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Billet de blog 16 novembre 2023

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AGNIESZKA JUZ TUTAJ NIE MIESZKA // Entretien avec Mateusz François Bielinski

“Toute ma vie j’ai été témoin du mal être de ma maman, de son décalage face aux autres personnes belges. C’était important pour moi de sauvegarder cela par le biais du film.”

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Entretien avec Mateusz François Bielinski à propos de son film Agnieszka juz tutaj nie mieszka (Agnieszka ne vit plus ici) sélectionné au festival Les Écrans Documentaires

D’où t’es venue l’idée de faire ce film sur ta mère ?

L’idée d’un film documentaire sur ce sujet s’est construite depuis que j’étais tout petit. C’est quelque chose qui m’a toujours questionné. Ma mère est arrivée en Belgique de Pologne quand elle avait 22 ans pour apprendre le français. Puis, elle est tombée amoureuse de mon père, qui est Belge. Elle a donc décidé de rester pour fonder une famille, et il a très vite été décidé que mon père allait travailler pendant que ma mère resterait femme au foyer. Ainsi, les images du film sont intemporelles pour moi parce que je les vois depuis toujours. Et donc, c’est clair qu’en voyant ma mère, qui a toujours été différente des autres mamans belges que j’ai pu rencontrer, je voyais qu’il y avait une profonde solitude chez elle, une forme d’aliénation. C’est quelque chose que j’ai toujours senti. Alors, quand il a été question de réaliser un film documentaire, c’était assez évident que je voulais le faire sur l’immigration polonaise pour comprendre ma maman. 

Initialement, mon projet n’était pas basé sur ma maman, parce que j’avais peur de trop la brusquer ou que ça soit difficile pour elle. Donc, l’idée initiale, était de rencontrer des hommes et des femmes issus de l’immigration polonaise étant plus ou moins de la même génération que ma mère – donc entre 40 et 60 ans- et de voir, d’après leurs témoignages, si j’arrivais à retrouver ce que ma mère me disait : c’est-à-dire l’espoir d’un retour. C’est ça que je recherchais. Parce que ma maman, ça a toujours été ça. Il y avait ça en elle, cet espoir de rentrer un jour dans son pays, chez elle. J’ai donc rencontré à peu près 10 personnes. Il y avait des points communs dans le ressenti d’un décalage vis-à-vis de la population belge. Il y avait aussi cette question de retour, mais la plupart de ces personnes -voire toutes ces personnes - étaient beaucoup plus en paix avec ça. Elles étaient déjà parvenues à une forme de réponse, c’est-à-dire que beaucoup d’entre-elles savaient qu’elles allaient probablement vivre en Belgique toute leur vie et probablement mourir ici. Alors que chez ma maman, je savais que ce questionnement y était toujours. Donc, un moment je me suis dit qu’il fallait que j’implique ma mère d’une manière ou d’une autre. Au début, l’idée de base c’était que ma maman devait me conduire aux différents rendez-vous avec ces différentes personnes, comme ça, elle serait un peu un miroir face à ces différents témoignages. Et puis, deux semaines avant le tournage, je me mets à filmer chez ma mère, et, en rentrant chez moi et en revoyant les images, je me dis que dans ces images d’une maison vide où réside une femme qui s’en occupe, il y avait énormément de choses qui racontaient quelque chose sur la solitude, l’aliénation et aussi sur le statut de la femme au foyer. C’était tellement fort que je me suis dit qu’il fallait tout changer, parce que c’était ce film là que j’avais envie de faire. 

En quoi cet éternel questionnement de ta mère pouvait t’affecter personnellement ?

Oui, c’est une très bonne question parce que j’ai eu plusieurs phases. Quand j’étais jeune, j’étais très en colère contre ma maman. Tu sais, dans ce moment de ta vie où tu as besoin de ressembler aux autres, d’être le plus normal possible. Ça m'agaçait que ma mère soit différente, qu’elle ne soit pas comme les mères bruxelloises bourgeoises que je rencontrais chez mes amis. Et donc, c’est vrai qu’au début c’était quelque chose qui était très difficile pour moi mais bon… je faisais avec. Je me rappelle effectivement qu’au début je ressentais de la colère mais que, petit à petit, j’ai commencé à accepter sans pour autant la comprendre. Pourtant, c’est vraiment à partir de mes 23/25 ans qu’il y a eu une totale compréhension. Aujourd’hui, je chéris ma maman et cette autre culture qui m’a été enseignée au travers d’elle. Ainsi, quand je me suis mis à faire ce film, je savais déjà à quoi m’attendre, je m’y étais préparée mentalement. Je savais dans quelle direction on allait aller. 

J’ai remarqué que ton film était majoritairement construit sur des plans fixes et stables. Pourquoi ce parti-pris ? Sur quelle méthodologie t’es-tu reposée ?

J’ai été très inspiré par Chantal Akerman… je ne sais pas si tu as déjà vu le film qui s’appelle Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), mais c’est un film constitué de plans qui sont très fixes, où elle filme une femme au foyer qui s’adonne à ses tâches ménagères. Le film est d’une radicalité terrible. Bien sûr, quand je l’ai vu j’ai directement pensé à ma maman. Je me suis donc beaucoup basé sur son travail, et ce depuis le début de mon projet, parce qu’elle a aussi fait un documentaire qui s’appelle Aujourd’hui, dis-moi(1982) où elle va justement rencontrer des femmes juives à Bruxelles pour essayer de mieux comprendre son origine. Très vite, je me suis dit qu’il avait quelque chose dans les plans fixes. D’ailleurs, on a eu un désaccord avec mon chef opérateur parce qu’il proposait de faire des plans plus libres, avec des points de fuite. Je n’arrivais pas tout de suite à mettre les mots dessus mais ça ne m’allait pas. Puis, c’est vraiment quand on a regardé les rushs de la première journée de tournage qu’on s’est rendu compte que ces plans fixes se présentaient comme des tableaux, mais sans point de fuite. Ma mère est vraiment enfermée dans ces cadres, et je pense qu’on n’arrivait pas à mettre les mots à ce moment-là. Mais aujourd’hui, quand on y repense, on se dit effectivement que si tu mets une fuite quelque part, il y a l’idée d’un espoir. Alors qu’ici, il n’y en a pas. 

Vous étiez deux sur le tournage ?

Non, on était trois. Il y avait le chef opérateur -Pierre Adamczyk-, qui est aussi à moitié polonais, avec qui j’ai tout de suite voulu travailler parce qu’il comprenait beaucoup de ces questionnements. Il s’est proposé pour travailler avec moi et je trouvais intéressant le fait qu’il parle polonais parce que cela faciliterait le tournage. Ça, c’était au moment où je pensais que j’allais interviewer des personnes issues de l’immigration. Puis, quand j’ai tout changé deux semaines avant le rendu, ma mère m’avait dit « pas de soucis, s’il n’y a personne d’autre que toi ». Cependant, c’était un peu compliqué puisque pour mon école c’était un « non » catégorique ; il fallait que d’autres étudiants puissent faire l’expérience du tournage en fin d’étude. Donc, on a quand même essayé de le faire avec Pierre et l’ingénieur son – Simon. J’avais un peu peur au début parce que je sentais ma mère crispée. Mais, à partir du 3ème jour, elle est devenue beaucoup plus à l’aise. 

Je pensais que tu étais seul parce qu’on ressent quand même une grande confiance et une complicité de ta mère envers la caméra… 

Initialement, l’idée du film était que je ne parlais pas avec ma maman. C’était juste la représentation de cette femme dans cette maison vide, sans qu’on communique. L’idée était, peut-être, que je rajoute une voix off ou un truc de ce style-là. Mais,pas de communication entre ma mère et moi. Justement, ce premier jour de tournage, quand j’ai senti ma mère crispée, Pierre a proposé que je rentre dans le cadre pour discuter avec elle. Et, effectivement, ça allait mieux. Je la trouvais plus disponible et moins dans une représentation d’elle-même. Plus dans la réalité. Finalement, dans le film, il y a des moments où on discute. Il y a 3 moments où on discute. Sur deux de ces moments, j’avais demandé à mon équipe de partir. J’étais seul avec ma maman. 

On a quand même l’impression que le film se construit majoritairement sur les « temps faibles » de la vie quotidienne de ta mère plutôt que sur des « temps forts ». Pourquoi ce choix-là ? 

C’est intéressant que tu en parles en tant que « temps faibles ». Pour moi, c’est à travers « l’ordinaire » qu’on arrive à une forme de ressenti profond. Si je sortais de cet ordinaire, c’est-à-dire en filmant des moments bien particuliers avec ma maman, je ne retrouverais plus ce sentiment profond que j’avais eu quand j’étais venu tout seul avant le tournage. C’est en la voyant faire ces choses que je l’ai vu faire toute ma vie et en les mettant en images, que j’ai vraiment ressenti qu’il y avait quelque chose qui se ressentait. Et puis aussi, il n’y avait pas énormément de temps forts. Ma maman m’a dit plusieurs fois « qu’est-ce que tu filmes ? il n’y a rien d’intéressant ici. ». Pourtant, c’est ça qui m’intéresse. Ce sont ces choses du quotidien, ces choses que je vois depuis tout petit qui me fascinent. Et, je me dis que ces images pourraient aussi fasciner des spectateurs. En termes de rythme, je voulais que ça soit long parce que je voulais que le spectateur ressente, en même temps que ma mère, cette sorte de vide. Donc, il était nécessaire de faire un montage qui donne beaucoup d’espace au temps qu’elle fait pour faire les choses, pour nous faire vivre cet ennui, cette tristesse et cette solitude. Il fallait voir presque en entier chacune des tâches de sa vie.

Tu me dis si j’ai tort, mais j’ai aussi aperçu comme un rapport entre l’espace intérieur et l’espace extérieur. A quoi cela pourrait renvoyer ?

C’est intéressant parce que c’était quelque chose qui était moins conscient. Il y a eu moins de directions de ma part. En fait, tous les matins ma mère prend la voiture pour aller faire du jogging dans une forêt puis elle s’arrête à un endroit où elle fait de la méditation, où elle se déconnecte de tout - ça c’est le premier plan du film. Ainsi, l’idée était simplement d’aller filmer ce moment comme étant une de ses activités de la journée. Mais, effectivement, on s’est rendu compte qu’il y avait quelque chose entre l’espace intérieur de ma mère, celui de la maison et un espace extérieur. C’est plus quelque chose qui m’est tombé dessus, mais que je trouvais quand même intéressant. J’ai donc fini avec ce plan où elle est un peu dans cet entre-deux : entre la maison et cet espace de « liberté ». 

Finalement, quel écho voulais-tu donner à ton film ?Pourquoi avoir fait ce film ?

Pourquoi j’ai fait ce film ? Ça je le sais. Toute ma vie j’ai été témoin du mal être de ma maman, de son décalage face aux autres personnes belges. C’était important pour moi de sauvegarder cela par le biais du film. A travers le processus du tournage, on a pu se libérer de poids. Aujourd’hui, on n’en discute pas ; c’est comme si le sujet était clos, comme si tout avait été dit. C’est donc aussi le film qui, par rapport à mes autres films, m’est le plus personnel. J’ai pu exprimer une partie de mon identité à travers ce film. Quelque part, il m’a donné l’opportunité de figer ce moment dans le temps. Quand j’y pense, c’est quelque chose qui me donne beaucoup de satisfaction et de paix. Par rapport à l’écho que je voulais donner au film, c’est assez proche. Comme j’étais témoin d’une forme d’immigration polonaise -celle de ma mère- en Belgique, je voulais pouvoir la présenter. On a un imaginaire collectif qui nous vient en tête quand on pense à l’immigration, mais ce genre d’immigration existe aussi. C’est une autre classe sociale, mais elle partage les mêmes tourments, les mêmes tristesses, la même solitude. Je voulais montrer ça dans mon film ; cette femme au foyer de 50 ans dans une maison bourgeoise qui renvoie à une sorte de prison pour elle.

PROPOS RECUEILLIS PAR LÉA EL MADBOUHI

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