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Entretien avec Lucile Coda à propos de son film Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Ce film raconte votre parcours autant qu’il brosse le portrait de vos parents. Pouvez-vous revenir sur ce choix narratif ?
Dès le début de l'écriture du film, j'ai voulu construire un contraste entre mon récit et ce qui se passe à l'image. C'était l’écart entre les scènes familiales quotidiennes empreintes d'affection et ma vision plus dure d'enfant et d'adolescente qui exprimait sa honte sociale et ses désirs d'ascension sociale qui m'intéressait. Durant le tournage, ma place en tant que protagoniste du film a été difficile à affirmer car je voulais à tout prix laisser la parole à mes parents. C’est au montage que ma place s’est affirmée.
Le film est né d'un désir de représentation. Pour faire simple, je n'avais jamais vu un film – documentaire ou fiction – où le personnage principal était un balayeur. Quand j'étais plus jeune, j'étais très émue quand j'évoquais mon père, sans pouvoir mettre de mots dessus. La lecture de La Place d'Annie Ernaux m'a bouleversée. Je n'aurais probablement jamais fait ce film si je n'avais pas lu cette phrase : "Je voudrais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé."
Ce récit se heurte à une violente désillusion : l’école de commerce et ses perspectives d’emploi. Est-ce que c’est précisément cette expérience qui vous a donné envie de faire ce film ?
Totalement, quand j'ai fini l'école de commerce j’étais en colère. C’était à l'époque où l'on vantait les mérites de la start-up nation. J’étais écœurée par le mépris social qui va souvent de pair avec la méritocratie.
Paradoxalement, c'est l'école de commerce qui m'a donné une vision critique du capitalisme. Je ne trouvais pas de sens aux métiers auxquels on postulait sans parler des problèmes écologiques qu’ils engendrent. Mais plus que ça, j'ai vécu une sorte de désillusion intellectuelle. Sans jugement individuel, c'est un endroit où l’on se remet très peu en question et où l’on se formate. Il y règne une idéologie qui ne donne pas son nom. Ce qui est triste c'est que lorsqu’on vient de classes préparatoires, même si c'est un système classiste par certains aspects, on n’est pas forcément préparé à ça. Beaucoup d'élèves ressentent cette déception en arrivant en école de commerce, mais ils ont déjà payé quinze mille euros l'année donc c'est difficile de changer de voie. Le journaliste Maurice Midena l'explique très bien dans son enquête Entrez rêveurs, sortez manageurs.
Face à cette prise de conscience, j'ai appris à revaloriser les métiers de mes parents. Et un mois après le début de l'écriture du film, le mouvement des gilets jaunes a commencé, ça m’a porté dans l'écriture du film : je me rappelle que j'étais en train de monter les étagères de la bibliothèque de mon nouvel appartement quand l'acte II a eu lieu. C'était un sentiment étrange, je me sentais presque coupable.
Comment avez-vous pensé la construction du commentaire ?
L'écriture du commentaire est peut-être le processus le plus complexe du film. Avant de tourner, j'avais écrit un texte. Il faisait une vingtaine de pages, j'ai dû le simplifier, aller à l'essentiel tout en donnant assez d'informations. Au début du montage, le texte était écrit à l'imparfait et il était plus sociologique. Avec Marie Bottois, la monteuse, nous avons dû trouver un équilibre pour donner de l'ampleur au récit et aborder des sujets politiques sans écraser les scènes, les personnages et laisser au spectateur·ice le pouvoir de juger par elle·lui même les scènes, les paroles. Chaque jour de montage, on changeait des phrases, des mots, on ajoutait, on supprimait.
Au début je rêvais de faire un film moins chronologique mais ça ne marchait pas avec ce qui était dit. On a quand même gardé l'idée du flashforward au début du film pour donner une certaine tension à tout ce qu'on va voir par la suite.
Vous avez filmé sur plusieurs saisons. Combien de temps le tournage a-t-il duré ? Comment étiez-vous organisée ?
Le tournage a duré quatre ans, je tournais environ une semaine tous les deux mois. J'ai acheté une caméra pour filmer le départ à la retraite de mon père, ce qui me semblait, à l'époque, le point de départ du film. Grâce aux conseils d'amies, je me suis lancée. J'ai appris à filmer en filmant.
Chez mes parents, j'étais toujours prête à tourner au cas où quelque chose d'intéressant se passait. Au début je leur disais que je faisais un film sur le travail, ce qui n'est pas faux non plus. Je les filmais dans leurs activités quotidiennes (le bois, le jardin, la cuisine). C'est par là qu'ils ont accepté la caméra et se sont habitués. Pour les scènes de travail, je les ai filmées de nombreuses fois, toujours un peu coupable de ne pas les aider.
En revanche, parler de leur rapport au travail, leur ressenti à propos de mes études, et tout simplement de classe sociale était difficile. Il y a une sorte de pudeur indépassable. J'ai ensuite compris que les non-dits étaient aussi importants que les paroles et que l'impossibilité de parler avec ses parents est un autre sujet du film, que je n'avais pas anticipé. La scène où j'annonce à mes parents que je fais un film, je l'avais répétée seule avant. Malgré plusieurs répétitions, c'était un moment très angoissant pour moi.
J'ai ensuite été accompagnée par une ingénieure son pour certains tournages, ce qui a aidé mes parents à considérer mon film comme professionnel. À la fin du tournage, j’ai fait des entretiens, mais ça n’était pas vraiment dans le ton du film.
Enfin, pouvez-vous raconter ce qui vous a amené au cinéma et a fortiori au documentaire ?
Je me suis passionnée pour le cinéma grâce au dispositif Lycéens au cinéma. J'étais d'abord passionnée par le cinéma de l’âge d’or hollywoodien puis j'ai découvert le cinéma indépendant des années 1970 qui m'a fait penser que réaliser des films hors système était possible.
Ensuite, en arrivant à Paris, j’ai découvert le cinéma documentaire par le biais de rencontres amicales et amoureuses. J'aime le préciser car je pense que changer de classe sociale passe aussi par cela. C'est extrêmement important, peut-être d'autant plus lorsqu'on est queer. Et j’ai adoré le cinéma documentaire, sa liberté dans les formes et la narration.
Ça me paraissait beaucoup plus accessible que la fiction qui a l’air d’être un monde assez opaque si on n’a pas fait d’école de cinéma ou si on n’a pas le réseau. Je me suis mise à écrire le projet et j’ai eu des bourses d’aide à l’écriture qui m’ont permis d’acheter du matériel et de continuer à tourner. Ensuite, j’ai rencontré mes producteur·rices (Mille et Une. Films à Rennes). Pendant la production du film, j’ai suivi une courte formation technique et j’ai participé à des résidences d’écriture à Ty Films, à Mellionnec, où j’ai découvert le genre du cinéma autobiographique.
PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE KAPRÉLIAN