Entretien avec Stefano La Rosa à propos du film Il Castillo indistruttibile, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires
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Pour résumer le film en quelques mots : vous vous êtes attaché.es à suivre les aventures de quatre enfants italiens de onze ans issus de classes populaires à Palerme, et plus précisément l'investissement qu'iels font d'une ancienne crèche désaffectée. Iels choisissent l'une des pièces, en balaient les gravats, la débarrassent de sa poussière et récupèrent de vieux meubles pour y apporter un semblant de vie. On aménage une maison factice avec tout le sérieux du monde et on performe l'âge adulte. Ce lieu à l'écart du monde dessine une bulle immunisée de sa violence.
Vous êtes trois à réaliser ce film. Comment avez-vous rencontré ces enfants et comment s'est déroulée la genèse du film ?
L'idée du film nous est venue parce qu'on a tous les trois un lien avec ce quartier. Danny et Virginia, mes deux autres co-réalisateurs, sont des habitués du quartier. Ils sont arrivés à Palerme pour y intégrer l'école de cinéma. Ils avaient un appartement par ici et ils ont commencé à fréquenter les gens et les lieux autour. Et de mon côté, je commençais à mener ici des ateliers de cinéma et un autre atelier pour une revue participative. On a donc fini par se rencontrer avec l'envie de faire un film dans ce quartier auquel on était attaché.es. Nous n'avions pas d'idée précise mais nous voulions raconter la jeunesse d'ici, la manière dont les relations s'y tissent, la composition d'une grande famille. C'est un tout petit quartier au bout d'une rue dans laquelle tu ne vas pas si tu ne connaîs pas.
On a passé beaucoup de temps sur la place principale où la plupart des jeunes passent leur après-midi. On a commencé à dire qu'on avait envie de faire un film, sans savoir encore sur quoi ni avec qui. Et petit à petit, le groupe avec les enfants s'est formé assez naturellement. Ils se connaissaient. Angelo, Mery et Rosy étaient les plus enthousiastes à l'idée de faire un film. Puis, ils étaient très différents. Angelo a une sensibilité particulière, en décalage avec les codes de masculinité du quartier, Mery c'était la "fille populaire", très pragmatique, et Rosy était très vive, avec une force physique incroyable. C'est eux qui nous ont menés à la crèche abandonnée, même si le lieu nous attirait dès le départ, bien sûr.
Ce bâtiment "squelette" trône au milieu du quartier. Les enfants n'y allaient pas trop, c’est un lieu craint, qu’on soupçonne peuplé de fantômes. Mais de fait, c'était aussi le seul endroit de tranquillité dont nous pouvions disposer ensemble.
Le choix du lieu est aussi né de cette nécessité-là, d'un besoin d'espace de confiance pour que la parole se déploie et pour être protégés du jugement et du regard des autres enfants.
C'était un endroit vierge, propice pour construire quelque chose à l'écart du chaos du quartier.
Comment l’idée d’en faire une “cabane” a émergé ?
On l’a décidé ensemble. On ne voulait pas simplement faire un film "sur" des enfants, mais construire quelque chose avec eux. C'est Rosy qui nous a menés à la crèche un jour où nous faisions des explorations filmées du quartier. Les enfants avaient très peu le droit de s’y aventurer en temps normal mais les parents ont donné leur accord parce que nous étions des adultes. Rosy a émis l'idée de faire une cabane ici et c'est devenu le début d'une aventure filmique ensemble.
La caméra se fait très discrète tout au long du film. Est-ce que cette volonté d'effacement vous a permis de les filmer en vous débarrassant de votre surplomb d'adultes ?
Tout à fait. Cet "effacement" dont tu parles nous a guidé dès la naissance du projet. On ne voulait pas projeter un film préexistant sur eux et sur le quartier mais plutôt qu’il naisse d'une relation privilégiée. Ainsi, le film a commencé par des jeux avec eux. On les suivait dans leurs aventures, on escaladait, on grimpait. C'était très drôle. Et c'est par cette légèreté première que tous les thèmes plus denses ont pu commencer à émerger. Je pense notamment à la scène où les filles parlent de leurs pères en prison, qui est le moment clé du film. Nous avions commencé par un jeu ensemble, d'action ou vérité. Elles parlaient de leurs amours de jeunesse, de leurs petits amis et puis elles ont voulu mener la conversation vers autre chose. Cet espace de la crèche dédié d'abord au jeu est progressivement devenu un espace de parole pour elles.
Les enfants ont donc participé à la mise en scène ? Était-ce une manière pour vous de réussir à bâtir le film sur leur propre rationalité ?
Oui. Lorsqu'on entrait dans la crèche, les enfants savaient que le film commençait, qu'ils allaient être filmés, qu'on allait essayer des choses ensemble. Même les parties plus fictionnelles comme celle avec le miroir viennent de moments que l'on avait observé entre eux, d'une proposition de leur part, même involontaire. On avait remarqué qu'Angelo jouait avec son reflet à l’aide du miroir et du soleil. On a donc posé ensemble ce cadre, on lui a posé des questions et on a improvisé cette scène ensemble. S'ils ont participé à la réalisation et à l'écriture du film, c'est dans ce sens là.
Votre documentaire aborde la place essentielle du refuge dans la construction de soi. Refuge physique, émotionnel et relationnel. Comment décrirais-tu un refuge propre à l'enfance ? Et est-ce que le film correspond à l'idée que tu t'en faisais ou est-ce que ces enfants ont participé à en renouveler ta perception ?
Je pense que tu as tout à fait raison. On a compris au moment du montage que le film parlait surtout de ça, des refuges.
Pour moi, ce sont des espaces qui nous permettent de garder une innocence, mais surtout, un goût du jeu et de l'imagination. C'est ce que les enfants et le film nous ont beaucoup appris : l'importance de garder ça en soi, vivace. Dans le processus même de la fabrication du film, on a essayé de garder en tête cette fraîcheur du regard, cette spontanéité là. On s'est lancés ensemble dans le plaisir de jouer, dans un contexte social défavorisé qui bien sûr traverse le film.
Le film se construit ainsi : on observe la crèche désaffectée de l'extérieur, on pénètre à l'intérieur le temps d'y construire une "cabane", puis nous la quittons lorsqu'elle est détruite pour gagner les ruines d'un château comme une promesse à venir. On investit de nouveaux refuges jusqu'au moment où l'on devra les quitter. Peux-tu me parler de ce mouvement qui parcourt le montage du film ? De quelle manière l'avez-vous pensé ?
Ce mouvement s'est dessiné vers la fin du tournage. On avait déjà filmé la destruction de la crèche et on ne voulait pas terminer sur une note si négative pour les enfants. On voulait honorer ce qu'on avait construit ensemble. L'idée était, avec ce château, d'ouvrir un autre espace d'imagination dans lequel leur amitié pourrait continuer de se tisser, de leur laisser ce Castello Indistruttibile comme espace précieux de parole et d'imagination. C'est un espace au-delà de l'espace physique. C'est une image finale qui fait partie de cette co-construction du film.
J’aimerais te poser une dernière question. Issue de la classe populaire, il y a une question que je me pose souvent avant de filmer ou d'écrire, et j'aimerais la partager avec toi. Tu fais du cinéma et tu as donc inévitablement un pied dans un monde nouveau, privilégié. Tu as acquis un capital culturel important et pourtant j'imagine que tu restes habité par l'envie de produire des représentations manquantes, c’est-à-dire des représentations plus dignes, plus complexes et débarrassées des stéréotypes humiliants que l’on trouve majoritairement dans le cinéma. Comment t'y prends-tu lorsque tu décides d'un projet comme celui-ci ? Quelles sont tes réflexions éthiques autour de ta propre pratique ?
En effet, la réflex
ion que l'on a eu sur notre dispositif et sur l'humilité qu'on voulait y intégrer participait de ce souci-là. On avait envie de filmer cet espace et ces gens avaient envie de faire un film avec nous. Ils avaient envie de se raconter, de se mettre en scène. Je me souviens avoir fait un atelier de cinéma avec des enfants à Genève et à chaque fois que l’on demandait aux enfants et aux jeunes ce qu'ils avaient envie d'écrire et de filmer, les réponses étaient souvent clichées : la mafia, les flingues. En fait, j'ai réalisé que c'est comme s'ils étaient un peu conscients de l'image complètement stéréotypée que les gens avaient d'eux ou de leur quartier – y compris médiatiquement – et qu'il n'y avait pas d'autre solution envisageable que de s'y conformer, d'accepter ce rôle que l'extérieur plaquait sur eux. Du coup, je me suis dit que pour construire quelque chose ensemble qui soit aussi enrichissant pour eux, il faudrait réfléchir à des dispositifs qui permettraient de faire exister d'autres narrations, d'autres récits. Pour moi, la justesse des représentations passe avant tout par le choix de nos dispositifs filmiques, dans le tournage des projets mais aussi dans leur genèse.
Avec Il Castillo Indistruttibile, on a passé énormément de temps avec ces enfants et ces habitants. On a mis à peu près trois ans pour faire le film et on les fréquentait depuis un an et demi avant de les filmer. Ce temps-là nous a permis de construire avec eux une vraie relation de confiance sans laquelle on n'aurait jamais pu atteindre un tel niveau d'intimité ni construire un projet réellement commun.
PROPOS RECUEILLIS PAR CYNTHIA LOPEZ