Entretien avec Mathijs Poppe à propos de son film The Jacket, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires
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Pourrais-tu dans un premier temps, nous expliquer l’organisation du tournage de The Jacket ?
Nous avons tourné sur trois périodes différentes. Le premier tournage s’est passé durant l’été 2021, où nous avons tourné les scènes au théâtre et dans la maison de Jamal en compagnie de sa famille. Ensuite le deuxième tournage a été organisé un an plus tard, en 2022, où nous nous sommes concentrés sur la recherche de la veste disparue. Puis nous sommes revenus, en mars 2023, sur les lieux avec l’équipe. C’était pendant la post-production, on avait besoin de plans supplémentaires.
Le tournage remonte quelque peu, est-ce que cela signifie que le film est à la fin de sa distribution en festivals ?
Oui, il a été projeté la première fois en octobre 2024, c’était à l’occasion de sa première au Festival International de Gent. Après ça, il a été projeté en novembre à l’IDFA à Amsterdam.
Je te remercie pour cette contextualisation, passons au sujet concret. Comment en es-tu venu à réaliser un documentaire comme The Jacket ? Quelles réflexions ont orienté tes intentions en tant que réalisateur ?
C’est une longue histoire qui remonte à il y a 15 ans, lorsque j’avais 19 ans. Je sortais d’une année de cinéma qui ne m’avait pas plu. Et grâce à un programme que je suivais en Suède, j'ai pu faire un stage, du bénévolat en fait. J’ai alors décidé de partir à Chatila, le camp de réfugiés palestiniens au Liban, parce que j'avais rencontré une personne originaire de là-bas et il venait d'y créer un centre. J'avais également pris ma caméra parce que j'étais intéressé par l'histoire et la culture palestinienne. J'y ai donc beaucoup filmé pendant mon bénévolat.
Mais à mon retour en Belgique, j’étais mal à l’aise par rapport à ces images. Dans le sens où, en tant que réalisateurs belges, en tant qu’occidentaux dans un autre pays, on replace nos intervenants dans des narratives victimaires. Et je pense que cette façon de filmer est dangereuse sur le long terme. Parce que le problème majeur c'est qu’on ne les montre qu’à travers le rôle de victime sans montrer leurs moments de bonheur, de vie et toutes ces choses. Cela revient toujours à cette image de supériorité qu'ont les sociétés occidentales.
J’ai remarqué que j’ai souvent approché les gens de cette manière, à l’époque. Et cette question est revenue à la fin de mon master, lorsque je devais présenter un film de fin d’études. Si je veux réaliser un film à Chatila, comment le faire en incluant les gens que je filme ? Comment ne plus les considérer seulement comme des sujets mais également comme les co-créateurs du film ? Comment pouvons-nous partager de manière équitable le processus de production du film ?
Donc pour moi, dès le premier film, l'idée était d'incorporer de la fiction pour aborder les personnes avec lesquelles nous réalisons le film comme des acteurs et non comme les sujets d'un documentaire.
Je vois. Pourrais-tu nous expliquer dans quel contexte tu as rencontré Jamal, le personnage principal de ton documentaire ?
Le premier film que j’ai réalisé avec lui s'appelait Ours is a Country of Words. Il se déroulait dans le futur, lorsque les Palestiniens des camps pourraient retourner dans une Palestine libre. C'est de la science-fiction, quelque chose d’irréel, mais c'est un rêve qu'ils nourrissent depuis la création des camps de réfugiés palestiniens. Donc, en utilisant cette fiction, on pouvait montrer le côté documentaire du rêve qu'ils ont réellement. Pour réaliser ce premier film, j'ai travaillé avec trois familles différentes, dont la famille de Jamal. Après cette première expérience, et principalement parce que Jamal faisait déjà du théâtre depuis longtemps, j'ai ressenti un lien très fort, une connexion avec lui.
Puis, je lui ai demandé de travailler ensemble sur un deuxième film. Nous avons commencé à réfléchir : « D'accord, de quel genre de film pourrait-il s'agir ? ». Et puis, je pense que ça s'est produit précisément parce qu'à ce moment-là, il parlait d'une de ses pièces de théâtre. Et j’ai compris combien il ressemblait à son personnage. Cette connexion entre lui et son personnage, je pense que ça a été le point de départ pour moi. J'étais surtout intéressé par cette idée d'utiliser la fiction pour parler de nous-mêmes, et c'est exactement ce qu'il faisait dans sa pièce de théâtre.
À quel point Jamal a-t-il fait partie du processus d’écriture du film ?
Finalement, c’est en quelque sorte un échange entre lui et moi. Nous avons beaucoup discuté sur la manière dont il y serait présenté, les intrigues et d’autres idées. Je pense que l’écriture a pris beaucoup de temps parce que je lui ai souvent demandé son avis sur différentes choses. Donc, bien sûr, au final, il y a eu cette question de le considérer ou non comme un auteur du film.
Mais il m’a dit qu’il me considérait comme le seul auteur parce qu’il ne s’était pas senti écrivain dans ce processus. Malgré tout, je pense encore que c’était un travail à deux que nous avons fait ensemble.
Et bien sûr, ce film est basé sur sa vie. Par exemple, la pièce de théâtre était déjà là, ils l’ont déjà jouée donc ce n’est pas quelque chose que j’ai écrit pour le film. Ils ont simplement fait une répétition à la caméra. Sa situation familiale avec sa fille au Royaume-Uni est réelle aussi. Ils m’ont accordé une grande confiance en me donnant ces éléments pour construire le film.
À plusieurs moments, j’ai remarqué que la caméra était positionnée avec une certaine distance vis-à-vis des personnages du documentaire. Elle n’interagit presque jamais avec eux. D’où vient le choix d’un tel positionnement ?
On revient à cette idée de créer un mélange entre la fiction et le documentaire. C’est une histoire assez simple quand on y pense. Ils répètent, ils partent à la montagne, ils perdent la veste puis sont obligés de faire des efforts pour la retrouver. Mais on souhaitait avant tout laisser le spectateur vivre son expérience, ressentir ses propres émotions et estimer ce que perdre cette veste signifie pour Jamal. Parce qu’il n’explique jamais ce que tout cela représente pour lui. C’est ce que je cherchais à démontrer en faisant ça.
Le processus de perdre la veste était-il également fictionnel ?
Oui, à vrai dire, cette idée était sûrement la première étape, avant même cette conversation avec Jamal concernant son personnage dans la pièce et ce qu’il représente pour lui. J’étais là-bas pendant 3 mois, à l’époque, lorsque l’idée m’est venue : et si on retournait l’histoire de la pièce de théâtre. Et si au lieu d’essayer de se débarrasser de la veste, il la perdait. Le reste de l’histoire a été créé autour de ça.
Peut-on considérer ça comme une métaphore ?
En quelque sorte. Ils ont créé la pièce de théâtre autour de ça, la veste étant une métaphore pour l’identité palestinienne. Et en la lui faisant perdre, j’ai créé un petit conflit. Et bien sûr, ça a permis d’introduire cette idée des rencontres avec différentes personnes originaires de plusieurs endroits. C’est assez commun dans cette partie du Moyen-Orient : le Liban, la Syrie, la Palestine, le sentiment d’éclatement, d’être étranger, c’est un sentiment que beaucoup vivent. C’est quelque chose de commun. Pour moi, c’est une conséquence de l’impérialiste et colonialiste état d’Israël qui perturbe la région entière. Il était important de raconter ces histoires dans le parcours de Jamal.
Comment peut-on dire que Jamal reflète tes intentions en tant que réalisateur ?
Le film est proche de Jamal en tant que personne, mais en même temps, je ne crois pas en l’authenticité. Mais le film donne une belle image de qui il est, du moins, c’est ce que j’en pense. Je voulais le montrer comme quelqu’un qui porte ses combats avec lui. Comme quelqu’un de fort, qui possède des rêves, des croyances. Bien sûr, il a souffert dans sa vie, Jamal a vécu les guerres, il est né réfugié donc il a son lot d’expériences traumatiques mais je ne voulais pas me concentrer sur ça. Je voulais plutôt me concentrer sur son amour pour sa fille, sa famille, par exemple. Sa force de placer toutes ses épreuves vécues dans une pièce de théâtre, de créer. C’est ce genre de chose que je voulais montrer. J’ai décidé de montrer la beauté où je pouvais la voir.
Plus tôt, tu as évoqué le côté fictionnel de certaines parties du film, est-ce que ses interactions avec sa famille, sa fille en ont fait partie ?
Bien sûr, il y a toujours de la manipulation, pour moi, dans le documentaire. Dès qu’on place une caméra devant quelqu’un, il va agir différemment. Ils vont cacher des choses d’eux-mêmes qu’ils ne veulent pas montrer. Et c’est normal que cela arrive.
Par exemple, la conversation avec sa fille, à la fin du film, est réelle. Mais dans le cadre du film, ils savaient bien sûr que nous enregistrions la conversation. Nous l'avons fait plusieurs fois. C’était donc orchestré dans le sens où nous avons discuté de la scène, mais je n'ai jamais fait cela pour aucune autre scène, en fait. Je n'ai jamais écrit de dialogue, par exemple.
De cette façon, certaines scènes sont plus fictives que d'autres, dans un certain sens, par exemple la scène avec Jamileh, la femme âgée qui apparaît à la fin du film. Le passage dans le couloir est un peu plus orchestré dans le sens où c’est nécessaire pour que l'histoire continue. Mais ensuite, lorsqu’ils discutent de leur vie, assis ensemble, c’était plus libre. Bien sûr, nous avons convenu de leurs sujets de conversation. Mais cette discussion était plus libre.
Je ne pense pas que la manipulation soit un problème. Au contraire, je pense que cela permet d'avoir des conversations plus honnêtes avec les personnes qui sont devant la caméra. Parce qu'elles peuvent dire « D'accord, on peut parler de ceci et de cela, mais il y a certaines choses dont je préfère ne pas parler ». Je n'essaie pas de leur soutirer quelque chose, tu comprends. C'est quelque chose que les réalisateurs de documentaires font souvent, ils essaient de mettre leurs personnages dans des situations où ils doivent répondre ou réagir, puis ils utilisent ça dans leurs films, car ça peut donner lieu à des réactions très fortes.
Mais je ne voulais pas faire ça, je voulais travailler dans un certain esprit d'honnêteté mutuelle et savoir à l'avance : « Voilà ce que je veux, si tu ne veux pas ça, tu dois me le dire pour qu'on puisse développer le sujet de manière confortable pour toi ». Et je pense que ça a contribué à les convaincre d’être filmés parce qu’ils savent quels seront les sujets abordés.
Sais-tu ce qu’ils ont pensé du film ?
C’est compliqué pour moi de parler à leur place. Il faudra leur demander mais nous avons eu plusieurs projections et Jamal est venu à Paris pour présenter le film à l’occasion du festival CinéPalestine. Je pense qu’il en était fier, sinon il n’aurait pas fait tout ce voyage pour le présenter.
Un autre message à convier à travers ce film, qui pourrait échapper aux spectateurs ?
Peut-être que j’ajouterais une chose que j’ai seulement réalisée une fois le film fini. C’était pendant le montage sonore, j’étais avec des amis de l’équipe et nous regardions le film, pour la première fois sur grand écran. Et tu l’as compris, chaque patch sur la veste représente un traumatisme vécu par les Palestiniens. Et à ce moment-là, j’ai réalisé que le départ d’Hanan pour ses études, pour se forger un avenir meilleur, c’est probablement un nouveau patch sur la veste de Jamal. Et peut-être que la signification est différente mais ça m’a touché sur le moment. C’était quelque chose de nouveau pour moi. Une prise de conscience brutale.
PROPOS RECUEILLIS PAR BELIYA TAILLEFOND