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Entretien avec Julia Dino Secco et Léa Lanoë a propos de leur film Noailles, chambre privilège sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Est-ce que vous pourriez vous présenter rapidement toutes les deux, votre parcours pour en arriver au cinéma documentaire (expérimental ?) et à votre pratique commune ?
On s'est formées avec les luttes qui nous entouraient, celles qui faisaient sens, celles de l’école buissonnière parfois, on a aussi puisé dans des parcours académiques bigarrés, mais on a appris à bricoler avec ce qui est là, et ce qui pourrait advenir. On vient du féminisme, des mouvements anti-capitalistes et des mouvements autours de la psychiatrie. La question était d’apprendre à penser ensemble et à s’organiser pour faire bouger les lignes de force. On a toutes les deux commencé à bricoler des récits à la radio, et on a eu envie d’explorer d'autres formes pour continuer à lutter mais aussi pour faire émerger des récits plus souterrains, nous servir de l’outil cinéma comme un langage pour raconter autrement. On fait partie du laboratoire L’argent à Marseille, un labo collectif de développement en pellicule, c’est une mine de bricoleurs-ses, et d’amateur-trices du cinéma argentique et expérimental. On aime bien se prendre la tête sur des détails, improviser et se faufiler dans l'inconnu. Dans notre pratique il y a un plaisir de l’artisanat, c'est-à-dire avoir les mains dedans pour fabriquer des histoires. C'est là qu'on s'est trouvées et le cinéma nous paraissait être un bel outil pour penser et pour partager des regards, c’est la chimie d’une bonne équipe.
Et au choix du sujet ?
Les effondrements de la rue d'Aubagne venaient d’avoir lieu. Quand on habite une ville, on s’y sent lié, c’est un peu notre terre, même si c’est principalement un amas de béton et de circulation économique, c’est aussi tous ces gens qui vivent là, toute cette contingence urbaine, ce terrain-là, sous nos pieds, et ces immeubles-là au dessus de nos têtes, c’est une partie de nous en quelque sorte. Les effondrements ça a forcément été un tremblement énorme dans nos vies de Marseillais-es. Tout d’un coup, tout ce qui jusque-là était censé être solide comme de la roche, devenait en fin de compte aussi fragile que du papier... Ça a eu un effet de loupe sur la gestion politique de la ville, ses défaillances meurtrières au service du fantasme de la deuxième grande métropole française, un racisme à peine caché, et une politique urbaine opportuniste qui va en profiter pour faire de la gestion de population en expulsant presque 2000 personnes du quartier. C’était d’une certaine manière l’annonce de la mise à mort du quartier de Noailles. Noailles, c’est pourtant le dernier quartier populaire au cœur du centre ville, avec son terreau riche de l’histoire millénaire de cette ville portuaire, avec ses tissus complexes de relations et de solidarités. C’était tellement triste de voir un quartier en train d’être vidé de ses tripes sous nos yeux. Il fallait raconter ça, ça nous hantait. Ces files de portes fermées, cadenassées, ces GBA (Glissière en Béton Armé), ces palissades de partout, les échafaudages, les étais immenses… et tout les petits commerces de la rue qui fermaient petit à petit, et à côté de ça, des millions dépensés pour détruire et reconstruire la Plaine, l’hôtel Mercure, l'Église des Réformés, Euromed 1 et 2... bref une grande manœuvre d'uniformisation et de guerre aux pauvres.
Il me semble que votre film s’articule autour de deux éléments, deux entités. D’une part l’élément formel, esthétique, cristallisé autour de l’image argentique et de l’autre, l’élément « didactique » porté par le son. Comment est-ce que vous en êtes venues à tourner à l’argentique ? Quel travail d’écriture cela vous a demandé en amont ? Je me suis questionnée sur le choix de montrer Noailles en noir et blanc, de gommer toute la richesses des couleurs qui font en partie et font l’identité du quartier. Est-ce que c’était un choix purement esthétique ? Ou est-ce que passer au noir et blanc permettait de se concentrer non plus sur l’image vive mais aussi vraiment sur le son ?
Le choix du noir et blanc, c'est d'abord une contrainte matérielle, les pellicules couleur coutent très cher (50€ les 3 minutes). On a utilisé de la pellicule de tirage qui à la base n'est pas faite pour être utilisée dans la caméra et qui est très peu chère (12€ les 3 minutes). Mais elle a comme défaut d'être très peu sensible, environ 10 Iso. Cette faible sensibilité de la pellicule nous a aussi obligées à jouer avec les conditions météorologiques, on avait besoin de beaucoup de lumière, sinon tout était sous-exposé. Et à la fois, ça donne ce contraste aux images avec lequel on a aimé travailler. Le noir et blanc nous rappelait aussi les images d’archives du drame de la destruction du quartier Saint Jean en 1943 où on voit ces immeubles effondrés et les déplacements de population vers les périphéries. La ressemblance était frappante. Le noir et blanc de notre film fait aussi écho à ces images, il appuie cette récurrence de l’histoire, la répétition d’un opportunisme politique, bien que les contextes soient très différents. On a fabriqué ce film avec les moyens du bord, ce qui nous a donné une grande liberté, mais certaines contraintes. Il y a quelque chose dans la pratique de l’argentique qui est assez proche de notre idée de la vie, en filmant en pellicule, on prend plus son temps, on est plus attentives à ce qui se passe autour de nous, plus présentes à ceux qu'on filme et il y a toujours des accidents, c’est fragile. Et puis avec 3 minutes de bobine, tu peux pas tout avoir, ça rend les instants précieux et difficiles à attraper. En plus il y avait pas mal de reportages télé qui avaient été faits sur le quartier après les effondrements. Avec la Bolex (caméra 16mm) on avait pas l’air de journaliste, et ça rendait curieux les habitant.es, ça réveille les souvenirs, le petit bruit de quand ça tourne, ça participe à la rencontre : « mon père en Algérie il en avait une comme ça »…
Le travail d'écriture s'est fait d'abord sur le tas, au fil de nos dérives dans la ville. Les associations entre le bâti fragile et les vies précaires des habitants étaient évidentes. On filmait et enregistrait le son en allant à la rencontre des habitants et des travailleurs qui étaient les premiers concernés. Rencontres fortuites, souvent bouleversantes, splendides et banales. Ça a été aussi de l’improvisation. Pour la séquence dans l’hôtel, par exemple, il a fallu se faufiler, on a dû raconter des bobards pour que la directrice de communication de l’hôtel Mercure réponde à nos questions et nous permette de filmer depuis l’intérieur. On avançait dans le film en faisant des allers-retours avec le montage. On filmait et enregistrait, on développait, on commençait à monter nos images et à écouter les paroles, et ça nous emmenait vers d'autres questions et on retournait tourner et ainsi de suite.
Ce travail sonore très poussé, la superposition de ses sources et sa forme comme une réminiscence du quartier avant l’effondrement du 65, m’ont fait penser aux travaux de réalisateur·rices de documentaire anthropologique expérimental. Est-ce que l'importance de la dimension sonore était présente dès le début dans votre écriture ? Est-ce que vous qualifieriez votre démarche d’anthropologique d’une certaine façon ? Est-ce que vous avez été inspirées par un cinéma documentaire en particulier ?
Le travail du son est contraignant quand on filme avec une Bolex, non seulement le bruit de la caméra ne permet pas d'enregistrer le son synchrone, mais le ressort de la caméra dure au maximum 30 secondes, les plans sont donc très courts. Ces contraintes techniques nous ont amenées à inventer un son qui s'autonomise de l'image, à donner une autre place sonore à la ville. Les bruits de la ville, des chantiers, du tram, des vendeurs de rue, de la foule, le brouhaha, prennent parfois le pas sur les récits. À travers le son, on a cherché à donner une impression sensorielle de Noailles.
On ne se considère pas comme des spécialistes, ni des expertes de ce sujet, d'autres le font beaucoup
mieux, nous nous situons plutôt du point de vue d'habitantes et d'écouteuses, ce que permet la caméra, en donnant un accès direct et sensible par les sons et les images. C'est à travers notre expérience de la ville, les luttes que nous avons menées et les rencontres que nous avons faites que nous avons posé notre regard. C’est peut être une manière d’écouter les voix qu’on entend peu, qui sont souvent écrasées par des récits de spécialistes. On parlait souvent d'un film, Amsterdam Global Village, de Johan Van der Keuken, sa manière de nous raconter la ville depuis des rencontres particulières, des chemins incroyables pour raconter que derrière Amsterdam, c’est tout un tissu d’histoires de différents mondes, de métissage. Son film est d’ailleurs dédicacé à la fin à l’écrivain Lambertus Roelof Schierbeek qui disait « J'ai toujours pensé que la vie, c'est 777 histoires à la fois ». Noailles c’est pareil. On aime aussi le cinéma de Mario Ruspoli, par exemple Les Inconnus de la Terre, sur la misère et la force paysanne, ou encore Comizi d'Amore de Pier Paolo Pasolini, magnifique enquête sur la sexualité et les mœurs dans les années soixante en Italie.
Pour finir et en revenir aux entretiens, à l’aspect « didactique » de votre film : des questions/réflexions sont portées par les voix des habitant·es mais il n’est jamais question de creuser avec elleux : un homme questionne la possible (certaine?) responsabilité des travaux du nouvel hôtel sur l'effondrement des immeubles rue d’Aubagne, et donc de l’impact jusque sur la tenue des murs de la gentrification mais on ne s’engage pas dedans, le film nous donne à voir seules des bribes de paroles par les habitant·es, pourquoi ce choix ?
On n'a pas cherché à donner un point de vue exhaustif de la situation, mais des pistes de réflexions des habitant.es de ce territoire. Penser le quartier comme un tout, un éco-système. C’est les bribes des différentes voix qui, en s'enchevêtrant, permettent d’incarner le quartier, lui-même pris dans une logique plus grande, celle des métropoles. En fait on zoome et on dé-zoome, on essaye de faire parler ces contradictions entre elles en les faisant cohabiter, qu'elles ne s'incarnent pas dans un seul récit, mais dans une multiplicité, une complexité. En collant les bribes de récits, ça crée des réseaux de causes et de conséquences. Les voix d'un expert urbaniste, d'un ouvrier en bâtiment ou celles des délogés, en se mélangeant, font se demander pourquoi on en arrive là, posent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses, c'est une invitation à prolonger la réflexion.
PROPOS RECUEILLIS PAR LILA SCHLEINITZ