Entretien avec Juliana Brousse à propos de son film Ville Lumière, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires
Agrandissement : Illustration 1
Peux-tu nous raconter les prémisses de ce film ? Comment en es-tu venue à t'intéresser et à rencontrer tes personnages ?
Depuis très longtemps je photographie des chantiers, des gestes de travail. Mais au départ, en 2017, je m’intéressais aux routiers. Comment notre système économique, la concentration des villes, créent des métiers qui, pour nourrir le système, en sont exclus, doivent rouler/naviguer sans arrêt, afin que les villes, et notamment Paris, soient constamment livrées en denrées, matériaux divers, ou bien vidées de leurs déchets.
En 2017, alors que j’étais opératrice de prise de vue sur un documentaire, je rencontre Siverse, qui venait de quitter le métier de batelier, même s’il va y retourner parce qu’à terre, ça a été très compliqué. Ce jour-là, on discute des heures, ça a été une très belle rencontre : il m’a raconté l’histoire de toute une partie de sa famille, il m’a montré les bateaux. C’était le premier de sa famille à partir des navires, donc il y avait comme un besoin d’en parler et une immense fierté aussi. Je lui ai demandé si je pouvais aller prendre des photographies et il m’a dit sans problème qu’il appellerait son père, et c’est comme ça que je suis partie naviguer avec Luc et Sheila d’abord, un ou deux mois plus tard. Ça a été la découverte d’un monde. J’ai fait toute une enquête, je suis allée dans le nord pour rencontrer la famille de Sheila, discuter avec sa mère, la dernière de cette génération.
En continuant à naviguer avec Luc et Sheila, ses parents, une partie du monde dans lequel je vivais se découvrait à travers eux. Les boulangeries de mon quartier vendaient du pain dont ils avaient porté le blé. Le béton des murs de mon immeuble avait été façonné par du sable de leurs cales. Ils étaient au cœur de notre système, avec une très grande lucidité et connaissance. Ils m’apprenaient le cours des matières premières, les bonnes ou les mauvaises récoltes. Ils ont transporté tellement de choses différentes, pour des chantiers différents : ils étaient là aux fondations de la Bibliothèque François Mitterrand, ils livrent du blé pour les usines Panzani, ils déchargent des milliers de tonnes chaque semaine de déchets parisiens…
En 2022, dans le cadre de la fin de mes études à la Fémis, j’ai réalisé Bateliers, un premier court-métrage concentré sur une grande traversée. En 16mm, avec une heure quarante de rushes permise par les contraintes financières, je me concentrais sur les gestes de travail et le long voyage de Nogent-sur-Seine à la banlieue industrielle rouennaise de Luc et Sheila, juste un couple, une génération. Mais ce qui m’intéressait beaucoup, c’était les générations qui se suivaient et les chantiers du Grand Paris où les trois fils travaillaient en se relayant 12h/12h avec les deux bateaux, en 24h/24. Et voilà pourquoi j’ai continué à filmer. Puis les Bateaux-mouches sont arrivés et j’ai été prise dans leur engrenage, dans la transition. Ils étaient dans des galères financières liées au monde du transport, à l’augmentation du prix de l’essence. Il y a un moment où Luc et Sheila ne se payaient plus, ils payaient l’essence et les charges du bateau.
Mais c’est aussi la grande poésie de leurs traversées qui m’a plu, que je trouve très cinématographique. Leur vie est une sorte de long travelling continu. Comment ne pas y voir du cinéma ? Leur mouvement, leurs avancées sont à l’image de cette sur-productivité demandée, ces conditions toujours plus chronophages.
Ton film, à travers ce métier de batelier, nous parle aussi de la notion de famille et de son évolution / dispersion : le métier évolue et la famille aussi. Qu'est ce que cela traduit pour toi ?
Ce film parle de la famille et du travail, et questionne comment nos conditions de travail influent sur nos relations aux autres jusque dans nos relations familiales, nos relations à nos enfants. Notre système économique impose une division des tâches et ce métier où les hommes et les femmes naviguaient avec leurs enfants n’est plus possible. C’est une sorte de constat, les femmes partent s’occuper des enfants à terre et les hommes naviguent entre hommes. La division genrée se creuse.
Pour le Grand Paris, les chantiers demandent des bateaux 24h/24, donc les frères se relaient, l’un le jour, l’autre la nuit. Et les trois frères travaillaient au même moment. Parfois pendant des mois sans pause le week-end, donc les enfants venaient sur le bateau comme on le voit dans le film, pour voir leur père alors qu’il travaille. On les voit dans le film, Jonathan et Adeline avec les enfants à surveiller.
La loi Blanquer par exemple, qui impose l’école obligatoire à 3 ans en 2019, change complètement le paysage familial. Les enfants restaient sur le bateau jusqu’à 6 ans et ensuite ils allaient à l’internat de batellerie. Tous les mariniers me parlaient d’un déchirement et la séparation avec les enfants était terrible. Ça se déplace, maintenant les parents se séparent. Ils ne peuvent laisser un enfant de 3 ans à l’internat donc pour avoir des enfants, les parents ne peuvent plus vivre ensemble, les femmes débarquent et vivent à terre. Je ne juge pas, je constate.
Les politiques d’éducation, comme urbaines, et l’organisation du Grand Paris contraignent des vies. Sur leurs bateaux, ils travaillent maintenant avec des bateliers venant de Lorraine, de Loire-Atlantique et d’ailleurs, qui les empêchent eux aussi de voir leurs enfants. Les évolutions empêchent certains types de vie en marge, notamment des familles nomades. Luc et Sheila sont les derniers à avoir travaillé en couple avec leurs enfants sur le bateau. Brandon et Jonathan sont séparés de leurs familles. Les transformations du métier imposent un éclatement familial.
Isolés sur leurs péniches, les frontières entre le travail et le reste de la vie disparaissent. Entre quatorze et quinze heures de navigation par jour, le bateau ne s’arrête pendant ces traversées que pour le temps des écluses et du sommeil. Cela les isole du monde, et les conditions matérielles économiques déterminent ce rapport à la vie et donc à la famille pour eux, sachant qu’ils et elles ont tous.tes des enfants.
Cette transition, d'un bateau qui transporte du sable à un autre qui transporte des touristes, raconte une migration vers le secteur du tertiaire et du service : quelle analyse en fais-tu ? Qu'en pensent tes personnages ?
Il y a plusieurs raisons à cette transition. Les gabarits des bateaux augmentent, dans la logique capitaliste, et la prochaine ouverture du canal Seine-Nord ouvre les marchés à des péniches et des barges avec un tonnage beaucoup plus grand. Les petits ne peuvent plus s’en sortir. Dans le tourisme, ce ne sont pas les mêmes conditions, ils dépendent d’un patron, ils ne sont pas indépendants, mais ils sont beaucoup mieux payés et ils ne dépendent pas des affréteurs qu’il faut constamment appeler pour avoir du travail. On passe de matériaux nécessaires, du sable pour construire des bâtiments, des céréales etc... à du loisir, le secteur de la culture, beaucoup plus reconnu.
Le film raconte aussi une séparation spatiale. La dichotomie entre la banlieue et le centre parisien : le centre qui est une vitrine, un espace de culture, réservé aux touristes, tandis que les espaces périphériques, à la marge, invisibles, accueillent des conditions beaucoup plus dures, des chantiers constants, invisibles comme ceux des creusements pour les futurs lignes de métro.
Après des générations de navigation sur des milliers de kilomètres, ces dernières années leur travail s’est concentré en Île-de-France, c’est ce que j’essaye de raconter. Siverse qui ne s’en sortait pas « à terre » les rejoint de nouveau.
Du gilet orange de chantier au costume de capitaine sur les bateaux-mouches, ça me permet de montrer ces mêmes personnes à des endroits différents de la société, aussi en termes de reconnaissance. Ce film choral est le portrait d’une double transformation. Celle du « monde du bateau » comme ils l’appellent, entremêlée à celle des paysages franciliens. Deux branches se créent. Il y a la partie dans le tourisme, mais une partie des frères continuent à travailler sur les chantiers. Pour eux, c’est ambivalent ce changement, ils travaillent moins, ils sont mieux payés, mais ils dépendent d’un patron, ils ne choisissent pas leurs horaires, ils doivent se loger à Paris, ce qui est très compliqué (du coup leur bateau est amarré soit à Gennevilliers, soit
à Bonneuil, où ils rentrent pour dormir). Et naviguer sur moins d’une dizaine de kilomètres, la répétition les rend tristes. Luc me disait : « c’est même pas un bocal, on navigue dans un verre d’eau ». Ils perdent en liberté, mais gagnent en confort. C’est une question très complexe et qui bouge avec chacun et chacune d’entre eux.
Tout au long du film, les personnages sont assez silencieux et semblent avoir une certaine pudeur à se livrer sur leur vie. Cela se sent particulièrement en ce qui concerne les femmes : j'ai eu l'impression qu'elles auraient aimé en dire plus. Qu'en est-il de la place des femmes dans ce métier de batelier ?
C’est un choix, cette pudeur. Je ne voulais pas exposer une grande intimité, même si elle surgit à quelques moments, précieux. Les gestes racontent, il me semble. Et je crois que réduire la parole permet une meilleure écoute lorsqu’elle advient.
Les femmes disparaissent dans ce monde, ce travail, excepté pour Luc et Sheila qui sont plus âgés, ainsi que Siverse et Stéphanie qui n’ont pas d’enfants. Il y a un effacement en quelque sorte, qui se traduit de cette façon, mais Sheila reste centrale et dans le film, c’est d’elle dont on est le plus proche je crois. C’était déjà le cas dans le film précédent, Bateliers. Luc m’avait dit : « tu as fait un film féministe », Sheila était en avant. Dans celui-ci les hommes ont plus de place. C’est évident qu’il y a une disparité des tâches très genrée et les capitaines sont principalement des hommes. Avec les bateaux-mouches, Sheila change de statut, elle est capitaine sur son contrat et on la voit conduire.
Généralement les femmes sont matelotes, elles s’occupent aussi de l’aspect administratif et des enfants. Cela explique aussi leur départ du bateau, ce sont des charges très grandes. Mais les hommes peuvent conduire 15h par jour parfois, donc les charges sont très contraignantes pour les deux côtés. Il faudrait un autre film, sur ces femmes à terre, qui ont quitté les navires.
Tu fais le choix de ne pas situer ta présence et ton rôle dans le film. La caméra est comme spectatrice de ce qui se déroule devant elle, et elle nous le retranscrit. Pourquoi ce choix de point de vue ?
Oui, ils s’adressent à moi, mais ni ma voix, ni mon visage n’apparaissent. Cela reste mon regard, je filme un monde auquel je n’appartiens pas, même si au fil des années il y a eu une adoption. Cette caméra tente de comprendre les empêchements de cette vie nomade, et ce qui les déterminent. J’espère que les spectateurs et spectatrices se rapprochent de ces invisibles, comme j’ai pu découvrir ce monde passionnant.
Ma présence existe par la caméra, c’est bien suffisant. C’est un film sur un monde clos, difficile d’accès aussi, bien qu’il s’ouvre avec la partie aux Bateaux-Mouche ; c’était important de montrer ce cloisonnement et donc de rester discrète. Je suis inspirée par des réalisateurs comme Wang Bing ou Pierre Perrault, et je crois que placer une caméra et dialoguer tout autour des plans c’est déjà une présence très imposée et suffisante.
Le film semble être tourné sur plusieurs années, mais on retrouve régulièrement les mêmes cadres, les mêmes plans, les mêmes situations : peux-tu me parler du dispositif de filmage choisi ?
Oui, on se connaît depuis huit ans, le tournage s’est déroulé sur trois-quatre ans. J’ai fait un premier film, déjà. Leurs gestes tout comme les lieux se répètent. Amarrer, nettoyer, piloter le bateau. C’est une transmission familiale, donc je filme la répétition, les gestes qui se transmettent tout en se transformant. Répéter les mêmes cadres permet de faire sentir ça. J’ai beaucoup réfléchi à la façon de filmer, notamment dans mon mémoire de fin d’études, à l’engagement du cadre et du corps-filmant dans le documentaire : dans ce film, j’engage mon corps avec une caméra la plupart du temps portée. Pour les gestes de travail, je me mettais dans les mêmes conditions qu’elles et eux, pour une sorte d’égalité du regard, il fallait un mimétisme du corps. Cette façon de filmer physique, parfois difficile sur les bords du bateau, me rapprochait de leurs corps au travail.
Exceptée pour les paysages. Là, je viens accrocher la caméra au bateau, sur un trépied et elle en devient un prolongement, les yeux de celui-ci : elle fait corps avec. Et puis, sur le bateau il y a peu d’espaces pour se déplacer, le bateau est fait pour les marchandises, peu pour les humains, ce qui explique la restriction des espaces pour cadrer.
Il y a une ambivalence dans leur métier, la dureté de leur travail s’oppose à l’immense poésie, « liberté » comme ils me racontent, des paysages qui défilent. Je voulais rendre cette beauté et cet amour du voyage.
La profondeur de champ me semble jouer un rôle prépondérant dans ton film, elle nous permet d'inscrire les personnages dans le décor qu'ils traversent. Là où souvent l'on a tendance à aller chercher à détacher les sujets de l'arrière-plan, tu les y inscris constamment. Quelle a été la réflexion derrière ce choix ?
Oui, il y a une tendance aujourd’hui à filmer avec des très petites profondeurs de champ, à mettre beaucoup de flou. C’est un choix politique de filmer les lieux dans lesquels des personnes travaillent et vivent, nous faisons tous partie d’espaces et de leur organisation qui déterminent nos façons de vivre. Cette tendance à isoler les personnes de leur espace me met à distance, je n’aime pas toujours, surtout en documentaire. C’était important de ne pas les dissocier de leur environnement. C’est un film autour des gestes de travail, des conditions matérielles. Les individus, les personnes ne sont pas des entités isolées, détachées. Pour filmer le travail, c’était nécessaire d’être proche des corps pour ressentir l’effort, pour me mettre dans les mêmes conditions. Cependant, les décors industriels, la petitesse de l’humain devaient autant exister. Alors je tentais d’utiliser des petites ouvertures afin d’être proches d’eux tout en laissant se dévoiler en arrière-plan le paysage, qui n’était pas dans le flou.
PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO BRUNET