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Entretien avec Anjely Raïs à propos de son film Briller dans le noir, sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Est ce que tu pourrais te présenter et raconter quel est ton rapport avec le documentaire ?
Je m’appelle Anjely Raïs, j’ai 30 ans et j’ai réalisé le film qui s’appelle Briller dans le noir, qui est mon film de fin d’étude de l’école documentaire de Lussas. J’ai commencé le documentaire il y a cinq ans pendant une année à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, où je travaillais sur des thématiques qui n’avaient rien à voir avec celles de Briller dans le noir, mais qui sont liées à des problématiques de sciences politiques en Inde parce que mon papa est Indien. C’est pendant une année de master à l’EHESS que j’ai eu envie de travailler sur le format documentaire filmé en plus d’un travail de recherche académique. J’ai commencé à approcher la forme filmique à ce moment-là et puis j’y suis revenu mais plutôt en son quand j’ai intégré un collectif qui s’appelle Transmission, qui est un collectif de création sonore basé à Aubervilliers. À ce moment-là, j’ai travaillé le documentaire sonore. La forme filmée je l’ai plutôt approfondi à Lussas dans le cadre du projet avec Sky Flores qu’on rencontre dans Briller dans le noir, ce film est une première forme qu’on a crée ensemble avec Sky. Le projet, c’était tout d’abord un film sur Sky. Enfin, ça part d’un portrait, mais maintenant c’est aussi et surtout un film sur notre lien d’amitié et le miroir qu’il peut y avoir entre ce que l’on traverse en termes de questionnements en lien avec notre identité de genre.
On s’est rencontré au bar où je travaillais il y a quelques années à Paris. On est restés en contact, puis Sky a commencé à transitionner à ce moment-là. Assez rapidement j’ai eu envie de la filmer, d’abord sous la forme d’un portrait. Je lui ai dit « je voudrais bien te filmer mais je sais pas exactement où ça va nous mener mais j’aimerais bien qu’on commence à voir ce qu’il se passe quand on allume une caméra quand on est ensemble et que je puisse te poser des questions dans le cadre d’entretiens ».
Cette première posture de portrait avec une position à sens unique, où ce serait moi la seule personne qui tenait la caméra a très vite évoluée en quelque chose qui était beaucoup plus dans l’échange. Le travail est devenu beaucoup plus commun, où assez vite, Sky s’est emparée de la caméra pour me filmer, pour me poser des questions aussi. Elle me maquillait, et puis assez vite on a commencé à penser ensemble à des séquences. Par exemple, je proposais une séquence puis elle rebondissait et en proposait une autre, presque comme une forme de jeu.
À Lussas c’est la première fois qu’on a mis ensemble en forme un objet filmique de A à Z avec des étapes plus classiques d’écriture, tournage, montage. Mais on a quand même continué à procéder comme on le faisait depuis le début, c'est-à-dire, avec des envies de parler à la fois de transition, de notre lien, de parler aussi avec le personnage de ma mère. De comment on va aller chercher de la tendresse face à la violence d’un corps qui nous fait souffrir, face à la violence du monde extérieur. Tout ça, on a essayé d’en parler à travers des idées de séquences, ce que l’un ou l’autre pouvait proposer. Et au moment de tourner on était à chaque fois un peu à cheval entre le documentaire et la fiction.
Comment se sont déroulées les parties d’écriture de fiction ?
Certains textes sont vraiment des propositions en écriture de Sky. Par exemple, les textes où elle parle de sa transition de manière métaphorique ou la séquence où elle parle du bâtiment, sont vraiment des textes à charge poétique. Sky écrit beaucoup de choses dans son journal, ce sont des textes qui m’ont bouleversé. On a alors réfléchi ensemble à comment mettre ça en images. Et puis, il y a d’autres séquences, comme par exemple celle du slow au bowling, j’avais envie de plusieurs choses. Déjà c’est un décor qui pour moi correspondait à une espèce d’onirisme avec un caractère un peu absurde qui devait faire partie de l’empreinte du film. Et c’est aussi une séquence que j’ai pensé assez simplement en me disant que moi quand j’étais au lycée je n’arrivais pas encore à dire à ce moment-là que j’aimais les filles. Les moments où on dansait les slow, tous les moments de fêtes entre le collège et le lycée, où t’es censé avoir des moments d’interaction de séduction hétéro, pour moi c’était des moments très très compliqués. Et je me suis dit que potentiellement je pourrais résoudre ça en dansant un slow avec Sky qui est une amie chère et qui partage des questionnements similaires aux miens. Au début je lui ai juste dit que j’aimerais bien qu’il y ait une séquence de slow entre nous et Sky m’a dit, « Mais pourquoi ? Qu’est ce qu’on raconte avec ça ? » (rires). Et quand je lui ai donné cette raison-là, ça lui a tout de suite parlé. Y’a souvent des moments comme ça où parfois il y a une image où on se demande “mais pourquoi tu veux filmer ça?” et puis quand on explique un peu ce qu’il y a derrière ça parle à l’autre. Après je suis pas sûr qu’on comprenne nécessairement ça quand on voit cette séquence de slow, mais ça renvoie à tout ce truc de dire : moi je suis une personne qui ne se genre pas au féminin et Sky est en transition et on danse un slow ensemble et puis enfaite, c’est notre façon d’être bien dans ce qu’on est.
Quel est ton rapport aux images ?
Je pense que ce qui informe en premier mon rapport aux images c’est quand même une forme de cinéphilie. J’ai l’impression que tout part de cette posture qu’on peut avoir parfois quand on est dans une salle de cinéma et qu’on voit un film qu’on trouve vraiment trop beau et que t’as le doigt pointé vers l’écran et que tu te dis, « bah moi j’aimerais faire un truc comme ça ». En toute humilité bien sûr, mais juste, c’est quand t’es ébloui par des images.
J’ai l’impression que je construis ce que j’ai envie de filmer aussi à partir de ce que j’ai vu. Pas dans un truc où tu copies mais dans un truc où tu charges ta boîte intérieure de toutes les belles images de cinéma que t’as la chance de voir au fil des années. J’ai l’impression que pour moi c’est vraiment ça qui construit ma pratique, peut être de manière inconsciente.
Et aussi à Lussas on nous forme avec un certain type de caméras, mais on nous encourage aussi à développer une partie de cet outil là de façon très personnelle. Par exemple, si t'as envie de tourner en mini DV, ils vont t’encourager à le faire, avec toutes les caméras possibles et imaginables. Je faisais souvent une alternance entre la caméra mini DV et la caméra HD et c’est à Lussas où iels m’ont encouragé à travailler cette alternance et à travailler le cadre.
Comment s’est passé le fait d’introduire dans ton film ta maman ? Est ce que c’était vraiment ta maman ?
C’est rigolo parce que tu n’es pas la première personne à poser la question de si c’est vraiment ma maman, oui ça l’est ! Et justement ça fait écho à ce flou entre documentaire et fiction qu’on essaie d’entretenir pendant tout le film. Je pense que ma mère est là en tant que ma mère mais en fait elle crée aussi un personnage d’une certaine façon pour ce film et je trouve ça assez cool. Une des raisons pour lesquelles j’avais envie qu’elle soit dans ce film, et ça, ça ne se voit pas, mais c’est que ma mère est comédienne et Sky est danseuse. Sky a suivi toute une formation de danse à l’école de Pina Bausch. Du coup toutes les deux sont des performeuses. Pour toutes les deux le corps est donc en partie un outil de travail. Et elles traversent chacune, dans deux contextes différents des moments où leur corps peut les faire souffrir pour des raisons qui n’ont rien à voir. Mais pourtant, j’avais l’impression qu’elles avaient beaucoup de points communs. Des femmes de scènes pour qui le corps est en mouvement et surtout deux femmes qui me sont très très proche et qui sont pour moi des modèles qui brillent dans le noir (rires). Vraiment un truc de personnes lumineuses… J’avais la conviction que les faire se rencontrer pour le film, ça pouvait produire quelque chose de beau parce que ce sont deux êtres très tendres et j’avais envie qu’elles puissent se rejoindre sous des projecteurs de cinéma. Qu’on crée ensemble une équipe de lutte contre tout ce qui nous assombrit, contre toutes nos enclumes. Qu’on soit tous.tes les trois pour porter nos enclumes au lieu d’être chacun.e seul.e de son côté. Ma mère a été enchantée de participer au projet, à la fois en tant que comédienne et à la fois en tant que ma mère.
Qu’est ce que la caméra a apporté comme changements dans ta relation avec Sky et ta mère ?
Entre Sky et moi, dans notre binôme, la caméra est un objet qui a été présent très tôt dans notre relation d’amitié. Et donc d’une certaine façon notre relation d’amitié et notre relation du film se noue depuis le début. Ça modifie les rapports, mais j’ai l’impression qu’il y a aussi ce mouvement où on est tous les deux filmeurs et filmés, ça ouvre des possibilités de se confier pas que dans l’intimité de l’amitié. Cela ramène aussi dans le film tout ce qu’on peut traverser ensemble en tant qu’ami.e.s dans le réel et qu’on peut décortiquer ensemble en parlant autour d’une bière.
Pour ce qui est de ma mère et moi, j’ai l’impression que d’une certaine façon la présence de la caméra vient cristalliser beaucoup beaucoup d’amour et de tendresse. En tout cas j’espère que c’est quelque chose qui ressort du film. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui est venu s’accrocher sur l’image, tout l’amour qu’elle me porte et qu’elle porte à Sky, parce que Sky est mon amie, et aussi l’amour que je leur porte. J’ai l’impression que la caméra a pu peut-être en garder une vibration ou une trace. J’espère.
Ensuite, il y a tout simplement un jeu. Quand Sky maquille ma mère et que ma mère lui répond sur la poudre de fée il y a aussi, j’ai l’impression, pour tous les trois, moi à la fois qui suis le filmeur, derrière la caméra, et elles deux qui sont devant, qu’il y a un jeu où personne n’est dupe de ce qui est entrain de se passer. On sait qu’on est en train de fabriquer une image et en même temps aucun geste de tendresse n’est feint. On partage un moment d’intimité mais dans lequel on va inviter les gens et les personnes qui vont voir le film.
En tant que personne trans, ce film m’a profondément touché et aidé et je me demandais si cela t’a aidé à avancer personnellement ?
Déjà, cela me touche beaucoup que tu le mentionnes. C’est un soulagement d’entendre des personnes de la communauté, en général, et précisément des personnes trans, exprimer que le film leur font du bien. Ce processus n’a pas été facile en permanence, surtout pour Sky, qui se livre beaucoup dans ce film, exposant une part d’elle-même. Nous avons tous les deux besoin de ce processus, bien que pour des raisons différentes. Parfois, il est difficile de représenter visuellement des expériences qui peuvent être aussi difficiles à vivre, surtout dans la relation au corps.
Personnellement, j’ai pas transitionné, et bien que je ne me considère pas non binaire, je ne me sens plus garçon que fille, c’est tout ce que j’arrive à dire (rires). Pour l’instant, c’est un processus qui est lent et douloureux, confronté au regard des autres, comme pour nous tous et toutes. Dans le film, partager cela avec Sky nous aide à nous ancrer, à traverser ensemble ces défis, rendant l’expérience un peu moins pesante par moment. Nous voulions aborder la transition, la transidentité, l’identité de genre en général, sans nécessairement se limiter à des aspects physiologiques tels que la prise d’hormones ou le port d’un blinder, bien que ces aspects soient centraux et nécessitent une discussion qui soit franche.
Notre approche était de protéger ces aspects avec une distance poétique, évitant de les décrire de manière directe. Cependant, je pense que pour toutes les personnes concernées, transmasculines ou transféminines, que tout le monde voit très bien tout ce qu’il y a derrière et toutes les pratiques quotidiennes. C’est un processus qui m’aide et qui me fait du bien, j’espère que c’est aussi le cas pour Sky, je crois que oui, même si ce n'est pas tous les jours facile. J’avais des appréhensions, me demandant si cela pourrait bénéficier à d’autres personnes trans de la même manière qu’à nous. Il y a toujours l’appréhension que ça puisse heurter en montrant les choses d’une façon qui fasse écho à un endroit douloureux. Mon souhait est que le film soit une source d’identification, où tout le monde puisse se sentir moins seul, peut-être emprunt d’un peu de tendresse.
PROPOS RECUEILLIS PAR THALIE ALVESTEGUI