Les Écrans Documentaires (avatar)

Les Écrans Documentaires

festival de films documentaires

Abonné·e de Mediapart

109 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 novembre 2025

Les Écrans Documentaires (avatar)

Les Écrans Documentaires

festival de films documentaires

Abonné·e de Mediapart

STILL PLAYING // Entretien avec Mohamed Mesbah

« Pour lui le jeu vidéo est une manière de transmettre une expérience émotionnelle que tu ne peux pas avoir, par exemple : vivre l’expérience d’une famille palestinienne à Gaza. »

Les Écrans Documentaires (avatar)

Les Écrans Documentaires

festival de films documentaires

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Entretien avec Mohamed Mesbah à propos de son film Still Playing, sélectionné à la 29ème édition du festival Les Ecrans Documentaires

Illustration 1

Le film s’ouvre sur ce qui semble être une rencontre avec Rasheed, le protagoniste du film. Est-ce que tu peux le présenter, qui il est, comment tu le connais, quand est née cette envie de le filmer ? 

Rasheed est game designer / créateur de jeux vidéo, avec un passé d’ingénieur informatique. Il est né au Koweït dans les années 80, ses parents ont fui le Koweït en 1991 avec la guerre. Il a grandi et fait ses études pendant les intifadas donc il faut s’imaginer les invasions quotidiennes… Après ça, il a essayé pas mal de choses : créer des applis, créer des startups et même un jeu mobile. Suite aux bombardements intenses à Gaza en 2014, beaucoup d‘images terribles sont sorties et une image l’a beaucoup marquée : celle d’un père dont les cinq enfants qui jouaient au football sur la plage à ce moment-là se sont fait viser par un drone. En réaction, et parce qu’il avait des enfants en bas âge, il s’est senti concerné et a voulu essayer de faire bouger les choses en se disant qu’en faisant un jeu vidéo il pouvait peut-être faire prendre conscience au monde de ce qu’il se passe. C’est pour ça que je l’ai rencontré. Je cherchais des créateurs de jeux vidéo de la région qui traitaient de la question de la guerre dans le jeu vidéo d’une manière différente d’un jeu de guerre américain. 

La notion du jeu revient à travers le film à différents niveaux. Même dans la première scène, Rasheed se rappelle que ses enfants avaient l’habitude de jouer où se déroule maintenant une attaque. Tu peux me parler du lien que tu fais entre la guerre et le jeu ? 

Je ne sais pourquoi mais le jeu vidéo de guerre m’intéressait. Je n’avais pas le droit d’y jouer quand j’étais gamin, c’était trop violent. Mais je ne sais pourquoi, ces images de Call of Duty, de Battlefield, ces sortes d’hyperréalité avec des conflits où la guerre est omniprésente ça m’intéressait en soi. Maintenant, par rapport au sujet propre du film, je dirais que la manière dont Rasheed conçoit le jeu vidéo est très différente de la manière dont sont conçus les jeux vidéo de guerre. Il y a plus un rapport émotionnel, pour lui le jeu vidéo est une manière de transmettre une expérience émotionnelle que tu ne peux pas avoir, par exemple : vivre l’expérience d’une famille palestinienne à Gaza. Du coup, ça crée une empathie forte avec une situation que tu ne connais pas. De ce fait, il a ce rapport avec le jeu vidéo qui n’est pas forcément un rapport d’entertainment, c’est plus un espace d’expression à la fois politique et intime. J’ai l’impression, par la manière dont les gens reçoivent le film, que ces images-là de jeux vidéo permettent de parler de la guerre sans la violence hyperréelle des images dont on est abreuvé sur les réseaux sociaux. 

Est-ce qu’on peut faire un parallèle entre Rasheed créant son jeu vidéo à propos de la guerre et toi réalisant ce film ? Tu penses que toi et Rasheed vous avez la même approche de la création ? 

Je pense qu’il y a un truc comme ça, de double création, vu qu’il crée des jeux vidéo, l’espace de la simulation et différents possibles. Je pense que dès le début pour Rasheed, ce film que je faisais sur lui c’était la continuation du geste qu’il avait déjà fait ; ce geste il l’avait fait avec un objectif d’avoir un impact politique. Maintenant, moi, j’ai l’impression peut-être que ce que je cherchais au début c’était plus de m’intéresser à ce que c’est d’être dans un état de guerre et de faire un jeu vidéo sur la guerre, comment tu vis ta parentalité et toute la culpabilité qui est liée au fait d’élever des enfants dans un état de guerre, sachant que tu as aussi décidé consciemment, pour des raisons personnelles et politiques, de rester. Du coup, j’ai essayé de déplacer la question par rapport aux jeux vidéo, d’avoir un angle plus personnel, peut-être plus réflexif. Et finalement, quand je vois la réception du film, j’ai l’impression que les gens prennent vraiment le film comme la continuation de ce qu’il a fait. 

Le film suit le point de vue de Rasheed à propos de la situation en Cisjordanie, mais le film suit aussi la compétition de robots de son fils. Son fils apparaît comme un exemple de persistance et de résilience. Est-ce que c’était important pour toi de montrer aux spectateurs ces valeurs ? 

Je pense que ce truc de la résilience, le sumud (صمود) comme on dit en arabe, c’est un truc très important en Palestine. C’est évidemment le truc qui traverse toute la culture et la manière dont les Palestiniens parlent de leur combat. Après, même si l’idée de résistance culturelle était plus ou moins là, ce que je trouvais intéressant au départ, c’était de montrer comment les pays colonisés ou anciennement colonisés créent aussi leur propre version de ce monde technologique. Donc évidemment, le robot c’est une image que je trouve fascinante, parce qu’en même temps elle est simple, c’est un robot pour enfant, mais aussi, c’est une image suffisamment détonante avec le contexte. Après, ça reste un hasard, je savais que ses enfants faisaient des robots mais je ne savais pas qu’à ce moment-là, au-milieu de la guerre, il y aurait cette compétition-là. Et Rasheed, au moment où je faisais le film, n’imaginait pas que ce film allait être aussi intime. Du coup, cet espace de compétition a permis de créer un espace visible de relation intime entre le père et son fils. 

Tu accordes une importance à montrer la réaction de streamers en live jouant au jeu vidéo de Rasheed. En quoi trouvais-tu que c’était important ? 

Cette idée des streamers est venue assez tôt. Je savais qu’il y aurait un streamer mais pas plusieurs. Pour moi, au cinéma c’est comme ça que tu peux vivre un jeu vidéo. En tant que spectateur, tu vis par projection vers quelqu’un, vers un corps à l’écran, donc tu as un relais, ce n’est pas comme dans un jeu vidéo où directement tu joues. Pour pouvoir profiter de cette expérience vidéo-ludique il faut que tu aies un relais qui soit comme un acteur. C’était mon principe de base. Il fallait que le jeu vidéo soit humanisé plutôt que de rester au stade de l’interface. Donc, ça me paraissait indispensable qu’il y ait un streamer. Le premier streamer c’est le plus jeune des enfants et j’aimais bien sa manière d’incarner le jeu vidéo.  C’est après, dans le montage, qu’on a ajouté des streamers : il y en a qui étaient drôles, il y en avait qui avaient des nuances, et je trouvais intéressant de les faire résonner. Puis je trouvais que ça permettait de vivre le trauma de la guerre à travers les yeux d’autres personnes. Ça crée une distance parce que leurs réactions peuvent être inattendues ; ça permet d’alléger, d’ajouter un peu d’humour. Aussi, l’idée de Rasheed était de montrer que son jeu vidéo créait un impact chez les gens. Donc le fait de montrer les différentes manières dont cet impact est reçu tout en intégrant le fait que parfois le jeu passe à côté, je trouve que ça concrétise et humanise la réception du jeu. 

Ce qui me touche le plus dans ce film c’est le sentiment de dignité que tu nous donnes à sentir, dignité par les réactions de Rasheed mais aussi dignité dans la manière que tu as de raconter le récit. J’ai l’impression que ce sentiment est dû en grande partie à l’hors-champ, à ce qui n’est pas montré. Est-ce que c’était volontaire et est-ce que tu peux me parler de l’importance du sentiment de dignité en Cisjordanie ? 

Je pense que c’était une volonté de ne pas chercher à forcer le discours, d’être assez subtil dans ce que tu montres et ce que tu ne montres pas. Par ailleurs, Rasheed est quand même quelqu’un d’assez pudique. Dans les sociétés arabes, l’espace public et l’espace intime sont quand même séparés, ce sont des sociétés où il y a beaucoup de pudeur. Il y a un rapport au visible qui n’est pas pareil qu’ici. Les portes sont souvent fermées. C’était important pour moi de le respecter. C’est un mélange de la réalité qui n’était pas toujours accessible, de moi qui intègre ça dans le film, de la manière dont était Rasheed et du montage qui cherchait à ne pas trop insister sur certaines choses. 

C’est marrant que tu me parles de dignité parce que le livre qui m’a le plus inspiré pour faire le film s’appelle La dignité ou la mort – éthique et politique de la race de Norman Ajari. Il parle essentiellement de la condition noire en faisant parfois des parallèles avec la Palestine et il réfléchit autour de la notion de dignité. Il différencie la dignité telle qu’elle est considérée dans la philosophie occidentale et dans la pensée noire. En gros, il définit la dignité comme la capacité de l’oppressé à se tenir debout entre la vie et la mort. C’est une image qui est beaucoup revenue à travers le film, même dans le discours ; Rasheed dit : « vivre une vie normale c’est vivre une vie avec de la dignité ». C’est vraiment un mot sur lequel j’ai investi énormément dans l’image et dans la manière de filmer. Évidemment, la dignité en Palestine c’est très important. En général, la colonisation passe par beaucoup d’humiliations, de pertes d’autonomie, d’incertitudes, donc du coup il y avait cette volonté d’incarner la dignité, cette idée que malgré tout : je n’ai pas perdu ma dignité, je tiens debout.

PROPOS RECUEILLIS PAR VALENTIN CARRON

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.