’était la quête que menait Mahmut, et en choisissant la mise en scène centrée sur la musique et son rapport à l’instrument, j’ai aussi voulu montrer ça. La musique lui permet de prolonger le langage, de réécrire son histoire, de concilier dans l'exil ses identités fragmentées, de se sentir plus libre, de rassembler, de se retrouver, de faire communauté.
Il y a aussi l’histoire avec la séquence de fin par exemple ; il rencontre une personne qui vient d’une autre culture ouzbek, et qui raconte que cet instrument est aussi une voie/voix de liberté pour son peuple. On se rend compte que le Saz est partagé par d’autres populations qui ont un lien avec. Il s’appelle peut-être autrement, il est peut être un peu différent, mais il est partagé par tout un tas de peuples sur la route de la soie, qui ont par ailleurs été opprimés dans l’histoire. Ces populations qui partagent un lien autour du Saz n’est pas clairement explicité dans le film, mais je voulais montrer que cela va au-delà de l’histoire de Mahmut. Cela montre par ailleurs l’intérêt que Mahmut porte aux autres cultures, à l’histoire, aux instruments. Ce n’est pas juste un choix de mise en scène qui ne serait pas collé à la réalité. Il y a vraiment un intérêt de Mahmut pour les instruments, et c’est là-dedans qu’il raconte l’histoire, les drames qu’il y a eu, les persécutions…Il y a un truc très fort, où se relient toutes ces choses dramatiques mais aussi belles, dans son rapport à la musique.
Comment en es-tu arrivée concrètement à aborder ces sujets politiques avec lui ? Est-ce que tu as mené des interviews où tu lui demandais de s’exprimer directement sur ces questions ?
Non, ce sont vraiment les repérages, le fait de passer beaucoup de temps dans la boutique avec ces gens et Mahmut, qui m’ont permis de me rendre compte de la centralité de ces questions-là, dans ce lieu qui fait communauté, qui fait politique etc. Je me suis rendue compte assez rapidement que c’était omniprésent, qu’il y avait un trouble identitaire, qu’il y avait des douleurs liées à l’exil, à la politique. Et ensuite, le fait de relier tout cela à la musique a été un choix de mise en scène, pour ne pas partir dans tous les sens. Ce n’est pas un film historique qui veut expliciter l’histoire. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt de voir comment toutes ces questions-là, Mahmut les travaille à travers la musique. Comment la musique lui permettait quelque chose de plus que les mots ? Comment toutes ses obsessions, ses douleurs, il les travaille dans la musique. C’est donc un choix qui est venu après dans le processus de création.
Toutes ces choses plutôt intimes et personnelles, on ne les voit pas finalement, alors que parfois, ce sont des choses que j’ai filmées et qui sont dans les rushes. Il raconte son père, sa jeunesse, son exil, son arrivée en France, etc, mais ce n’est pas dans le film. J’ai voulu vraiment me recentrer sur sa relation à la musique qui dépasse finalement sa propre histoire. Ce n’est donc pas exactement un simple portrait. C’est aussi un portrait de groupe.
On sent qu’il y a une forte confiance, une grande intimité. Comment es-tu parvenue à construire ce lien entre vous ? Est-ce que c’est lié à un temps de repérage important ? Je pense par exemple à ces moments où on a presque le sentiment qu’il est seul avec la caméra, en train de parler de ses instruments, en les réparant, tant il semble à l’aise…
Oui, c’est lié aux repérages. Après, je pense qu’il y a plusieurs choses comme le fait que, déjà, ce ne soit pas un entretien frontal, mais justement qu’il est en train de parler alors qu’il travaille sur ses instruments. À la base, pour montrer cette relation à la musique et comment il travaille toutes ces questions-là, je voulais même qu’il parle à ses instruments. C’est en les travaillant qu’il pense aux choses, et il le fait naturellement. Donc l’intimité est liée à plusieurs choses : au temps passé avec lui, au fait qu’il travaille ses instruments quand il raconte, aux repérages, au fait aussi d’être parvenue à lui faire comprendre le but du film. Ça a mis du temps, car il a fallu construire pour moi cette idée que ce ne soit pas juste un portrait sur lui mais sur le groupe, sur les aspects politiques de ce lieu et de cette communauté. Il est même devenu complice du film à un tel point qu’il a lui-même introduit des sujets politiques par exemple. Enfin, je pense que l’intimité vient aussi de la présence de la cheffe opératrice. Ça m’a libérée, m’a permis d’être directement en lien avec Mahmut et pas seulement à travers une caméra.
Il y a beaucoup de plans fixes, descriptifs. On est vite transporté au sein de ce lieu. Je me suis même demandé si on était en France à un moment. Pourrais-tu me parler de tes choix esthétiques ? Est-ce que c’était une volonté de nous immerger dans la boutique et pourquoi ?
Effectivement, le choix du huis clos, c’est l’idée de montrer un microcosme et de rester enfermé dedans. Je ne voulais pas situer le lieu extérieurement pour montrer que tout se passait à l’intérieur. C’est un lieu de débat, un lieu de tout, qui recrée une communauté à l’intérieur. Je voulais faire transparaître l’ambiance, par de longs plans, par une panoplie de scènes, de situations qui surgissent dans ce lieu. Il y a une sorte de distance qui s’instaure, et la présence de la cheffe opératrice la crée en partie. Je pense que le sujet nécessitait cette distance, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas trop d’interactions entre la caméra et la parole qui se joue. Je crois qu’un des seuls regards caméra de Mahmut survient quand il raconte le drame qui a eu lieu dans un village en Turquie. C’est là qu’il regarde la caméra pour la première fois il me semble.
J’ai été surprise qu’il exprime le fait que pour lui, la musique n’est pas politique. Ce n’est pourtant pas ce qui transparaît de sa pratique, de ses discours. Son acte de transmission de la musique semble d’ailleurs intrinsèquement politique. Il apparaît comme quelqu’un qui lutte à travers la musique, en s’efforçant de maintenir la culture, la transmission, la tradition autour de cet instrument qu’est le saz. Et pourtant il vient dire cette phrase. Pourrais-tu apporter des précisions sur sa façon de voir les choses ?
Oui, c’est clairement politique, mais d’ailleurs la personne à qui il s’adresse n’est pas d’accord avec lui. Mahmut a une personnalité très contradictoire. Il dit un peu une chose et son contraire, et on voit bien que pour lui la musique est politique, c’est sûr. Il le dit même parfois clairement. Il y a un côté un peu comique dans sa personnalité contradictoire, une dualité que je voulais montrer aussi. Moi je trouve ça drôle. Ça fait même un peu rire les clients qui sont là, son caractère, sa manière d’être très catégorique. Il ne laisse pas le débat s’exprimer. Ce qu’il porte, c’est qu’il y a trop de guerres entre les peuples. Il parle des sujets qui l’obsèdent.
Propos recueillis et racontés par Sabrina Boukhezar.