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Billet de blog 17 novembre 2023

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DÉSORDRE INTÉRIEUR // Entretien avec Halim Haykal

“Le film m’a permis de me dire que tu dois accepter ton passé pour vivre ton présent tranquillement, tu dois accepter tes précédentes identités pour construire tes nouvelles, tu dois accepter ton désordre et il n’y aura pas d’ordre sans désordre.”

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Entretien avec Halim Haykal à propos de son film Désordre intérieur sélectionné au festival Les Écrans Documentaires

Bonjour Halim, merci de m’accorder cet entretien. Peut-être que tu peux commencer par nous parler du cadre dans lequel tu as réalisé ton film ? 

Bonjour, merci à toi. Alors, je suis venu en France pour faire un master de Cinéma à Amiens, un master professionnel où l’on devait réaliser un film documentaire. C’est donc un film d’étude de fin d’année pour pouvoir avoir mon diplôme de master 2. 

D’accord très bien. Et quel matériel as-tu utilisé pour réaliser ton film ? 

La majorité du film a été filmée avec mon téléphone, un IPhone 13. J’ai téléchargé l’application payante Filmic Pro et elle transforme ton téléphone en caméra. C’est un choix esthétique car j’avais vu un court-métrage tunisien Hecho en Casa et le réalisateur a filmé avec un téléphone. Ça m’a inspiré, je me suis dit, vraiment qu’il n’y a pas de limite dans le cinéma. Les scènes sont spontanées et c’est authentique aussi grâce au téléphone et grâce à ce choix. 

Quelle est donc la genèse de ton film ? 

Au départ ce n’était pas du tout ça le sujet de mon film. Au départ, le film s’appelait « Chez Moi » et ça ne parlait pas de moi mais de mon ami Ziad, également Libanais et dans le domaine de l’audiovisuel. Je voulais filmer son arrivée en France, ses premiers jours. Car moi je n’ai pas pu vraiment faire ça, je suis arrivé en 2021 et je n’ai pas pu immortaliser ce moment. Je me retrouvais à travers Ziad. J’ai commencé à filmer. Mais quelque chose clochait, je n’étais pas convaincu mais je ne pourrais pas te dire pourquoi. Et c’est après un appel avec ma mère, qui est présente dans le film, que j’ai compris. Elle a vu les images et m’a dit que j’avais traversé la même chose. Elle m’a demandé pourquoi je ne racontais pas mon histoire à moi. C’est à ce moment que j’ai décidé de tourner la caméra sur moi-même. J’ai décidé le soir-même de filmer une scène de déambulation nocturne et de mettre sur ce plan le message vocal que j’avais envoyé quelques heures plus tôt à ma mère. C’est le premier plan que j’ai filmé pour Désordre intérieur et c’est comme ça qu’est née la genèse du film. 

Pourquoi avoir choisi le titre Désordre intérieur

J’ai décidé ce titre car j’étais et je suis toujours dans une période où il y a un désordre à l’intérieur de moi.  Ce n’est pas qu’un désordre mental, psychologique mais c’est aussi un désordre culturel : tu quittes un pays et tu habites dans un nouveau pays du coup. Je parlais le français mais c’est une nouvelle culture, de nouvelles rencontres. Ce qui entrait aussi dans ce désordre, c’est qu’au Liban quand je rêvais de la France, je savais que le racisme existait mais tu ne sais pas ce que c’est avant de le vivre. Donc c’était aussi un désordre culturel et politique. 

Tu as fait le choix de réaliser un documentaire autobiographique. Comment l’as-tu pensé d’un point de vue cinématographique ? Et qu’est-ce que cela a impliqué comme libertés et/ou comme contraintes techniques ? 

Se filmer c’est angoissant parfois, mais c’est toi qui te filmes, il n’y a personne, j’étais seul donc il y a beaucoup de libertés. Je prenais des risques aussi. On change de point de vue dans le film, parfois c’est moi qui me filme, parfois c’est d’autres qui me filment. Là c’était risqué, je me suis demandé si ça allait être bien pris. Je voulais que la caméra soit un personnage, et pas seulement un personnage mais aussi une co-réalisatrice, si je peux dire. Je voulais que la caméra soit reine qu’elle me contrôle au lieu que je la contrôle. Parce que si je la contrôlais à 100% j’allais être moins spontané, moins moi-même. Je ne voulais pas que la caméra soit un obstacle technique. Parfois c’était mon père, je lui donnais la caméra et il filmait, je ne voulais pas que ce soit un technicien qui vienne filmer, vraiment je voulais que ça soit spontané à 100%. Tu vois les retrouvailles avec la famille, c’est mon père qui les a filmées et c’est très spontané, enfin je trouve. Et quand je donne le cadeau à ma grand-mère, c’est mon cousin qui filme. Parfois même, je me laissais surprendre par ce que filmait la caméra : au lycée je mettais la caméra à des endroits où je ne pouvais pas voir ce que je filmais et après je regardais si c’était bien et j’étais surpris je me disais « ah oui c’est un beau plan » alors que je ne savais pas du tout que ça donnerait ça. C’était pleins de surprises, c’était passionnant. C’est là que j’ai transformé l’angoisse en passion, en permettant à la caméra, à tout le processus de me surprendre, voilà. 

Je me demandais comment as-tu construit ton film ? Quelle place a eu le processus d’écriture, ainsi que le montage ? Est-ce que tu savais que le voyage au Liban serait le point central de ton film ? 

Le voyage était déjà pensé avant le film parce que Noël il faut le faire avec la famille (rires) donc oui il était déjà prévu. J’ai donc axé l’histoire vers un moment où je rentre au Liban et pour moi c’était parfait. Ce qui m’a aidé à construire mon film, c’est le montage, parce que j’ai commencé le montage au moment où j’ai commencé à filmer. Cette technique m’a vraiment beaucoup aidé. Je filmais des scènes de déambulations nocturnes, je montais ces plans, je voyais ce que ça donnait et j’essayais de construire une sorte de narration avec ça et puis je continuais. A chaque fois, je revenais à mon logiciel de montage, je voyais ce que ça donnait et je repartais en partant de là. Donc le montage m’a beaucoup aidé.  Je suis sûr que le film aurait été très différent si j’avais fait le montage après avoir tout filmé, et moins bien. (Rires) Quand j’ai commencé à filmer j’étais en France et je préparais mon voyage pour le Liban, c’est la 1ère partie, la 2e partie c’est le Liban et la 3e partie c’est le retour et c’est vraiment ce que je vivais pendant l’intervalle du tournage. C’était le présent qui fixait les 3 actes du film, si on peut dire. 

Dans ton film, tu as donné une grande place à l’audio : les messages vocaux de ton père, le zoom avec tes parents, ainsi que des poèmes que tu as écrits et qui sont lus d'abord en libanais, puis en français. Comment as-tu pensé et écrit cette bande-son ? Et quels ont été les moyens techniques pour réaliser l’audio de ton film ? 

Je n’avais jamais écrit de poème en libanais avant ce film, je n’écris que des poèmes en français. Donc c’est la première fois que j’écris des poèmes en libanais, pour ce film. Je savais que le twist du film serait que le poème se transformerait en français car c’est mon retour et l’acceptation de mon départ. C’est un peu comme dire « okey, maintenant qu’on le veuille ou pas, je fais partie de ce pays, je vis dans ce pays, j’accepte. » Donc c‘est pourquoi au début c’est en libanais et après c’est en français. Au début, je suis plus dans le doute, l’angoisse, le Liban me manque, je veux rentrer au Liban, donc c’est en libanais et quand je rentre en France, il y a ce soulagement : j’ai vu ce qui se passe au Liban, et comment mes parents sont contents que je sois en France, dans un pays qu’ils considèrent meilleur que le nôtre. Quand je commence à parler en français, c’est pour mettre en lumière le soulagement et l’acceptation. 

Et donc comment je les ai enregistrés ? Les poèmes français au début, c’est avec un micro, je l’ai mis dans un placard chez moi avec mes fringues et je me suis un peu enfermé chez moi avec mes fringues pour que ce soit qualitatif (rires).  

Dans la première partie du film, je suis majoritairement seul, je me dis qu’il y a un peu de solitude dedans tu vois. En le faisant, je me sentais aussi seul dans mes pensées donc je voulais que le film soit un peu calme et reflète cette solitude et en même temps cette angoisse. 

Ce qui influence le son c’est ce qui se passe au niveau des différentes parties du film. La partie au Liban, est plus dans le son, dans le bruit : les retrouvailles, le Liban, l’embouteillage de Beyrouth. 

Et la discussion avec tes parents ? Comment as-tu procédé et quelle place a-t-elle pour toi dans le film ?  

C’était sur Zoom pour que je puisse filmer avec mon téléphone et le son c’est grâce à l’application.  

L’appel c’est tel que tu le vois. Je crois que c’est mon moment préféré du film parce que c’est vraiment nous trois, sans masques. Ça montre à quel point mes parents sont poétiques, c’est présent dans le sang, c’est le côté libanais, on est très poétique en parlant. On dirait une scène écrite alors que ça sort comme ça. 

Dans ton film, à un moment, les plans en prises de vues réelles alternent avec des peintures ? Ce sont tes œuvres ? 

Ce n’est pas moi, je ne suis pas peintre, je ne dessine pas. En fait c’est Chat GPT, l’intelligence artificielle … et là tout le monde va me lancer des tomates (rires). 

En fait, j’aime beaucoup suivre l’ère dans laquelle je vis. Déjà je l’ai suivie en décidant de filmer avec mon téléphone et ensuite on est vraiment dans l’année ou l’IA fait peur aux artistes, scénaristes, réalisateurs. Et je me suis dit : pourquoi pas. L’humain reste humain, c’est lui qui va régner artistiquement. L’IA n’arrivera jamais à faire ce que le cerveau humain peut vraiment faire, artistiquement. Donc on peut tenir la main de l’IA et avancer avec elle. 

J’ai pensé à Chat GPT, je suis allé sur Dall-e et j’ai détaillé ce que je voulais. Ça m’envoyait des propositions et je choisissais. Donc je détiens les droits de ces images et j’en suis l’ayant droit car c’est moi qui les commandais. Ces images, c’étaient pour mettre en image mes poèmes et mes pensées négatives et tout ce que je n’aurais jamais pu filmer :  soit parce que c’est passé, comme l’explosion de Beyrouth, et comme mes moments de stress déjà traversés, donc pour raviver ce qui est déjà passé soit pour mettre littéralement en images mes poèmes.

J’ai l’impression que c’était important pour toi de montrer les déplacements, et les moments où tu changes d’espaces. 

Oui, je voulais à tout prix montrer des trajets. On voit le vélo avec des feuilles d’automne : je vais au lycée et quand je finis ma journée de travail, je montre le trajet retour, je rentre chez moi à vélo. Puis je montre la maison dans laquelle je vis. Pour moi c’est très important les trajets de là où je pars, là d’où je viens. Et puis c’est mon quotidien, prendre mon vélo, aller au travail, flâner un peu et rentrer en vélo. Et puis quand j’angoisse, je marche ou je me mets sur mon vélo.

Pour l’avion, c’est pareil, il y a un plan quand j’y vais et un plan quand je rentre et c’est la même logique. Ça me permettait de cadrer ce départ et ce retour. Ce sont aussi les moments d’articulations. 

Comment as-tu pensé les plans qui constituent la petite « introduction » de ton film, si je peux l’appeler comme ça ? 

Je voulais faire une préface avant le début du film. J’aime bien les introductions : mettre tout dans un petit contexte. C’est vraiment ce qui a le plus changé au cours du montage dans le film. Au départ j’avais pris une vidéo d’Anna Karina, où elle parle du fait de quitter un endroit, de quitter la campagne pour aller à Paris mais sans dire le nom de la campagne donc je me retrouvais dedans. J’ai aussi eu envie d’y présenter ma famille. À la fin, j’ai décidé de rentrer tout de suite, plus ou moins dans le vif du sujet avec le message vocal de mon père. Puis le message vocal que j’envoie à ma mère, où je lui dis que ça va mieux, comme une suite logique. C’est comme un chapeau avant un texte, pour moi c’était logique. Il y avait le titre puis le film commençait.  Là, les gens ont compris de quoi va parler le film et c’est à partir de là que je peux mettre le titre et que va vraiment commencer le film, et commencer à entrer dans des sujets vraiment politiques.

C’est un film en deux langues, et qui se passe dans deux pays différents, la France et le Liban. Ça amène des questions sur ton identité. Je voulais te demander, comment tu as pensé dans ton film ton rapport à ces deux pays et quels liens tu entretiens avec eux ? 

J’ai essayé de montrer ces deux identités à travers l’image, la cinématographie, les couleurs. Dans tous mes plans en France, j’essayais de poétiser l’image. Par exemple, l’appel avec mes parents on voit juste ma silhouette, dans les déambulations c’est très artistique, on voit les rues, à la fin, on voit vraiment l’automne. 

Alors qu’au Liban, c’était l’inverse, c’était direct, c’était mon cousin, mon père qui filmait ; la beauté de l’image n’avait pas d’importance, je voulais que ça soit direct. Tout ça reflète littéralement mon rapport avec ces deux pays. Parce que pour moi, la France ça a toujours été ce pays, qui, depuis le Liban, me fait rêver, de poésie, de cinéma, de littérature, d’art. Et le Liban ce pays où tout est direct, on est dans la rapidité, dans « aujourd’hui il y a une crise, demain y’aura une guerre ». Et avec ma famille on est là, on vit ce désordre. Et la France c’est le pays qui me fait ressortir de là. Dans le dispositif de l’image, j’avais vraiment essayé de montrer cela, toutes ces images en France, les faire le plus esthétique possible, tout est poésie, tout est dans ma tête poétique alors qu’au Liban c’est du cinéma direct, je filme tout ce que je vois.  C’est une poésie en France, c’est une réalité au Liban. Ça reflète mon rapport à ces deux pays. 

Dans le film, tu montres un plan avec les manifestations qui ont eu lieu contre la réforme des retraites en France, puis suit un audio de ton père qui parle des manifestations de Beyrouth et il mentionne lui aussi le sujet des retraites. Je me demandais si tu cherchais à faire ici un rapprochement ? 

Alors c’est un rapprochement et à l’intérieur c’est vraiment le contraire. Ces images de la manifestation, c’est moi qui les ai demandées, je ne les ai pas filmées, je n’étais pas à la manifestation. C’est un ami à moi qui y était, je lui ai demandé de prendre des vidéos. Je voulais que ça soit un rapprochement et à l’intérieur de ça c’est venir dire « Ne vous inquiétez pas les français, vous restez meilleurs parce que regardez la vraie merde au Liban », sans prendre à la légère le problème de la retraite en France mais dire que, le vrai problème des retraites c’est que mon père ne l’a même pas touché après avoir travaillé 40 ans alors qu’en France on va perdre un peu, on va toucher moins.  Mon père, lui, a touché 20 dollars. Donc ce sont des sortes de rapprochements oui, il y a dans ces deux pays des manifestations pour le même sujet qu’est la retraite et en même temps c’est dire que ce n’est pas le même problème.

La fin du film ce sont des images en noir et blanc, et l’on retrouve des membres de ta famille. De mettre ces images en noir et blanc ça amène l’idée que c’est dont tu te souviens et c’est une sorte de nostalgie. Ce sont un peu comme des images que tu ramènes avec toi et qui comme toi ont fait le voyage du Liban vers la France ? 

C’est exactement ça, j’apporte ces images avec moi. Je me souvenais de ces images. C’est en noir et blanc pour refléter cette nostalgie et pour rappeler que je suis en France et que ce qui est en France maintenant est en couleur et que ce qui est au Liban est en noir et blanc. Le noir et blanc, c’est la nostalgie, plus ou moins le passé, et en couleur c’est le présent. Et maintenant ce qui compte c’est le présent, les couleurs (rires). 

Tu m’as parlé de ton ami Ziad qui est venu du Liban en France, ta sœur travaille en Jordanie si je ne me trompe pas, je me demandais donc quel écho, le sujet de ton film a eu autour de toi ? 

Oui, déjà le fait de voir un film sur un étranger dans un pays, ça a beaucoup touché ma sœur, et mes parents ont pleuré quand ils ont vu le film. Je l’ai montré à ma meilleure amie qui s’appelle Sarah qui est au Liban et son copain est aussi en France. Son copain et moi on est parti la même année, donc c’était très difficile pour elle. Elle m’a envoyé des messages vocaux en train de pleurer après avoir regardé le film. C’est quand Sarah m’a envoyé cet audio que j’ai voulu envoyer le film à des festivals. C’est quand j’ai été nominé aux Écrans documentaires, un festival de documentaires important, que je me suis pris au sérieux en tant que cinéaste débutant. C’est quand mes ami.e.s m’ont dit à quel point ça les touchait que je me suis dit « ah oui ce film touche les autres. » Et quand une œuvre te touche c’est que ça fonctionne. 

Pour finir, est-ce que le fait de réaliser ce film t’a permis de mettre un peu d’ordre dans ce Désordre Intérieur

Déjà, ce film m’a permis d’accepter beaucoup de choses : ma présence en tant qu’étranger en France car je le prenais mal d’être perçu comme étranger en France alors que maintenant je me dis que c’est normal. Le film m’a permis de me dire que tu dois accepter ton passé pour vivre ton présent tranquillement, tu dois accepter tes précédentes identités pour construire tes nouvelles, tu dois accepter ton désordre et il n’y aura pas d’ordre sans désordre. Et, est-ce qu’il y aura de l’ordre en fait ? C’est plus accepter le désordre qu’aller chercher l’ordre. Donc oui, ça m’a aidé à trouver de l’ordre. 

PROPOS RECUEILLIS PAR LÉONIE LOUIS

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