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Entretien avec Paul Brihaye à propos de son film Des nouvelles de là-haut sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Dans ton film, tu expliques qu’après le décès de ton grand-père, tu t’es souvenu d’un rêve dans lequel tu le rejoignais dans un souterrain. Comment est ensuite née l’idée de transformer ce rêve en une expérience réelle et de te lancer dans cette traversée souterraine ?
Je ne sais pas exactement comment l’idée est venue, mais ça faisait déjà quelque temps que j’essayais d’expérimenter la confrontation entre mes rêves et la réalité. Avant de faire ce film, j’avais fait un rêve qui se passait dans la forêt amazonienne, au Pérou, et du coup j’y étais parti pour voir un petit peu ce que ça allait produire. Je racontais mon rêve aux personnes que je rencontrais et je me laissais guider par les idées qu’elles avaient par rapport à ce rêve... Donc c’était déjà un truc qui m’intéressait. Au Pérou je n’ai pas filmé, c’était juste une sorte de quête initiatique un peu personnelle, mais là avec mon grand-père j’avais une envie de film... Aussi parce que j’étais dans une formation documentaire donc c’était un peu un prétexte pour amorcer quelque chose. Je venais d’arriver au Pérou justement, quand mon grand-père a été enterré, quelques jours après je passais l’entretien pour intégrer la formation DEMC. Le jour de son enterrement, comme je n’y étais pas, j’ai parlé un peu avec ma grand-mère au téléphone. Je lui ai raconté ce rêve que j’avais fait, qui en réalité est beaucoup plus long que ce qu’on en reçoit dans le film, et ma grand-mère avait été super touchée et m’avait dit : « Ah il faut que tu fasses quelque chose de ce rêve : écris-le, je sais pas, mais fais quelque chose avec. ». Donc voilà, ça venait un peu de ma grand-mère.
Donc tu étais dans une formation de cinéma documentaire... pourquoi le choix du documentaire plutôt que de la fiction ?
À titre personnel je sentais que j’avais besoin d’un medium qui allait me rapprocher de la réalité, qui allait m’inciter à observer le réel, parce que, justement, j’avais déjà l’univers des rêves que j’ai pas mal développé, dans lequel j’ai expérimenté plein de choses, et je ne sentais pas la fiction comme étant un medium original pour développer cet univers-là... Alors que le documentaire je trouvais que ça posait plus de questions, parce que le rêve c’est plutôt quelque chose qu’on associe à l’imaginaire et à la fiction peut-être... En tout cas mes rêves ressemblent beaucoup à des fictions en général et je trouvais qu’apporter une touche de documentaire justement, ça pourrait les ramener à quelque chose de plus concret, de plus intéressant. Donc c’était un peu ça la logique... Enfin le besoin de me reconnecter aussi aux autres c’était important et je savais que, dans le documentaire, la relation avec les personnes qu’on filme est cruciale et que ça allait m’aider à construire des relations plus fortes aussi. Et puis ça m’intéressait bien de prendre un élément de l’imaginaire et de le frotter au réel pour voir ce que ça pouvait produire comme effet. Je trouvais que c’était assez stylé. Et en fait ça produit toujours quelque chose... Au Pérou et de même avec ce documentaire sur mon grand-père, il y a toujours deux choses qui se passent : il y a une histoire, un récit, qui se construit, mais il y a aussi un cheminement personnel qui se développe. Et dans ces deux expériences où j’ai frotté le rêve au réel, il y a toujours eu aussi une quête initiatique plus intime, plus personnelle, qui n’est pas forcément au cœur des histoires, quoi que... Quoi que si en fait.
Pour en revenir aux personnages du film... Donc il y a toi, on ressent aussi la présence de ton grand-père tout du long, et puis il y a Delt et son chien Nova, qui apparaissent comme des guides pour t’ouvrir la voie dans cet univers souterrain un peu auréolé de mystère quand même. Comment s’est passée la rencontre avec Delt et Nova ?
En fait Delt c’est un ami d’ami et Nova c’est vraiment sa chienne dans la vraie vie. C’est un peu difficile de répondre à cette question parce que Delt est à la fois le vrai Delt et en même temps une sorte d’archétype de cataphile, de passionné de souterrain... Il est aussi construit à partir d’autres personnes que j’ai d’abord rencontrées sous terre. La plupart des rencontres que j’ai faites de personnes qui ont contribué à la création de ces personnages, c’était des rencontres que j’ai faites sous terre, à la suite de la mort de mon grand-père, avec ce besoin que j’ai ressenti d’aller sous terre. Après, j’ai passé des entretiens et j’ai passé pas mal de temps avec beaucoup de cataphiles. Je prenais plein de notes sur des choses qui me marquaient, qu’ils me disaient, sur ce que je ressentais aussi. J’avais une sorte de journal de bord. Et puis après, quand on a décidé avec Delt de faire le film ensemble, il y avait l’idée de parler de lui : il y a beaucoup de citations, de choses qu’il m’a dites quand on discutait qui ont contribué à la construction de son personnage. Et il y a aussi des choses qui viennent plus généralement d’autres cataphiles, qui sont un peu universellement partagées par des personnes qui passent beaucoup de temps sous terre. Mais la vraie rencontre avec Delt, même si je le connaissais de la surface, elle s’est faite sous terre. En fait toute notre amitié, toute la relation qu’on a créée, a été constituée uniquement de moments souterrains. Maintenant on est devenus vraiment amis et on se voit en surface, mais jusqu’au temps du tournage, quatre-vingt-dix-neuf pourcent des fois où on s’était vu, c’était sous terre. Donc la relation s’est construite et écrite entièrement sous terre, avec Nova aussi, qui était présente pendant nos descentes. Et assez vite on a su avec l’équipe que ça allait être un personnage crucial de l’histoire parce qu’elle crée une sorte de personnage un peu mythologique : il y a le passeur, avec sa chienne.
Et le milieu souterrain, avant tu ne le connaissais pas du tout ? C’est quelque chose que tu as vraiment découvert à ce moment-là ?
Oui, je ne connaissais pas du tout. Comme j’ai grandi en Alsace, je connaissais les souterrains de ma région : tous les réseaux de bunkers, de tunnels, ça je l’avais quand même pas mal exploré. J’aimais bien faire de l’urbex donc j’avais souvent visité des trucs abandonnés aussi en Alsace. Mais les catacombes et les carrières, ça m'intéressait de loin parce que je ne connaissais pas forcément les personnes qui descendaient. Et c’est vraiment le rêve qui a donné l’impulsion de ça et ce besoin d‘exploration aussi, que j’avais un peu perdu ces dernières années en fait. Parce que finalement les explorations que j’avais faites de souterrains, de bunkers en Alsace, ou de manoirs ou de maisons abandonnés dans la région, ça datait un peu de la fin de mon adolescence. Et du coup j’ai aussi retrouvé quelque chose de très enfantin dans le plaisir de l’exploration et de s’émerveiller d’un lieu qu’on ne connaît pas, qui est mystérieux, immense, qui regorge d’histoires qu’on peut se raconter... Et surtout dans la carrière dans laquelle on a tourné où il y avait ce bunker, ces lacs souterrains, cette partie plutôt grotte, ces carrières avec des hauteurs de plafonds impressionnantes, tous les détails minéralogiques, ... ça nous a vraiment, moi et l’équipe de tournage, reconnecté à un truc très naturel, très enfantin, de fascination et de curiosité pour ce qui nous entoure.
Et pour en revenir aux noms... Delt, qui t’a aussi nommé Alph’, est-ce que c’est vraiment le nom qu’il se donne ou c’est toi qui as choisi ces noms pour le film ?
Non, il y a vraiment des blazes. Dans la culture cataphile justement, les cataphiles qui descendent régulièrement ont toujours des blazes, donc Delt c’est son vrai blaze. C’est tellement rentré dans son quotidien que quand on l’appelle par son vrai prénom il a toujours un moment de confusion... Tout le monde l’appelle comme ça. Moi mon blaze on me le donne un peu moins parce que la communauté ne me connaît pas aussi bien que lui, mais le blaze de Delt est vraiment devenu son prénom d’usage. En fait à la base il avait un ami qui s’appelait Sigma, qui du coup a décidé de l’appeler Delt, et du coup c’était logique que je m’appelle Alpha, enfin Alph’, Alpha ; ça complétait un peu le trio.
Je trouve ça intéressant parce que si on prend les initiales, ça fait ADN... Et on a un peu l’impression qu’en plongeant sous terre, tu plonges au cœur de toi-même, tu essayes d’aller voir au-delà de ce qui se passe à la surface...
Ah c’est cool ! Je n’y avais pas pensé mais c’est marrant !
Et donc cette rencontre, c’est aussi un peu la rencontre entre deux mondes qui sont à priori bien distincts : le premier à la surface, donc « là-haut », et le second sous terre. Comment as-tu vécu ce passage entre les deux mondes ?
C’est un peu ce que raconte le film... et de toute manière le film se nourrit de choses que j’ai vraiment ressentis. Mais la première nuit que j’ai faite sous terre, j’ai vraiment eu un moment d’angoisse où d’un coup je ne savais pas exactement où on était dans l’espèce de labyrinthe... parce que ce sont plusieurs dizaines de kilomètres de galeries souterraines donc c’est vraiment immense. En plus, on avait un peu bu ce soir-là donc au moment où j’ai essayé de m’endormir je ne savais pas du tout quelle heure il était... J’étais un peu perdu dans le temps et en même temps je ne savais pas du tout où j’étais spatialement et j’étais dans un endroit aussi qui était complètement inconnu, dans lequel je n’avais aucune sensation familière. Et donc oui, au moment de m’endormir je me suis senti d’un coup très, très seul vis-à-vis du reste du groupe et un peu paniqué... Et puis j’avais l’impression d’être vraiment enterré dans un espace immense... Ça, ça a été la première sensation souterraine un peu forte et après, la sensation d’errance dans l’espace, on s’y habitue à force, je trouve. Par contre, la sensation de perte de la notion de temps, moi je trouve qu’elle s’aggrave... Plus je descendais, plus j’avais l’impression en me réveillant parfois, qu’il était 11h du matin alors qu’il était 18h... Et d’ailleurs lors d’une des dernières descentes que j’ai faite avant le tournage, j’avais un train à midi et je me suis réveillé à 18h30 donc complètement déphasé et complètement à côté de l’horaire de mon train. Et ça m’avait fait un choc parce qu’on perd complètement la notion du temps très vite sous terre. Et ça, ça a été parmi les sensations fortes de la rencontre avec ce lieu. Et après, ce qu’on ressent très vite et ce que ressentent plein de cataphiles, c’est que très, très rapidement, la surface devient complètement anecdotique, secondaire, paraît très, très loin... et paraît même ne plus exister. Et il y a beaucoup de cataphiles, et moi compris, qui se créent un peu une nouvelle vie souterraine. Beaucoup décident de baser leur vie entièrement sur leurs expériences souterraines et sur leurs projets souterrains : aménager des espaces, des salles, créer des lieux de sociabilité souterrains. En fait c’est vraiment une vie parallèle et il y en a certains qui se perdent un peu dans ça aussi, qui négligent complètement leur vie en surface. Il y a vraiment un côté second life : déjà on a un blaze, en plus on n’a pas les mêmes amis sous terre, et puis on peut s’inventer une vie... Souvent les cataphiles me disaient ça, qu’en fait sous terre ils peuvent être quelqu’un d’autre et que ça les libère un peu de toutes les frustrations, toutes les angoisses de la surface aussi.
Et la plupart du temps qu’est-ce qui les motive à descendre et explorer ce qui se passe sous terre ? C’est une fuite du monde de la surface ? Ils cherchent autre chose ?
Il y a plein de raisons... De ce qu’on m’a raconté, parmi les cataphiles il y a beaucoup de personnes qui sont neuro-atypiques et qui ont du mal à sociabiliser en surface ; et l’espace souterrain et le côté un peu village que tu peux ressentir, parce que tout est un peu petit, rien n’est très loin, tu peux tout faire à pied, tout le monde se connaît..., eh bien ça facilite un peu la création de relations. Après il y a des personnes qui, à l’inverse, descendent parce qu’elles veulent être toutes seules et parce qu’à la surface il y a trop de bruit, trop de monde, c’est un peu trop le chaos ; les souterrains sont une manière un peu d’échapper à ça. Et puis il y en a plein par exemple qui me disaient que c’est un peu la campagne mais dix mètres sous nos pieds et plutôt que de faire 1h30 de train, tu lèves une plaque, tu descends et t’es à la campagne. Donc il y a cette quête d’isolement aussi qui existe. Après il y a quelques personnes que j’ai rencontrées qui avaient une quête un peu plus métaphysique et, mine de rien, il y a quand même pas mal de cataphiles qui descendent quand ils ont un deuil à faire. Du coup le réflexe que j’avais eu d’aller sous terre après la mort de mon grand-père, c’est quand même un truc que j’ai retrouvé dans la communauté aussi. Après il y a des personnes qui descendent pour sociabiliser aussi, pour faire la fête, pour rencontrer du monde, pour discuter ; il y a aussi beaucoup de cataphiles qui sont très sociables. Il y a des personnes aussi qui ont une fascination pour les lieux et qui ont un côté un peu archivistes, historiens, qui vont connaître toutes les anecdotes, toutes les dates de l’histoire des catacombes, qui aiment bien guider les personnes aussi, partager l’histoire du lieu, ses cartes, ce territoire un peu spécial. Oui, je crois que c’est à peu près les raisons de la descente que j’ai entendues.
Quand on est à la surface, on a un peu tendance à occulter toute cette vie souterraine, enfin à part quelques passionnés. Est-ce que c’était une volonté de ta part de révéler ce qui est en même temps proche de nous et en même temps assez lointain et différent de ce qu’on connaît ?
Oui... Je ne sais pas si je l’ai pensé en ces termes mais en tout cas oui... En fait, quand on marche dans la rue et qu’on n’est jamais descendu, on a l’impression que c’est plat et on a un peu une vision en deux dimensions de l’espace. Après, une fois qu’on est descendu, on se rend compte que là où on est train de marcher, en fait il y a des souterrains qui existent. Du coup la sensation de l’espace est vachement différente après quand on marche dans Paris. Et donc je trouvais ça fou qu’il y ait l’équivalent de Paris mais sous terre, et que ce soit à quelques mètres de nous, mais que finalement il y ait assez peu de personnes qui y aillent, que ça reste un territoire un peu exclusif et un peu secret. Mais c’est aussi ce qui rend ça fascinant, c’est que peu de monde y va et du coup ça crée aussi une sorte d’excitation et d’adrénaline au moment de la descente. C’est un peu ce qu’on a essayé de retranscrire avec Delt qui énumère toutes les règles de ce qui ne faut pas faire sous terre et de comment ça fonctionne. On ressent un peu ça... Au moment de la descente, il y a toujours ce petit stress.
C’est un univers qui est assez codifié ou pas ?
En tout cas quand on commence à descendre c’est un peu impressionnant, oui. En fait, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de règles, mais c’est juste qu’on n’est pas du tout habitué à ce que les lieux qu’on fréquente aient des règles qui soient évoquées de manière explicite. En surface il y a des règles qui existent, mais elles sont implicites, elles sont de l’ordre de l’inconscient... On n’y pense même plus et il n’y a pas vraiment besoin de les rappeler. En tout cas on ne les rappelle pas et les rappeler ça crée tout de suite quelque chose d’un peu stressant, alors que dans les catas ces règles sont revendiquées et souvent nécessaires. Ce sont des règles de respect de l’autre, de respect des lieux, de respect des raisons que chacun a de descendre... Il y a des personnes qui préfèrent être toutes seules et qui ne veulent pas parler, du coup on respecte ça aussi. On respecte l’anonymat des personnes, le secret des accès et leur localisation. Tout ça, ça cherche à préserver la communauté. Après ça ne veut pas dire que personne n’enfreint ces règles et évidemment qu’il y a des personnes qui les enfreignent aussi. Mais ce qui est sûr c’est que les règles sont plus explicitement évoquées, sont affirmées, assumées et font partie de l’identité de la communauté.
Et ça a été bien accueilli l’idée de réaliser un film sous terre ? Est-ce que ça en a dérangé certains que tu amènes à la surface ce qui se passe sous terre ?
Il y a eu une ou deux personnes, mais que je ne connaissais pas... En fait, quand je passais par des amis d’amis ou par des connaissances de cataphiles de cataphiles, c’était très facile et tout le monde était ouvert à ça. Mais au début j’ai tenté par des groupes Facebook de cataphiles et là ça ne marchait pas du tout... Il y a une personne en particulier qui s’était un peu énervée qu’on veuille filmer dans les catas et tout... mais parce que c’était très maladroit. En début de projet on tente un peu toutes les pistes et on voit ce qui prend ou pas, mais finalement en passant par le bouche à oreille ça fonctionnait bien. Il y a des personnes qui ne voulaient pas être dans le film mais avec qui j’ai passé énormément de temps pendant les repérages, qui m’ont quand même beaucoup aidé, qui m’ont envoyé plein de documentation sur les catas, qui sont souvent descendues avec moi pour que je puisse un peu découvrir d’autres endroits. Moi j’avais l’impression a priori que les personnes allaient être plus réticentes que d’autres, mais finalement là je suis en train d’écrire un autre documentaire et en passant par des groupes Facebook on s’est aussi pris des refus alors que finalement par du bouche à oreille ça fonctionne très bien. Donc je pense que c’est juste une question de comment tu interagis. Mais filmer dans les catacombes, par contre, ça aurait été compliqué... C’est quand même un lieu où il y a du passage et nous on avait besoin d’un endroit où on pouvait être seuls et tranquilles parce qu’on savait qu’on allait passer plusieurs jours à tourner sous terre, c’était mieux s’il n’y avait personne. Parce que tu ne sais jamais aussi comment tu es reçu avec une caméra... Si des gens passent dans ton plan et ne te connaissent pas... c’est un peu intrusif. Donc ça c’était un premier truc qui a fait qu’on ne voulait pas filmer dans les catas. Et les catas sont des espaces qui sont quand même assez petits, assez difficiles à pratiquer, en plus avec une équipe de tournage. Ce sont des lieux qui sont riches en histoire, en vie, de communautés, mais qui ne sont pas du tout les paysages qu’on a filmés dans la carrière où on a tourné finalement. Nous on voulait vraiment plus un territoire un peu métaphysique, qu’on pouvait regarder en se disant que c’était un peu comme si on était déjà mort, comme si on voyageait un peu dans la mort. Ça dans les catacombes il y avait un petit peu et forcément ça nous a donné envie de creuser, mais ce n’était pas le bon décor pour le faire. Du coup en allant tourner dans cette carrière perdue dans le fin fond de la France on était sûr de ne déranger personne et de pouvoir prendre le temps d’expérimenter et de filmer. Parce que c’était de l’impro totale le tournage : on a juste erré dans les 16 kilomètres de souterrain en essayant de s’émerveiller un peu de ce qu’on voyait et puis en filmant Delt et sa chienne en train de se promener.
À un moment dans le film, Delt dit que c’est un univers qui menace de disparaître et que c’est aussi pour ça qu’il accepte de faire ça avec toi, pour un peu laisser une trace de tout ça. C’est quelque chose qu’on sent de façon très présente chez les cataphiles, cette peur de la disparition ?
Oui, carrément, mais après ça dépend du contexte parce qu’il y a plusieurs choses qui font disparaître les souterrains. En fait quand on a tourné dans la carrière en février dernier, il faisait super sec : on avait eu un record de sécheresse en France et la sécheresse prolongée ça crée des effondrements de pierres. Du coup les pierres tombées qu’on a filmées s’étaient effondrées il n’y a pas très longtemps je pense. Pendant le tournage, heureusement, il n’y a rien qui nous est tombé sur la tête, mais en tout cas c’était une période un peu critique de sécheresse donc il y avait des risques d’effondrement plus importants dans les carrières. C’est à ça qu’on s’est référé dans l’écriture de la narration. Mais à Paris, il y a d’autres menaces pour les souterrains. Par exemple, les personnes qui aménagent des salles dans les catas, en général elles essaient de les garder secrètes parce qu’elles savent que dès que ça va se propager il va y avoir beaucoup de monde et ça va être détérioré. Ce sont des gens passionnés de reconstitution, de patrimoine, qui vont reconstruire des salles dans l’esprit du temps où on les a conçues, donc il y a souvent un travail de recherche d’archives et c’est un peu de l’archéologie amateure. Et eux leur crainte c’est que les gens passent et dégradent l’espace. Ça c’est une première menace, et en même temps ils l’acceptent parce que si les lieux ne sont pas partagés ce n’est pas vraiment intéressant de les rénover. Après l’autre menace, ce sont les injections. Souvent maintenant, quand on construit des immeubles dans Paris, plutôt que de garder les accès des catacombes on va les injecter avec du ciment et donc il y a des portions du réseau qui disparaissent d’années en années à cause des injections. Il y a des espaces des catacombes qui sont aussi parfois injectés parce que dangereux ou parce que ça donne sur la cave d’un immeuble, etc... Ça c’est une autre menace, donc souvent il y a des cataphiles qui recreusent d’autres chatières, d’autres accès à ces lieux et après il y a un peu un combat de chats et de souris entre les personnes qui injectent et les personnes qui creusent.
Par ailleurs, ton film est aussi empreint d’un certain symbolisme. Tu en as parlé, il y a une dimension métaphysique assez importante. C’était vraiment ton idée de faire de cette expérience une initiation, un rite initiatique, avec cette phase de liminarité, de perte de repères sous terre... C’était au cœur du projet?
Oui... Oui, ça a toujours été au cœur du projet. En fait, il faut que je te raconte un peu comment ça s’est passé... À la base, le film était un film de portrait où je filmais un jeune gars qui avait un chien et qui voulait vivre sous terre. Et quelques semaines avant le tournage c’était encore ça le projet, mais le personnage a décidé de ne pas faire le film et donc il a fallu qu’on invente autre chose. Delt je le connaissais un petit peu mais pas très intimement et on n’avait pas forcément le temps de repartir sur un film de portrait intime avec lui. Du coup le cœur du film est devenu mon expérience personnelle, qui en fait avait toujours été la base du projet mais qui initialement ne devait pas être au cœur du film. Donc ce n’est pas dès le début qu’on s’est dit qu’on allait creuser la liminarité du lieu et sa dimension métaphorique mais au moment du tournage, comme tout ce qui nous restait finalement de récit c’était mon expérience à moi, c’est ce sur quoi on est parti. Ce qui était je ne pense pas si mal et on a eu de la chance d’une certaine manière parce qu’on avait plein de choses à raconter de ce rêve et de l’expérience un peu métaphysique du lieu. Ana-Paola Leduc, la chef-op’, et Adrien Clayette, l’ingé son, ont vraiment ressenti cette atmosphère-là dans l’endroit où on a tourné et ils ont tous les deux trouvé une place forte dans sa fabrication. Il y a plein de moments où Adrien partait pendant un petit moment faire des sons tout seul et Ana-Paola partait faire des images. Finalement, quand on a commencé à monter, on s’est rendu compte que la matière était bien cohérente et qu’on allait pouvoir raconter cette histoire. Et puis moi je faisais le deuil de mon grand-père, Ana-Paola faisait un deuil aussi... je pense que tout ça faisait qu’on avait tous envie de filmer ce souterrain de la même manière, d’une manière liminaire.
Et en quoi tu trouves que le choix du medium filmique était particulièrement adéquat pour donner à partager cette expérience, qui est très personnelle au départ ?
Vraiment c’est le lieu qui fait ça. Ce que je raconte aurait peut-être pu être juste un récit oral ou un petit texte... Mais en fait on n’aurait jamais pu, sans l’image, rendre compte de ce lieu complètement fascinant et de toute sa sensorialité. Enfin, j’aurais pu le décrire dans une narration mais ça aurait été un peu conceptuel je pense. Ça aurait été un peu abstrait alors que là justement les images sont assez concrètes : c’est de la pierre, c’est du réel, c’est documentaire, ce n’est pas mis en scène, les lieux sont vraiment tels qu’ils sont et il n’y a pas de fabrication de décors. Et donc le récit que je fais, dont on peut se poser la question de sa réalité, est contrebalancé par la présence de ce décor qui elle est très concrète. Et je pense qu’on n’aurait pas réussi à avoir cette ambiguïté dans le rapport à la réalité et dans le caractère documentaire et imaginaire, sans faire un film. Et les détails minéralogiques, le bunker, la sensation d’être hors du temps, hors de l’espace, la sensation d’errance aussi..., je trouve que le médium filmique était bien approprié pour faire ressentir ça. Et puis après, mon rêve était assez visuel aussi donc c’était assez évident que je raconterai cette histoire par du cinéma.
Mais confronter la réalité au rêve que tu avais, aux images que tu avais en tête, ça n’a donc pas été compliqué ? Tu avais encore beaucoup en tête les images de ton rêve au moment où tu découvrais les images du lieu réel ?
Oui ! J’avais plein d’images de mon rêve... J’avais des images de souterrain, de labyrinthe qui est vivant, qui se déplace, un peu comme les escaliers mobiles dans Harry Potter... Enfin dans mon rêve c’était vraiment ça : un couloir avec plein de connexions et tout, et puis mon grand-père. En tout cas, recréer cette sensation d’errance dans un lieu dans lequel on se perd, dans lequel on ne sait plus du tout où on est, ça c’est sûr que ça venait de mon rêve et je voulais le creuser dans le film. Après le rêve était beaucoup plus long ; il se passait beaucoup plus de choses et ça allait jusqu’à la réincarnation de mon grand-père donc il y a plein de choses qu’on n’a pas gardées. Mais en fait c’était intéressant parce que même si on n’a pas gardé le rêve, l’écriture de ce rêve et de ce que ça racontait vraiment, le fait de me le remémorer et de me redemander précisément ce que le rêve voulait dire et ce qu’était exactement chaque détail, comment mon grand-père se comportait, quelle était la vie de ce souterrain..., eh bien ça a vraiment été un travail de reconstitution au plus fidèle de ce que ce rêve racontait. Et même si on ne l’a pas gardé dans le récit et que le rêve est plus présent comme un élément déclencheur de l’intrigue, on l’a quand même beaucoup travaillé et ça a été une sorte de boussole pour l’écriture de la narration. Il y a quand même des grands parallèles entre ce qu’on vit avec Delt sous terre et ce que ce rêve racontait. Dans le rêve il y avait vraiment cette idée que le souterrain c’est la mort et que ton grand-père va mourir et du coup tu le perds dans le souterrain... Et il y avait une voix... Je pense que dans le rêve il y avait une voix que j’entendais au loin, une sorte de sirène, quelque chose qui avait dû l’attirer, que j’ai aussi entendue sous terre et qui du coup est présente dans le film. Donc oui, il y a quand même des parallèles.
Et dans le film c’est assez bluffant la capacité à rendre compte de l’aspect très sensoriel de l’expérience : on est vraiment immergé dans le souterrain. C’est quelque chose que vous avez beaucoup travaillé avec ton équipe, de rendre compte de sensations alors même que le cinéma peut, a priori, réduire l’expérience réelle ? Parce que je trouve que finalement vous avez vraiment réussi à en rendre compte assez justement et il y a des plans assez marquants avec le jeu de lumière sur l’eau qui fait très kaléidoscopique, par exemple. On sent vraiment la texture des choses, avec la fumée, tout ça... Est-ce que c’est un travail collaboratif ? Est-ce que ça a mis du temps de chercher les meilleurs plans et la façon de rendre compte de tout ça ?
En fait moi j’avais fait pas mal de repérages de cette carrière, j’avais fait pas mal de photos, j’avais testé un peu des jeux d’ombres et de lumières, j’avais vu des détails minéralogiques que j’avais un peu filmés, j’avais filmé des particules en mouvements à la surface de l’eau, des choses comme ça... J’avais repéré forcément le bunker à l’entrée et la partie grotte aussi. On savait donc à peu près le régime d’images qu’on allait chercher, mais ce qu’on allait précisément filmer ça a vraiment été de l’improvisation au moment du tournage. Franchement on a surtout passé cinq jours à errer sous terre et à ne pas trop savoir exactement ce qu’on allait raconter, mais tous les trois on cherchait quelque chose dans cet endroit, tous les trois on était fascinés par ces lieux. Adrien, il allait chercher les sons dont il avait besoin, ce qui lui faisait envie, ce qu’il trouvait improbable ou surprenant. Ana-Paola, elle filmait les détails qui la marquaient et qu’on trouvait en marchant. Et puis moi c’était pareil, j’errai et dès que je trouvais quelque chose d’intéressant à filmer j’en parlais à l’équipe puis on regardait comment est-ce qu’on pouvait cadrer ça, on expérimentait des choses avec les mouvements des lampes torches. Ana-Paola et Adrien ont été extraordinaires. Après on demandait à Delt et Nova d’errer, de faire comme ils font d’habitude sous terre et puis on les filmait soit de loin, soit de très près, mais en essayant toujours de garder une distance avec lui pour avoir un personnage qui était mystérieux et qu’on pourrait rendre plus évocateur au montage. Et par exemple le plan avec Delt et Nova qui sont en train de jouer en ombres chinoises, je passais avec les lampes torches, j’ai éclairé Adrien et sa perche et j’ai vu que sur le mur ça faisait une ombre assez belle, qui pouvait être assez grande. Après que Delt et Nova ont commencé à jouer ensemble du coup on a déplacé les lumières et on a improvisé ce plan comme ça. En fait, ça a été beaucoup comme ça. Les colonnades du bunker on savait qu’on avait envie de les filmer et puis en fait pareil, en passant à côté avec la lumière on voyait que ça projetait plein de choses, donc Adrien a pris une lampe, a créé ces effets un peu de mouvements latéraux le long des colonnes et on a filmé ça. Ça s’est fait hyper spontanément... Moi ça m’a fait beaucoup peur pendant le tournage parce que comme on ne savait pas du tout où on allait, il y avait un truc un peu inquiétant à ne pas savoir si on faisait quelque chose qui avait du sens ou pas. Mais finalement, en étant guidés par notre fascination pour le lieu, c’était une bonne direction et il se trouve que ça a fini par fonctionner. Après ce n’était pas gagné parce qu’au montage la narration n’existait pas encore et ce n’était pas encore clair pour moi que mon histoire personnelle allait être le cœur du film. Donc il y a eu une semaine ou deux où vraiment on ne savait pas trop ce qu’on allait fabriquer. Et puis, à partir du rêve de mon grand-père et de son récit, l’histoire s’est construite.
Donc il y a une grosse part de l’écriture qui s’est faite au montage ?
Toute l’écriture consciente du film s’est faite au montage. Il y avait une écriture inconsciente qui était mon rêve, mes sensations, mon petit journal de bord souterrain de ce que j’avais ressenti, le portrait de l’archétype du cataphile que j’avais fait avec des entretiens, des discussions et tout, mais jusqu’à quelques semaines avant le tournage ça ne devait pas être le cœur du film, ça l’est devenu ensuite. Et donc pendant le tournage on s’est laissés guider par nos sensations. Après, au moment du montage c’est là que tout s’est écrit... On a passé six semaines de montage à être vraiment matin, midi et soir en salle de montage à regarder les images, à écrire le texte pour trouver la bonne distance entre ce qu’on ressent dans les images et puis ce que la voix pouvait apporter d’atmosphère, de sensations, d’intime aussi. Et ça a été énormément de travail. En fait, tout le travail d’écriture qu’on n’a pas pu faire en amont, puisque le personnage s’est désisté, il s’est fait après le tournage. Et c’est ce qui était hyper intéressant parce que le film s’est écrit à l’envers d’une certaine manière et chacune des étapes de sa fabrication a été surprenante : au moment du tournage comme au moment du montage, on ne savait pas où on allait donc on s’est laissé guider et surprendre. Chaque jour il y avait des nouvelles péripéties et des nouveaux questionnements sur ce que le film allait devenir... Et c’était génial parce que du coup Béatrice Ronté-Cassard et Garvan Suignard-Bouliou qui ont monté le film se sont senties très impliquées : il y avait beaucoup de place pour de l’écriture et pour de la collaboration et c’était hyper excitant à fabriquer.
Comment s’est fait le choix d’utiliser ta voix et tes mots pour guider le spectateur dans cette traversée ?
En fait, je crois qu’on n’avait pas d’autre choix. La métaphysique des souterrains moi je la ressentais très très fort, mais elle n’était pas partagée par beaucoup de cataphiles... Il y en avait quand même quelques-uns, mais ce n’était jamais vraiment la même chose. Et cette dimension encore plus que métaphysique mais aussi spirituelle des lieux, c’était peut-être encore plus quelque chose de rare... Et Ana-Paola, Adrien et moi, c’est vraiment ce qu’on avait ressenti sous terre donc on ne s’imaginait pas non plus écrire autre chose au montage parce qu’on était tous parti avec ça en tête au moment du tournage. Au moment de l’écriture la seule manière d’avoir une parole vraie et authentique et ce regard-là sur les souterrains c’était de passer par moi et par l’écriture de cette narration assez intime et personnelle. Et ma voix c’était aussi dans cette logique de garder de l’authenticité... Je n’ai clairement pas une voix de narrateur et un acteur aurait fait probablement une voix beaucoup plus passionnante et intrigante, mais on aurait perdu l’authenticité du geste. Je trouvais ça important que ce soit incarné, étant donné que la dimension documentaire du texte en lui-même, de la narration en elle-même, peut être discutée. Mais comme c’est vraiment incarné par moi et que je parle vraiment de choses que j’ai vécues, ça rééquilibre en quelque sorte ce rapport au réel. Voilà pourquoi c’est moi qui fais la voix du coup.
Oui parce que c’est vrai que ça aurait aussi pu être un film très expérimental, sans parole, avec seulement ces plans, ces images, ces sons...
Ça aurait pu être un film uniquement expérimental et plus sensoriel, oui. Mais... ça aurait été très, très différent... En fait on s’est posé la question et on s’est même dit : « Est-ce qu’on ne monterait pas une version juste expérimentale du film sans voix parlée et tout ? »... mais finalement on ne l’a pas fait. Je ne sais pas... peut-être que c’est moi qui ai besoin en général, d’avoir une connexion intime avec quelque chose et sinon c’est difficile... J’aime bien dans les films, dans le documentaire, sentir le lien intime qui lie la personne qui réalise avec le sujet qu’elle filme... Du coup ça partait de là je crois.
Et sinon lorsque tu es sous terre, Delt te demande « des nouvelles de là-haut ». Alors que tu sembles être venu chercher quelque chose en bas, on te rappelle finalement à ce « en-haut »... Tu as fait de cette expression le titre du film, pourquoi ?
Parce que ça inversait tous les espaces... Les cataphiles appellent souvent la surface « là-haut » et quand il y a des cataphiles qui passent une semaine à dormir sous terre, quand tu passes devant leur hamac ils vont te demander justement des « nouvelles de là-haut ». Et je trouvais ça hyper beau parce que ça raconte d’une manière assez poétique à quel point ils sont déconnectés de la surface qui devient vraiment un autre monde. Donc ça c’était la lecture un peu réaliste de cette phrase. Et après il y avait une lecture plus métaphysique : le « là-haut » dans notre imaginaire, on l’associe plus au paradis, aux cieux, et du coup à là où est mon grand-père. Mais en même temps mon grand-père on l’a cherché dans les souterrains donc c’était aussi une manière de créer une connexion entre le souterrain et la surface et puis les hauteurs. Parce qu’en fait on s’engouffre et on s’enfonce géographiquement, mais d’un point de vue de l’imaginaire, on s’élève et on arrive dans une dimension supérieure... C’était un peu ça l’idée du titre... Et puis « des nouvelles de là-haut », il y a quand même un peu cette idée d’un émissaire qui amène des informations d’un monde à l’autre. Donc moi j’ai un peu cette mission d’apporter des nouvelles de la surface à Delt et Delt il a un peu cette mission de m’apporter des nouvelles du monde des morts...
PROPOS RECUEILLIS PAR ANOUK GRANDIDIER