Entretien avec Lory Glenn à propos de son film Sécurise tes images : détruis-les, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires
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Le titre du film attire directement mon attention, peux-tu parler de ce choix et nous présenter rapidement ton film pour celleux qui ne l’ont pas vu ?
Dans mon film, je m’interroge sur le devenir de ces images captées en manifestation, notamment celles captées au sein des cortèges de tête ou des blocs. Je réalise aussi toutes les problématiques que cristallisent mes images. Que peuvent-elles raconter ? Comment les diffuser sans qu'elles portent atteinte aux manifestant.es autour de moi ? Quel récit construire sans m'autocensurer ? Comment les conserver ? Cela crée une réflexion sur la nécessité de protéger voire supprimer les rushes.
Le titre me paraît un peu étrange aujourd’hui. Il partait d’une réflexion sur le fait qu’on doit sécuriser nos images dans ces contextes-là pour éviter la répression. Avec tout ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline ou au sein des milieux activistes plus largement, on observe une méfiance croissante envers les images car elles peuvent être utilisées par l’État dans le but d’une surveillance accrue.
Pourtant, parallèlement, les récentes manifestations de la GEN Z s’appuient complètement sur les images pour exister et se diffuser. On l’a vu aussi avec les révoltes des pays arabes à partir de 2011, la révolte des parapluies à Hong Kong en 2014 puis les manifestations étudiantes de 2019 à 2020, les révoltes des femmes iraniennes suite à la mort de Mahsa Amini tuée par la police des Mœurs en 2022 ou encore les émeutes liées à la mort du jeune Nahel Merzouk, tué par la police à Nanterre en France en 2023. Dans tous ces soulèvement, l’image joue un rôle essentiel, pour relier les publics et organiser les luttes.
Mais aujourd’hui, je mettrais un point d’interrogation à « Sécurise tes images : détruis-les ». Je ne considère pas cette position comme un dogme. Il ne s’agit pas forcément de dire qu’il faut impérativement sécuriser ou détruire les images, mais plutôt de réfléchir à la manière dont on les utilise.
Ceci dit, je ne changerai pas le titre à l’avenir. J’ai présenté le film comme ça donc je continuerai de le présenter tel quel. Mais c’est intéressant de pouvoir remettre en question ma démarche.
Comment tu t'es préparé à filmer un événement comme ça ? Quelle était ta démarche initiale ?
Je ne comptais pas filmer à Sainte-Soline à l’origine. J’y allais purement pour manifester. J’avais quand même ramené ma GoPro, je la prends souvent avec moi.
On savait que la manifestation allait être intense, il y a eu des phrases choc prononcées, notamment par Darmanin. Il avait été annoncé que peu importe le coût humain, personne ne rentrerait sur la méga-bassine. Sachant cela, je me suis dit qu’il était important de prendre une caméra au cas où.
En arrivant proche de la méga-bassine, il y a eu tout de suite énormément de tirs de lacrymogènes, même avant que le cortège arrive face à la police. On a tous.tes compris qu’il y allait avoir une répression anormale, sans se douter de l’intensité que ça allait prendre. J’ai commencé à filmer à ce moment-là, à mon arrivée face aux mégas-bassines.
Je ne m’étais pas forcément préparé à filmer, car c’est aussi une règle de base : dans le bloc, on ne filme pas. Mais j’étais entouré de personnes qui avaient confiance en mes images, qui savaient que je n’allais pas faire n’importe quoi. La violence était telle que je pense que les gens ont compris l’enjeu de filmer.
Donc finalement, le film s’est écrit au montage.
Le film a été fait sur presque un an et demi. Une fois rentré de Sainte-Soline, j’avais toutes ces images et, avec les personnes avec qui j’étais, on s’est dit qu’on devait les diffuser très rapidement pour montrer ce qu’il s’était passé. Plus les jours passaient, plus l'événement était surmédiatisé. On avait le point de vue des journalistes mais aussi de la police, à travers des images prises par des drones. Mais il n’y avait pas de point de vue immersif du centre de la manifestation. On s’est pas mal questionné sur ce que montraient mes images. On n’y voit à aucun moment la police, on a du mal à comprendre comment la manifestation se construit géographiquement. Ça ne donnait pas assez d’infos en fait. On en a conclu que si on diffusait ces images rapidement, elles seraient détournées par d’autres médias et que cela pourrait dévaloriser la lutte contre les méga-bassines.
Je ne pouvais pas prendre le risque que mes rushes incriminent les gens qui étaient autour de moi et je ne pouvais pas les diffuser n’importe comment sur internet, je devais les sécuriser d’une certaine manière.
Et justement, dans ton film on voit que tous les visages sont floutés avec l’inscription « person », comment as-tu pu faire ça ?
Quand j’ai réalisé que je devais protéger ces rushes, j’ai fait appel à mon professeur d’art numérique Julien Dutertre. Il m’a proposé de retravailler un algorithme de reconnaissance faciale et de le détourner pour qu’à la place de reconnaître les personnes, il les floute automatiquement. La deuxième étape de construction de mon film était justement d'appliquer cet algorithme sur mes images. On a ensuite supprimé les fichiers d’origine des vidéos ainsi que leurs métadonnées. Il ne reste sur mon ordinateur que 21 091 images floutées et les fichiers sont désynchronisés des vidéos. J’ai ensuite mis tout ça sur une bande de montage et j’ai assemblé le film dans un ordre chronologique. Il s’est construit comme ça.
L’algorithme de reconnaissance faciale est en open source, tout le monde peut l’utiliser. Quand je l’ai découvert et que j’ai fait mes premiers tests, en conservant son but initial, l’efficacité était hyper impressionnante. Il peut trier les visages mais aussi les chaussures, les objets, etc. C’est un logiciel vraiment performant et on se dit que si la police utilise des logiciels deux fois plus perfectionnés, le résultat doit être assez troublant. C’est justement en réalisant l’efficacité du logiciel et son utilisation par les forces de l’ordre qu’on s’est demandé comment on pouvait le détourner en une version qui nous convient.
Il y a dans ton film un traitement du son très intéressant et singulier, pourrais-tu nous parler de la place que cela a pris dans ton projet ?
Une fois que j’avais établi la première version du montage, le son a été désynchronisé de toutes les images. J’avais seulement 25 minutes d’enregistrement de ma GoPro, mais ça n’est pas une caméra qu’on utilise pour avoir une bonne qualité sonore, c’était assez raw et trash. À ce moment-là, j’ai fait appel à un ami à moi, Elouann Durieu, à qui j’ai présenté la bande sonore désynchronisée des images. Je lui ai dit qu’il avait carte blanche, tant qu’il essayait de réutiliser le son original de Sainte-Soline. C’est lui qui m’a donné l’idée de faire un cut au noir dans le film et faire intervenir le son brut de la manifestation. On a fait des tests de composition sonore jusqu’à ce qu’on soit satisfaits. J’ai aussi retravaillé les images en fonction de ce qu’il avait fait au son.
Finalement, tu t’es servi des contraintes de la manifestation et de ta précaution vis-à-vis des images pour construire ton film.
C’est un peu tout ce dispositif qui m’a amené à construire le film, oui. Ma priorité, c'était de sécuriser mes rushes. Quand on repense au contexte à l’époque, c’était hyper important. Il y a eu des dizaines de perquisitions partout en France concernant une action ayant eu lieu juste avant Sainte-Soline contre pleins de militants des « Soulèvements de la Terre », des militants écolos. Le contexte répressif était pesant à ce moment-là. Je ne pouvais pas prendre le risque de garder ces images non sécurisées. Sur mes images, certains actes représentés pouvaient être répréhensibles.
Le film est assez immersif et sensoriel, est-ce que ça partait aussi d’une intention esthétique ?
Justement, après tout ce travail sur mes images, je me suis demandé ce qu’il restait dans ces images-là. Le côté immersif de la manifestation, il vient aussi beaucoup du son. Quand on voyait, par exemple, les gens s’agripper les uns aux autres, marcher derrière une banderole, Elouann s’est appuyé sur ces images fortes pour sonoriser le contact entre les manifestants. On a aussi bruité les explosions arrivant de derrière. Ce travail du son, ça m’a donné une ligne directrice pour retravailler les images de manière plus dynamique. Concernant l’esthétique, je pense qu’on sent un thème propre à la reconnaissance faciale. Ces cadres rouges font appel à un imaginaire qui est maintenant bien ancré. On a eu toute une réflexion sur ce qu’on affichait dans les cadres floutés, on a fini par choisir « person » mais on aurait pu prendre n’importe quel autre mot. Ces micro-décisions sont des choix esthétiques, mais je n’avais pas pour but d’en faire un film d’art.
Je pense aussi que le fait que je filme avec une GoPro a joué sur l’interprétation esthétique et la sensorialité. On a l’impression que le spectateur se déplace à Sainte-Soline. J’ai eu des retours sur mon film où on me disait que cela ressemblait à un jeu vidéo ou même à de la science-fiction. Des personnes peut-être moins sensibles ou au courant du contexte d’écologie radicale en France voyaient plutôt le côté esthétique et sensoriel avant de voir l’histoire de ces mouvements radicaux. C’est intéressant de se dire qu’il y a d’autres grilles de lecture, au-delà de la démarche politisée.
Peux-tu nous parler un peu plus de ton expérience sur place ? Comment as-tu vécu personnellement ce moment ?
Alors, je n’ai pas filmé en continu, la manifestation a duré deux heures environ. J’arrêtais la caméra et je re-filmais. Je ne suis pas revenu traumatisé de la manifestation mais je sais que ça a été dur pour beaucoup de personnes présentes. Il y a eu beaucoup de blessés graves en peu de temps. C’est pour cela aussi que j’ai apporté un peu de contexte à mon film à travers des cartons. Les chiffres disent beaucoup de choses. Il y a eu 5 000 grenades tirées en deux heures.
Sur le moment, ton corps ressent que ce n’est pas normal, il y avait énormément d’explosions, de lacrymogènes. On ne pouvait pas connaître l’intensité des affrontements à l’avance, c’était très intense à vivre. Même dans ce contexte hyper dangereux, j’ai l’impression qu’il y avait une sorte de frénésie. Malgré la violence de ce qu’il se passait, on retournait au-devant de la manifestation coûte que coûte. On a vraiment senti, corporellement, que la répression n’était pas normale du tout. Mais on se laissait entraîner par le mouvement. La manifestation a fini par s’arrêter parce qu’il n’y avait plus assez de médecins par rapport au nombre de blessés.
Dans ton synopsis, il y a un truc qui m'a un peu interpellée. Tu dis que les images qui retracent ton parcours restituent également les parties dont tu ne te souviens pas. Pourquoi c'est aussi important de nos jours d'avoir des images de tels événements ?
C’était plus un réflexe, je me suis dit : « Ok, il se passe quelque chose de vraiment pas normal en termes de répression, il faut absolument que je documente. ». Je pense que j’avais d’abord en tête l’envie de témoigner. Je crois aussi que dans ma génération, on a le réflexe de sortir nos téléphones quand il y a des violences policières, ou quand il se passe quelque chose de tel autour de nous.
En revenant de Sainte-Soline, il y avait beaucoup de moments dont je ne me souvenais plus. La violence des affrontements et le fait que j’étais en première ligne ont fait que j’ai occulté plein de passages. En revoyant mes images, j’ai pu retracer mon parcours dans la manifestation, c’était un peu comme si je récupérais des bouts de mémoire. Ça a aussi permis aux gens qui étaient présents avec moi de restituer des moments de leur parcours. C’était presque une cartographie. Au-delà de l’importance d’avoir des images de la manifestation, ça a permis à d’autres gens de se rappeler de leur vécu de cet événement.
Tu as d’autres projets en cours ? Et la suite ?
Oui tout à fait, j’ai un autre projet qui va s’inscrire dans le cadre de mes études. Je viens de terminer mon cursus à l’ERG à Bruxelles où j’ai fait un master en vidéo. Je suis rentré dans une école qui s’appelle le Fresnoy. Cette année je suis en binôme avec Saro Dessardo, une amie, on doit faire un film à rendre en juin. C’est assez court comme laps de temps. On est en train d’élaborer un projet sur les drones de combat. On s’inspire d’un livre qui s’appelle Théorie du Drone. C’est une question qui nous intéresse car c’est une technologie qui a changé la manière de mener des guerres aujourd’hui. Cela résonne fortement avec tous les conflits actuels comme ce qui se passe à Gaza. Il y a toujours cette réflexion sur l’image et on souhaite utiliser le médium du film pour critiquer cette technologie.
Au-delà de mes études, j’espère vraiment continuer à travailler dans la vidéo, dans le cinéma. Je sais bien sûr que c’est compliqué d’en vivre, souvent il faut que tes films marchent un minimum ou que tu aies une autre activité à côté. Moi en tout cas, ça ne me dérange pas du tout d’avoir un travail plus alimentaire d’un côté et de pouvoir faire mes projets de l’autre.
PROPOS RECUEILLIS PAR ELIA PAUVERT