
Agrandissement : Illustration 1

Entretien avec Clara Alloing à propos de son film J’ai énormément dormi sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Pouvez-vous décrire le parcours qui vous a mené de la création radiophonique à la réalisation documentaire ?
J’ai d’abord fait une formation de réalisatrice à l'INSAS, en Belgique. Quand je suis sortie de l'école, j'ai fait un stage à la radio nationale belge, où je me suis mise à faire des documentaires, de la création radiophonique. Par ce biais, j’ai commencé à faire du son sur les films documentaires des autres réalisateurs de l'INSAS, mais en même temps je gardais en tête le désir de faire des films. En parallèle, j'ai été assistante à la HEAD, une école de cinéma en Suisse, où j'ai rencontré la cinéaste Marie Losier avec qui je travaille maintenant. C’est un peu elle qui m'a mis une caméra Bolex dans les mains. On faisait des ateliers 16mm avec les étudiants, et il restait des bobines de pellicule qui n'avaient pas été utilisées : c'est avec ces bobines que j'ai commencé à filmer mon amie Johanna.
Comment avez-vous rencontré Johanna Monnier, et comment est née l’idée de réaliser son portrait ?
On s'est rencontrées en 2016, parce qu'on devait collaborer sur un projet, elle en tant que plasticienne, et moi je devais faire des photos et du son. Le projet est tombé à l'eau, mais on avait quand même très envie de faire quelque chose ensemble – ça marchait bien, et j'étais très enthousiasmée par son travail. On a donc commencé par faire un petit film à partir des créations de Johanna : ce sont les parties plus fictionnées de J’ai énormément dormi, où elle porte ce costume de plongeur et où on la voit dans la forêt, et dans une grange, puis face à son double en pleine lutte à la culotte. C’était sympa, c'était loufoque, mais ça m'a donné envie d'aller plus loin : c’était le rapport de Johanna à la création qui m’intéressait. Donc, je lui ai proposé qu'on parle vraiment d'elle. Par la suite, pour que tout s’entremêle, j’ai ajouté de nouvelles séquences avec le plongeur.
Dans Sans faire de bruit, votre dernière création sonore, vous partiez de poèmes de Julie Gilbert, et avec ce film vous partez des œuvres d'une plasticienne. Est-il important pour vous de collaborer avec d'autres artistes ?
C’est particulier pour Sans faire de bruit, car c’était une commande d'une maison d'édition. Mais cela me fait penser au fait que mon travail est beaucoup lié à mes amis. Ce sont toujours des portraits de gens proches : que ce soit là, avec Johanna ; dans Le vent souffle où il veut, où on entend Christophe, qui est un ami de longue date ; dans Nous sommes trop jeunes, nous ne pouvons plus attendre, qui est lié à une amie décédée – c'est le portrait de sa mère, dont je suis aussi très proche ; et dans la nouvelle création que je suis en train de faire, qui est sur une de mes meilleures copines. Souvent, ces copines et copains sont aussi artistes : le lien se fait par ce biais.
Ce qui me touche chez les amis que je filme ou que j'enregistre, c'est qu'ils ont une capacité à mettre en mots un rapport aux émotions et à ce qu'ils vivent - socialement, psychologiquement, artistiquement - que peu d’autres ont, je trouve. Je voulais donc présenter ce qui avait mené Johanna à son travail, quel lien elle entretenait avec. Je trouvais très belle sa façon de se comprendre elle-même : comment son histoire l'avait construite, et comment la création avait été à la fois une façon de se défendre, de se protéger, et puis de s'exprimer et de trouver une sorte de liberté.
Cela nous amène à la voix over de Johanna, qui structure le film. Comment avez-vous construit ce monologue ?
Dans le film, là où on voit Johanna travailler, c'est aussi sa chambre. Et comme on entendait un peu les voisins, on avait créé une petite cabane de tissu, et on s'y allongeait toutes les deux pour enregistrer. C'était un peu psychanalytique ! Et c'est peut-être aussi pour ça qu'elle a un rythme de voix, une façon de parler très intime. Elle avait le micro au-dessus de sa tête ; elle parlait, je la relançais, et on partait comme ça.
Il y a un écart important entre les enregistrements sonores et les images. J’ai autoproduit ce film, et c’était moi qui payais la pellicule : je filmais six, huit minutes de film par jour, pas plus. On a tourné pendant deux ou trois ans, et il n’y a que trois heures de rushes. Par contre, au son, il y a des dizaines et des dizaines d'heures. Plus elle me racontait de choses, plus je me disais : « Tiens, est-ce que c'est pas plutôt par là qu'on va ? » Parce que des histoires m'intéressaient, ça me donnait des idées de mise en images. Chaque proposition amenait une autre idée : il y avait comme un jeu de rebonds entre nous. Alors, on tournait, et puis on revenait sur le récit.
Pouvez-vous parler plus précisément de votre choix de la pellicule, ainsi que des effets de lumière et des accidents visuels que cela a induit ?
Il y a deux choses. Comme je disais, c'est parce qu'il y avait des bobines de film qui trainaient dans cette école que j'ai commencé à filmer : le choix s’est imposé et a fait naître le film. La Bolex s’utilise avec des bobines de trois minutes, et on ne peut pas faire de plans de plus de trente secondes, parce que c'est un moteur à ressort. L’objet lui-même a donc beaucoup orienté le travail de mise en scène. Par exemple, ces moments où on voit de la lumière, comme ça, qui arrive, ce sont des débuts ou fins de bobine. Je trouvais ça très poétique, et en même temps parfois c'était simplement le dernier moment qu'on voulait avoir à l’image, et donc on le gardait.
Par ailleurs, Johanna fabrique tout elle-même de ses mains, et travaille avec beaucoup de matières différentes (des tissus, du métal, de la céramique...). Il y a quelque chose de très physique, voire d’organique, dans son œuvre, et je trouvais que la pellicule, avec son grain et ses accidents, était en adéquation avec sa démarche à elle. C'était filmer de manière artisanale un travail artisanal.
Le son revêt également une importance centrale, notamment parce qu'il est rarement synchronisé avec l’image. Concevez-vous ces découplages en continuité avec votre travail radiophonique ?
Il y a un seul moment qui est véritablement synchrone dans le film, c'est la séquence où on la voit essayer ses bouillottes. On entend un bruit derrière : c'est le bruit de la caméra. C’est pour ça que le reste du temps, tout le son est reconstruit : c’est une caméra qui fait un bruit pas possible ! Et la vitesse de défilement n’est jamais la même, donc la synchro, ça marche pas.
Quand on a tourné les séquences documentaires, le processus avait un côté radiophonique, au sens où c’est d’abord sa voix qui me guidait, qui nous donnait des idées de mises en scène, puis on les filmait, et j'ai commencé à monter. On a obtenu un film complètement nu : des images, et de la voix. Et quand j'ai trouvé une articulation qui me semblait marcher et qui plaisait à Johanna, j'ai commencé à tout rebruiter – à la fois avec des enregistrements de l'époque, parce que je mettais toujours un micro dans un coin, et avec beaucoup de travail de bruitage. Le bruitage comme la voix-off orientent notre lecture des images, voire en décalent le sens complètement. J’ai voulu que le son soit le moins possible subordonné à l’image, qu’il soit plutôt dans un dialogue avec elle.
J’ai été frappé par l’omniprésence des figures masculines, croisées par Johanna au cours des passages fabulés, et dans les séquences documentaires (ses frères, le souvenir de son père, son nouvel amoureux...). Comment sont nées ces résonances, et quelle importance avaient-elles pour Johanna et toi ?
Je crois que je ne saurais pas le dire, parce que c’était comme en psychanalyse, où on travaille par association d'idées : des choses se révèlent petit à petit lorsqu’on les met les unes à côtés des autres. Je sais que certaines personnes, ayant une analyse plus politique des rapports hommes-femmes, auraient attendu un discours plus précis sur ces questions-là. Mais il s’agissait surtout de faire un portrait, de montrer une personne faite d'une constellation de choses – des choses que j’entr’apercevais de manière également très subjective.
Peu avant la fin du film, Johanna dit : « J'ai trente ans. Avant l'interview, j'avais pas encore trente ans. Maintenant j'ai trente ans. » Cela peut donner l’impression que quelque chose est advenu par le film, qu’il a contribué à donner à Johanna ce « bout de peau manquant » dont elle parlait. Votre film documente-t-il aussi la maturation de son personnage ?
C’est à elle qu’il faudrait le demander ! Je n’ai pas pensé le film comme ça, mais il y a quatre années entre le début et la fin du projet, donc de fait, toutes les deux, on a changé. Et nous, on a construit quelque chose ensemble qui, je pense, était fort.
Mais cette question, je pourrais me la renvoyer à moi-même : à ce moment-là, je reprends une caméra alors que je ne faisais plus de films depuis très longtemps. C’était un travail important, une forme de maturation. Ce film, c’était une joie de faire, de s’autoriser, d’aller creuser dans les directions qu’on voulait. L’autoproduction était quelque chose d’assez fantastique : on s’est tout permis ensemble, parce qu’il n’y avait pas d’attente derrière, de personne.
La seule aide a été une aide de Tënk à la post-production. C’est un des trucs joyeux dans la création de ce film : je suis partie faire plusieurs semaines de résidence de montage son et de bruitage à Lussas, et d’autres collaborateurs et collaboratrices sont venus, pour l’étalonnage (Damien Pelletier), le mixage (Loïc Villiot), la musique (co-écrite avec Manuel Viallet). Il y a eu un moment où le film était une petite bulle entre Johanna et moi, et là il s’est ouvert à d’autres gens, ce qui a apporté un nouveau souffle à la fin.
PROPOS RECUEILLIS PAR GASPARD BONALDI