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Le documentaire filme un bouquiniste, Hervé, qui tient la librairie L’Aléatoire à Amiens et donc, tout simplement, pourquoi Amiens, pourquoi une librairie et finalement, pourquoi Hervé ?
Je finis tout juste mes études et Le Colporteur est un film d’étudiant que j’ai commencé à tourner quand j’étais à la fac. J’ai rencontré Hervé en 2014-2015, quand j’ai débuté mes études puisqu’on a des bibliographies, des livres à acheter. Je suis tombé sur cette librairie d’occasion quand j’étais à Amiens, ce n’était pas très loin de chez moi. Au début, on avait une relation client / libraire d’occasion. En 2019, quand j’étais en master en cinéma, j’ai dû filmer quelqu’un au travail c’était un exercice étudiant pour un cours, c’est à ce moment que j’ai filmé Hervé. Le film, qui est mon premier, s’est ainsi fait au fur et à mesure, avec un sujet qui s’est précisé notamment quand Hervé a décidé d’arrêter Amazon ou quand il m’a montré tout son stock. J’ai porté le film à la fac d’abord et la production Les Films du Bilboquet a pris le relai ensuite. Le tournage a commencé à la toute fin de 2019 et s’est poursuivi pendant un an et demi, jusque 2021.
Quand on regarde le film, il y a une impression de storytelling, presque de scénario qui se rapproche du docu-fiction, avec ce personnage qui vient d’arrêter Amazon et qui, comme par hasard, se retrouve bloqué par une pandémie. Qu’en pensez-vous rétrospectivement ?
Très tôt, j’ai cru au personnage, c’était mon socle pour faire le film, il le tenait. Et à partir de ce personnage j’ai essayé d’élargir sur des questions plus économiques, politiques, notamment sur la question de la consommation. La voix de Hervé qui accompagne tout le film s’est aussi construite au fur et à mesure. Le texte s’est fait avec Hervé que j’enregistrais, puis j’ai écrit un texte et j’ai finalement fait reparler Hervé. On (ma monteuse, Léa Chatauret, et moi) voulait une progression qui s’est aussi construite avec l’actualité, avec l’arrêt d’Amazon, l’arrivée du Covid et tous les efforts faits par Hervé pour garder son économie à flots. Il y a une histoire mais elle n’était pas dessinée dès le début.
Avec le recul, peut-être que dans le cadre d’une fiction cela aurait été exagéré, on n’y aurait pas cru alors que la forme documentaire permet d’y croire. Néanmoins, au moment du tournage, on était vraiment très inquiets. Même si dans les scènes du film, le ton est plutôt léger, en réalité il y avait un important facteur inconnu en plein pendant le confinement. A côté, tous les collègues d’Hervé se sont mis sur Internet avec le covid alors que lui s’affirmait dans une autre direction. Le montage a permis ainsi de monter cette grande péripétie, car le film s’est beaucoup construit au montage. La narration est tirée de plus de trente / quarante heures de rush, le montage a permis de révéler l’histoire.
Vous parliez justement des questions économiques et politiques, est-ce que, à travers un tel parcours, vous aviez dans l’idée de représenter une forme de lutte individuelle, une force de l’individu contraint dans un modèle qui ne lui convient pas ?
C’est vrai que cela pose des questions sur la résilience : comment agir par rapport à un certain type de consommation ? J’aime bien passer par la question de l’individu car je crois beaucoup au personnage et également à l’identification. Etre proche d’Hervé par le travail de la caméra permet à son expérience de vendeur de livre de résonner chez le spectateur qui peut potentiellement acheter des livres sur Internet, et chez tous les lecteurs qui aiment la littérature. Pour autant, il ne s’agit pas de faire quelque chose de l’ordre de l’activisme ou du militantisme. Il y a une forme de révolte douce, incarnée par une candeur poétique chez ce libraire. Je viens de la photographie et le film est aussi un portrait. J’ai construit autour d’un visage une forme de lutte mais ce n’est pas non plus un film que je considère vraiment engagé ou militant. On l’a voulu plus léger aussi car les sujets sont en eux-mêmes très forts (la question d’Amazon, celle de la consommation). L’idée n’était donc pas tant de pointer du doigt Amazon mais plutôt de montrer ce qu’il est possible de faire autrement.
Dans le film on voit une librairie dans laquelle on ne vient pas forcément acheter des livres, c’est un lieu de rencontre, un lien social. C’est une manière d’acheter qui est presque anachronique, et qui me touche. Hervé connaît très bien ses clients, il leur propose des cafés et leur fait même crédit. Il y a un rapport de confiance qui dépasse la relation vendeur / acheteur. C’est ce qu’il dit quand il parle de l’absence de lien, de contact avec celles et ceux à qui il envoyait des livres sur Amazon. C’est en partie ce qui l’a poussé à arrêter Amazon, en plus de la question éthique qui le touchait aussi. Ne pas vendre sur Amazon quand il y a des libraires dans la rue. Hervé n’était pas très à l’aise avec ça.
Le film montre avant tout le chemin et les pérégrinations d’Hervé, finalement, la librairie sur barque est une idée filée qui se réalise à la fin du film mais qui reste néanmoins en suspens. Pourquoi avoir ainsi fait le choix des idées plutôt que des moyens à proprement parlé ?
Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très poétique dans ce parcours, l’image d’Hervé dans sa barque est très forte, l’idée est romanesque et ça a très rapidement été la ligne d’arrivée. Il fallait trouver le chemin pour arriver à l’image presque bucolique de cette barque. Cela arrive progressivement : Hervé qui lance l’idée d’être colporteur, qui montre sa volonté d’être très proche de la nature. Très concrètement, cette scène a été filmée à la fin. La barque apparaît comme une manière de répondre à l’arrêt d’Amazon, comme une solution qui n’est pas évidente de prime abord. Sur Amazon, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la facilité, de l’exhaustivité et colporter des livres apparaît comme la réponse qui est peut-être la moins évidente. On revient sur quelque chose de très anachronique, le mot même de colporteur, du vendeur en vadrouille qui se déplace avec une caisse sur le dos, est anachronique.
Et finalement, est-ce que vous êtes resté en contact avec Hervé et est-ce qu’il continue ses pérégrinations ? En tout cas, son compte Instagram et son site internet sont toujours très actifs.
Oui, je suis évidemment resté en contact avec lui. J’ai même un peu l’impression que le film continue dans la réalité, il trouve encore plus de solutions pour faire venir des gens dans sa boutique. Il continue de la transformer, en organisant des concerts notamment. Il est aussi encore plus présent sur les réseaux. En voyant le film, il a aussi pris conscience de la dimension politique dans ce qu’il fait. Même s’il se la pose, elle n’est pas aussi concrète que lorsqu’il la voit filmée. Voir le film lui a aussi permis de mieux assumer ses choix, je pense. La proximité est très importante pour moi, je suis très proche de mes personnages et volontairement, même dans les choix de focales, je veux qu’on sente que je suis proche. On n’était pas amis avant le film mais on l’est maintenant.
Entretien réalisé par Chloé Gouriou