Entretien avec Louis Guihard à propos de son film Le Jeu du roi, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires
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Comment est-ce que tu raconterais ton film en quelques phrases ?
Ce film est un conte documentaire. Il y a une double lecture : la narration d’un conte, mêlée à des images plus documentaires. On est dans une plaine, la Plaine orientale en Corse, où une malédiction ronge les gens. Là, il y a un garçon qui entend parler d’une salle miraculeuse qui permet d’exaucer ses souhaits les plus chers. Le garçon décide d’y aller en espérant sauver cette Plaine de sa malédiction. Mais en y allant, en tentant d’exaucer son vœu, il découvre que cette salle miraculeuse c’est en fait l’origine de la malédiction. Je dirais ça.
À quel moment le fil du conte comme dispositif documentaire est arrivé pour toi, pourquoi as-tu eu besoin de ce dispositif ?
Dès le départ le film a eu une vie super chaotique, parce qu’il y a eu beaucoup de conflits avec la production. C’est un film qui a été financé par la collectivité de Corse et le GREC, donc c’est une coproduction, puis il y a l’IUT de Corse qui prête le matériel et qui fait tout l’accompagnement pédagogique.
Au tout début, dans le premier dossier que j’ai envoyé pour candidater à la formation, il y avait déjà un truc super fantastique, avec plein de couleurs, des effets spéciaux. Pourtant, j’ai vraiment une culture documentaire à laquelle je tiens beaucoup, j’aime beaucoup le cinéma direct. Mais là j’avais envie de faire un truc super formel, super fantastique, presque de fiction, et de mise en scène. Je saurais à peine dire pourquoi, je pense qu’il y avait un truc presque plus grand que moi. J’ai eu envie de narrations qui sont à la mode mais qui selon moi manquent dans le cinéma documentaire, et qui font du bien. Moi ça me faisait du bien de faire quelque chose de super mis en scène, j’avais trop envie de ça. J’avais envie que dans le film il y ait une expérience qui dépasse le cinéma direct.
Ces narrations dont tu parles, qui manqueraient au cinéma documentaire, lesquelles sont-elles ?
Ce n’est peut-être pas tant la narration que la mise en scène, le fait de prendre des libertés. Je pense qu’on s’est beaucoup rendu compte dans ma génération que le cinéma direct était ultra subjectif, ultra mis en scène, et même si elle n’était pas spécialement visible, et qu’il était alors possible de détourner cette mise en scène, de se l’approprier dans notre sens. On se dit qu’il est possible de mettre des choses en scène différemment, sans pour autant manipuler, et qu’il y ait une sorte de liberté. Parce que dans tous les cas la mise en scène elle est là, donc c’est dommage de ne pas se l’approprier.
Ton film pose la question du regard sur le monde, c’est une mise en scène du regard, avec un regard d’abord innocent et plein d’espoir, puis qui se ternit. Et toi, ce film, tu avais envie qu’il participe de quel regard ? Avec quel ressenti avais-tu envie de laisser les spectateur·ices ?
Je crois qu’il y avait toujours une sorte de tension entre le côté très onirique du ticket à gratter - qui transporte vers d’autres possibles, qui est ultra puissant - et le côté systématique et sociétal de la loterie, qui est ultra délétère et super révélateur à mes yeux. Mais malgré le fait que tu perçoives le côté systémique, ça n’enlève pas la puissance onirique du jeu. J’étais tout le temps traversé par les deux, donc j’ai fait le choix de garder la puissance onirique des tickets à gratter et de la loterie, dans leur capacité à changer le monde, notre monde, mon monde à moi si je gagne, et à la fois le côté systémique du jeu, et de l’économie de la loterie et tout ce que ça charrie, qui est pour moi très représentatif de notre système économique.
Je trouve que dans la parole des entretiens que tu saisis, il y a justement à la fois la poésie du jeu et en même temps quelque chose qui tend vers la critique du système. Du coup je me demandais comment tu avais guidé les entretiens, ou si ça s’est passé plutôt au montage pour construire cette parole ?
Déjà, ça a été très dur dans un premier temps de recueillir de la parole sur le jeu. Je ne sais pas si c’est spécifique à la Corse ou au lieu de tournage, mais j’ai énormément galéré. J’avais fait des repérages à Rennes aussi et c’était compliqué, parce que je pense que les gens ne se sentent pas valorisés dans leur pratique de boire un café et de gratter un ticket. J’ai l’impression que c’est une sorte de plaisir coupable, que les gens ne souhaitent pas être représentés ici et là. Ce qui fait que j’ai assez galéré à avoir de la parole et aussi à créer des relations avec des joueur·euses. C’était vraiment très compliqué les relations, donc j’ai essayé de parler de manière assez naturelle. Forcément j’ai un peu guidé les entretiens, mais j’ai surtout accompagné les gens pour qu’iels parlent, pour libérer la parole. J’avais pas d’axe sur lesquels les emmener.
C’était quoi les enjeux d’articulation de la voix des habitué·es du lieu - la parole documentaire - avec la parole de la conteuse ?
Ça s’est beaucoup fait au montage. Je crois que je m’attendais à avoir dans les entretiens des gens qui parlent beaucoup de la loterie en général et de ce que ça symbolise, ce que ça charrie. À l’inverse, j’ai eu très peu de gens qui m’ont parlé de la loterie en général, mais plutôt de leur consommation. Il y avait surtout un discours majoritaire sur le fait que c’est mal, que c’est comme la cigarette, que c’est une addiction. Je ne m’attendais pas à ça, donc j’ai vraiment composé au montage.
Donc cette voix sert à tirer vers une critique du système ?
Elle permet de faire intervenir ce que je n’ai pas avec les entretiens directs : la puissance de la rêverie. Les gens ne m’ont pas vraiment confié ce qu'ils pouvaient espérer avec la loterie, c’était plus décrit comme une sorte de pratique quotidienne, comme si les gens ne rêvent pas d’une chose particulière en jouant, mais plutôt que c’est devenu une sorte de rituel quotidien. La voix permet de rajouter quelque chose de plus dramatique, de plus fort, de moins quotidien ritualisé, de plus spectaculaire.
Et d’un autre côté, il y avait la critique systémique, que j’ai eue avec l’une des personnages à la fin ; mais c’était la seule à me parler de ça. J’avais envie d’en remettre une couche. Et je trouvais que le conte permettait de faire une morale un peu grossière et de pouvoir clore la parabole du film. Ça me plaisait de faire quelque chose de grossier et d’avoir une morale à la fin, c’est une contrainte que je trouve chouette.
Et l’ouverture du film, la première scène de traversée de la Plaine, elle joue quel rôle ?
Je pense qu’il y a beaucoup plus de choses pour moi dans cette image que pour la·e spectateur·ice.
Pour moi cette image c’était une sorte d’entrée d’un territoire, la Plaine orientale, le grenier agricole de la Corse. Il y a beaucoup de vignes, beaucoup de champs, et du coup beaucoup de travailleurs agricoles. Et ce dont je me suis rendu compte, c’est que ceux qui jouaient, l'écrasante majorité, étaient les travailleurs agricoles. Pour la plupart des immigrés marocains qui vivaient en Corse avec des conditions de travail et même idéologiques assez dures. Je me suis dit que ce n’était pas un hasard, que c’était même peut-être très corrélé.
J’ai décidé de filmer les vignes, comme pour montrer où on en est et pour introduire la question de la malédiction. Au montage j’ai trouvé ce plan super utile pour avoir une sorte d’introduction au conte à laquelle on peut donner de l’attention, parce que le reste du film est très bavard.
Est-ce que tu peux me parler de la construction formelle de l’univers du film - la musique, la matière argentique, et la pellicule grattée ?
La composition s’est d’abord faite d’envies prédéfinies : je savais que j’avais envie de gratter de la pellicule, notamment pour des raisons d’anonymisation, mais aussi parce que c’est quelque chose que j’étais trop curieux de faire, et c’était aussi ce qui accompagnait pour moi le choix de traiter un objet comme le ticket à gratter. J’avais envie de faire ce parallèle là, entre la pellicule grattée et le ticket de loterie.
Puis il y a eu des choix beaucoup plus tard, comme la musique. Je crois que généralement pour ce film j’ai laissé beaucoup de place aux gens avec qui j’ai travaillé pour qu’ils me proposent des choses, et je suis assez peu intervenu. Notamment la musique avec mon compositeur, ça marchait hyper bien. Je lui ai juste donné quelques mots, et on s’est mis d’accord sur l’instrument et il a composé ça, moi je n’ai presque pas retouché après. Je voulais une musique mythologique et on s’était mis d’accord de travailler avec un Casio, un vieux Synthé, parce qu’il a des sons assez simples et à la fois un peu pauvres, un peu enfantins. Les Casios c’est un peu les objets d’enfance, les premiers instruments quand t’es enfant. J’imagine ça.
Ce qui est assez marqué dans le film aussi c’est l'alternance entre l’argentique - la partie fictive du conte - et l’image numérique, une image directe, crue. Ça construit une alternance brutale, parce que j’ai dû composer avec les contraintes de la production. J’ai été un peu obligé parce qu’ avec la production j’avais signé un documentaire, donc il fallait qu’il y ait des interviews et du cinéma direct. Mais si ça n’avait tenu qu’à moi, je n’en aurais pas mis, j’aurais pris plaisir à en passer et j’aurais construit le film très différemment. Je serais parti beaucoup plus dans quelque chose de fantastique et de formel.
Pour finir, est-ce que tu voudrais me dire qui est le roi ?
C’est Emmanuel Macron [rires]. Plus sérieusement, le film fait référence au fait que la loterie a été inventée par la monarchie, sous François Premier, importée d’Italie par Casanova. Je trouve ça fou que ce soit resté. Le roi François Premier l’a instauré pour renflouer les caisses de l’État dans le but de préparer la prochaine guerre, donc c’est clairement prendre de l’argent au peuple, juste une bonne idée financière. Donc c’est fou que ce soit resté, parce que pour moi c’était vraiment un truc super monarchique ! Par ailleurs, la loterie en France c’est toujours un monopole d’État, même si ça se libéralise de plus en plus, c’est vraiment un outil financier, ça a toujours été contrôlé par le pouvoir, par le gouvernement, donc pour moi ça veut dire que c’est important.
PROPOS RECUEILLIS PAR LUCIE KASPERSKI