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Entretien avec Vadim Dumesh à propos de son film La Base sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Au-delà d’un simple parking de Taxi, c’est quoi La Base arrière ?
Pour moi, "La Base", c’est une zone géographique complexe, qui représente une convergence de différentes circulations, un aspect, d’ailleurs, que nous avons cherché à mettre en relief dans le montage.
Il y a donc plusieurs circulations, d’abord, ce que je nommerais la circulation physique des avions qui survolent la région, qui est une manifestation de la globalisation étant donné que nous sommes à proximité d'un des plus grands aéroports du monde. Une autre dimension est la circulation des identités. Le film illustre les conséquences de ce monde globalisé, mettant en évidence les enjeux liés à la circulation des identités et des cultures qui se croisent à La Base. C'est un véritable panorama de vie et de vie communautaire, ainsi que de migrations dans la région parisienne et en Île-de-France. Les chauffeurs de taxi, souvent des travailleurs migrants, symbolisent cette circulation issue de l'immigration. Il y a également la circulation des images qui se croisent. Ils communiquent avec leurs proches sur les réseaux sociaux et regardent beaucoup de vidéos en ligne. C’est une manière pour eux de sortir mentalement de cet espace, où parfois ils peuvent rester très immobiles.
Le film cherche à s'inscrire dans cet univers complexe, explorant les différentes facettes, les différentes strates de cet espace, de ces circulations à La Base.
Comment avez-vous abordé et réfléchi à la diversité des formes et à leur combinaison, à cette fusion ? On trouve des images issues de smartphones, de caméras de surveillance, mais aussi des plans plus "professionnels". Vous semblez être derrière la caméra, mais vous n'êtes pas le seul, les personnes présentes dans La base participent également à la réalisation des images.
Oui, je pense que le terme "polyphonie" est plus approprié, car la démarche a émergé d'un impératif que j'ai instauré pour la mise en scène du travail sur le terrain, consistant à avoir une multitude de points de vue. Ce qui était crucial pour moi, c'était de ne pas m'engager dans des processus appropriatifs, comme cela peut parfois arriver aux documentaristes. Je ne voulais pas simplement capturer des images, mais plutôt inciter et inviter les personnes à collaborer avec moi pour raconter leur propre histoire. Je ne voulais pas imposer une forme, mais plutôt trouver une forme unique avec chaque personne.
La complexité résidait justement dans la consolidation de toutes ces voix dans une narration cohérente qui partage la même langue. C'est là que la circulation des points de vue entre en jeu, un aspect que nous avons également adopté dans le montage avec la monteuse Clara Chapus. Bien que le début soit marqué par mon intervention à La Base, il y a ensuite un passage de relais de la caméra à Ahmed, initiant ainsi une véritable circulation. Cette approche a été simplifiée car un pacte s'établit rapidement avec le spectateur, le préparant au fait que les points de vue vont circuler et offrir une diversité de regards.
Nous souhaitions également surprendre les spectateurs avec de nouveaux éléments, une progression au niveau des personnages et des registres d'images. Cette progression, liée à l'idée de progrès, reflète l'évolution de La Base, passant d'une ancienne base à une nouvelle base, une transition que nous vivons tous dans la société capitaliste, post-industrielle et numérique. Dans ce contexte, les images des caméras de surveillance ont trouvé leur place, introduisant un regard extérieur et déshumanisé de contrôle sur ces lieux. C'est également dans ce contexte que le personnage de Madame Wang a pris sa place, étant la seule prête et impatiente de s'approprier le nouveau langage des réseaux sociaux et numériques.
Vous mentionnez dans un autre entretien que toutes les communautés ne vous ont pas accueilli de la même manière, certaines restant très méfiantes. On observe également, à plusieurs reprises dans le film, que lorsque certains chauffeurs filment, ils ne sont pas toujours bien accueillis. Comment vous êtes-vous intégré ? Comment avez-vous évité d'ajouter de la frustration et du conflit dans un espace qui n'est pas le vôtre ?
Oui, je trouve que c'est une réaction normale, car certaines communautés en France devraient se sentir mieux représentées. Cela s'inscrivait également dans le contexte de l'arrivée d'une concurrence, notamment la concurrence numérique dans leur secteur, avec les allégations de lobbying d’Emmanuel Macron pendant son mandat de ministre de l’Économie, ainsi que le soutien prononcé de certains médias en région parisienne à l'égard des applications, cherchant à discréditer la profession de taxi. Cependant, je pense que la problématique est plus profonde, impliquant plusieurs communautés qui se sentent mal représentées.
Bien sûr, l'arrivée de quelqu'un sur le terrain le rend susceptible d'être suspecté. Dans mon cas, je reconnais le privilège d'être un homme blanc et valide, capable d'intégrer cet espace largement genré, très masculin. J'ai cherché à me faire une place progressivement en participant aux activités locales, en fréquentant la salle de sport, et en créant une communauté autour de moi pour gagner en visibilité. Mon sentiment de légitimité découle de l'acceptation par plusieurs communautés et de l'amitié établie avec certaines personnes, me donnant un accueil réel et chaleureux.
Avec le temps, j'ai pu faire face plus sereinement aux éventuelles confrontations. Je considère que c'est un processus naturel d'ancrage documentaire, où, quel que soit le terrain, des tensions et des suspicions peuvent toujours surgir au départ. Il est normal que des personnes ne comprennent pas immédiatement la situation et réagissent avec méfiance.
Vous passez du temps avec les gens, vous faites du sport avec eux… Est-ce que vous qualifieriez votre dispositif d' “observation participante” ?
Oui, absolument. Pour moi, le point d'entrée, comme dans mon film précédent, Dirty Business, où j'ai exploré les relations économiques entre Israël et la Cisjordanie, entre les Juifs et les Palestiniens, c'était de vraiment comprendre en profondeur comment fonctionne leur métier. Avant même mes études en cinéma et en sciences politiques, mon parcours académique incluait une formation en économie, et je pratique toujours l'écriture économique en tant que journaliste. C'est donc quelque chose que je maîtrise bien et qui me fascine, car comprendre son fonctionnement, les astuces, les marchés auxquels ils font face, tout cela m'intrigue profondément.
Ainsi, pour moi, c'était le point de départ de cette observation. En passant beaucoup de temps avec eux, en roulant avec eux, en les accompagnant dans l'aéroport, j'ai pu véritablement observer leur quotidien, comprendre les rythmes de travail à La Base, dans l'aéroport, les différents types de taxis, etc. Quand les chauffeurs ont réalisé que je comprenais vraiment bien leur réalité quotidienne, ils m'ont accepté beaucoup plus facilement, et notre connexion était plus authentique parce que nous pouvions nous identifier mutuellement. C'était une dynamique bilatérale, car en retour, j'ai expliqué ce que signifie être un cinéaste indépendant. J'ai partagé le processus d'écriture de dossiers, les démarches pour trouver un producteur, les attentes, et ils ont bien compris que mon projet prenait plusieurs années à se concrétiser. Cet échange était essentiel, car poser des questions de part et d'autre créait une relation réciproque. L'observation était participative, mais également interactive.
Oui, justement, dans votre film on ressent vraiment votre compréhension de leur mode de vie, de leur travail, de leur quotidien. Vous avez une réelle connaissance de la manière dont cela se déroule. Cependant, vous avez délibérément choisi de ne jamais expliquer en détail la Base et son fonctionnement professionnel au spectateur. On ignore la durée d'attente des chauffeurs, qui donne le feu vert pour se rendre aux terminaux, et quelle est l'utilité des portiques, par exemple. Les interactions entre la Base et l'aéroport restent largement inexpliquées. Pourquoi avoir fait ce choix narratif ?
Depuis le début, la décision a été de ne pas montrer du tout les passagers de taxi. L'objectif était de faire un film non pas sur le travail en lui-même, mais sur ce qui se déroule lorsque les chauffeurs ne travaillent pas. La Base était fascinante pour moi en tant que monde hétérotopique, un espace où des choses normalement inattendues se produisent. C'est une bulle où les activités ne suivent pas les normes habituelles de fonctionnement d'une société. En réalité, il est inhabituel d'avoir un mini-village en plein cœur de l'aéroport où les gens travaillent, mais en réalité, ils ne travaillent pas. Cette dimension était très intéressante.
Je ne voulais pas détourner cet aspect hétérotopique en entrant dans les détails du fonctionnement de leur métier ou du fonctionnement de la Base. Nous avons fourni des informations au fil du temps, et je pense que les gens comprennent malgré tout qu'il s'agit d'un parking délimité. On voit un chauffeur expliquer le fonctionnement à l'entrée et à la sortie, on aperçoit parfois le temps d'attente décompté sur de petits écrans, on voit les régulateurs et les caméras de sécurité. Cependant, nous avons délibérément laissé tout ce dispositif de contrôle hors champ.
Trois personnes se démarquent parmi ceux que vous avez filmés. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Ahmed est une personne empreinte de nostalgie, constamment en quête de poésie et de beauté, même si parfois il ne le reconnaît pas explicitement. Sa douceur transparaît clairement dans ses prises de vue. Jean-Jacques incarne la fidélité à ses convictions idéologiques et à sa vision du monde. En tant qu'ancien communiste vivant sa vie de manière totalement anarchiste, il reste fidèle à ses principes, même si cela risque de le marginaliser. Cette dimension fascinante est également transposée dans le tournage, qui revêt un caractère militant, presque activiste, axé sur le témoignage. Mme Wang m'a profondément inspiré par sa conviction inébranlable selon laquelle il faut maintenir la force dans la vie. Infatigable et travailleuse acharnée, elle a surmonté tous les obstacles pour réussir, toujours par ses propres moyens. Cela se reflète dans son choix de filmer et de jouer le rôle d'une personne cherchant à devenir une influenceuse, tout en continuant d'aider et d'éduquer les autres sur la manière d'être plus forts, plus performants, et de conserver le courage dans la vie. Bien que seulement trois participants aient émergé plus profondément, les dizaines de personnes avec lesquelles j'ai travaillé sont présents dans le film. Il est crucial de les intégrer tous. Les dispositifs de co-création sont chronophages et exigent beaucoup d'efforts. Naturellement, cela fonctionne comme dans les amitiés : tous les amis ne sont pas les meilleurs amis. Certains sont plus proches, et c'étaient vraiment ces personnes qui étaient mes amis les plus proches pendant le tournage.
Le projet aboutit à un film final après 7 ans, traversant des étapes où les autorisations étaient absentes, l'acceptation de tous n'était pas garantie, La Base a subi des changements importants, et le projet a traversé la crise du Covid. Avez-vous éprouvé des doutes ou une baisse de motivation pendant ce processus créatif ? Peut-il y avoir eu des moments d'incompréhension face à un projet qui évolue avec le temps ? Si oui, comment avez-vous géré ces situations ?
Je crois que tous les documentaristes du monde entier font face aux mêmes défis. Dès le début, dès ma première visite à la base, j'avais la conviction que cela ferait un excellent film, un film capable d'éveiller des émotions et de stimuler intellectuellement et émotionnellement le public. J'étais persuadé de cela, et ma détermination à poursuivre ma carrière de cinéaste était inébranlable. Bien sûr, il y a eu des pauses, j'ai entrepris un master, j'ai intégré Le Fresnoy, studio des arts contemporains, avec des projets qui ont constitué une période cruciale. Ces pauses étaient plutôt liées à des facteurs économiques et structurels, des aspects que l'on doit constamment gérer lorsqu'on réalise un film qui n'est pas encore financé.
Pendant la crise de la COVID-19, j'avais justement un tournage important prévu juste avant le premier confinement, avec le soutien du Fresnoy. La crise est devenue une opportunité, me permettant de revenir aux fondements de l'écriture de ce projet. Lorsque j'ai imaginé La Base, je souhaitais adopter un point de vue décalé, avec une narration à la manière de Marker, où le futur observe le passé comme s'il connaissait déjà son déroulement. Ce décalage temporel était une idée que je voulais intégrer, car c'est un lieu très anachronique qui s'y prête bien.
La crise de la COVID-19 nous a offert l'occasion de le faire, car la base était plongée dans une réalité post-dystopique, ce qui nous a permis de documenter cette expérience. Sur le plan moral, Mme Wang a joué un rôle crucial en m'encourageant constamment à ne jamais abandonner et à continuer. Chaque rencontre avec elle et d'autres chauffeurs, comme Jean-Jacques et notre chauffeur vietnamien Tran Van-Ta (qui figure également dans le film), était une source de motivation. Ils m'ont soutenu, donné des paroles d'encouragement, assuré que tout irait bien et que le projet réussirait. Leur confiance en moi et leur reconnaissance des efforts que j'ai déployés, ainsi que leur encouragement à persévérer, me donnaient toujours la force nécessaire.
PROPOS RECUEILLIS PAR BASTIEN GAULIER