Pour commencer, pouvez-vous présenter votre parcours en tant que réalisatrice, et dans le documentaire ?
Après une maitrise en Études cinématographiques spécialisée en écriture de scénario, j'ai commencé par réaliser des fictions, puis avec des collègues de ma formation, j’ai créé Zéro de Conduite, une association qui produit des films, organise des ateliers de réalisation collective, et fait de l'éducation à l’image par la pratique. C’est dans ce cadre que je me suis mise à faire du documentaire avec les gens. Le genre documentaire permet une approche à la fois très simple et créative, qui offre une grande liberté de formes et d’approches. Ça correspond bien à mon côté « touche à tout ». A côté de ça, on a monté le collectif Kino, à Rennes, un mouvement très présent dans les années 2000, qui existe un peu partout dans le monde. Ce sont des collectifs de réalisateurs et réalisatrices qui n’ont pas encore les moyens de production pour faire des films, mais qui les font quand même. Leur credo, c’est de « faire bien avec rien, faire mieux avec peu, et le faire maintenant. » Ça nous a poussés à faire des films de manière très régulière tous les deux, trois mois, et de les projeter à des publics. A côté de ça, j’ai fait d’autres expériences comme de la création et de la régie vidéo pour le théâtre. J’ai aussi rejoint un collectif autour du travail de l’image argentique : le labo K, basé à Rennes. Mais dans les grandes lignes, concernant ma démarche documentaire à la dimension sociale et populaire assez marquée, Zéro de conduite et Kino ont été deux écoles pour expérimenter le champ cinématographique. Ces dernières années, avec Le Bleu te va bien, j’ai pu redonner de la place à ma pratique personnelle. C'est mon premier moyen-métrage, et mon premier film accompagné, produit par une structure extérieure.
J’ai été marquée par une séquence au début du film, cet échange avec votre mère où vous vous présentez toutes les deux. Chacune votre tour, vous lancez derrière la caméra « Voilà ma fille », puis « Voilà ma mère ». Comment vous est venue l’idée de faire ce film sur et avec votre mère, et de quelle manière avez-vous introduit la présence de la caméra dans votre famille ?
Mes sœurs avaient déjà eu l’occasion d’être filmées, mais je n’avais jamais impliqué ma mère dans mon travail, je ne l'avais jamais filmée et on avait une relation compliquée, le lien était très fragile. Puis quand la maladie est arrivée, il a fallu être beaucoup plus présente : durant la première séquence du film, elle est hospitalisée pendant deux mois dans l’attente d’un diagnostic, on passe du temps avec elle, à discuter avec les soignants. On a un peu été arrachées à nos vies, ce sont des moments très bizarres, hors du temps, très intenses mais avec beaucoup de flottements. C'est là que j'ai commencé à la filmer et que je me suis rendue compte qu’elle était très à l’aise avec la caméra.
Tout au long du film, vous jouez avec différents types de supports et de matières d’images, qui créent des espaces au sein du récit documentaire : je pense notamment aux images en noir et blanc qui ont un statut particulier. Comment avez-vous pensé l’articulation de ces images durant le tournage, puis au montage ?
Le démarrage de ce film est très intuitif, et fait avec les moyens du bord. Durant la période à l’hôpital, je n'ai pas de caméra numérique, donc j'emprunte un téléphone portable à mon frère, et j’ai, en parallèle, une caméra Super 8 avec moi. En expérimentant ces deux outils diamétralement opposés dans leur approche, je me suis rendue compte que je changeais aussi de posture : le téléphone portable me permettait de vivre les scènes, d'y participer et de les capter en même temps, sans avoir une intention de cadrage précise, c’était assez intuitif ; avec le Super 8, je me permettais de construire l’image et de demander aux gens de se positionner. Selon moi, l'image Super 8 crée une suspension dans le récit, elle nous permet de regarder la situation avec davantage de distance, de faire face aux personnages, et peut-être de se rendre compte de l'état dans lequel iels sont, en tout cas de les voir vraiment. Le reste du temps, on est immergé dans les situations. En construisant mon film et en tissant le récit, j'ai progressivement eu envie d'aller vers des outils numériques plus costauds, et ça prenait tout son sens avec l’histoire en train de se faire. Au début du film, on traverse ensemble une période très chaotique et très mouvementée de notre histoire, puis les choses se stabilisent petit à petit et l'image aussi, au sens propre comme au figuré. Là, j’utilise un pied de caméra, j'ai une caméra plus perfectionnée, mes images et le cadre sont plus léchés. En parallèle, la situation de la famille s'éclaircit et se stabilise.
Pouvez-vous parler plus précisément des séquences réalisées via Skype ? Ce dispositif crée une forme de distance entre vous, tout en vous réunissant toutes les quatre à l’écran pour la première fois.
Au départ, je n’avais pas du tout envie de mettre ce genre de choses dans le film : on sortait de la période COVID, j’avais l’impression qu’on en avait déjà suffisamment subi. Dans un autre sens, je me suis rendue compte que « l’esthétique Skype » nous séparait et nous réunissait en même temps. Dans les séquences initiales, les personnages constituent une famille emmêlée, où les rôles sont plus ou moins inversés : les filles sont sur le dos de leur mère, la mère s’accroche à ses filles et j’ai voulu qu’on ait du mal à identifier les sœurs entre elles. Puis, chacune prend progressivement sa place. Les appels Skype matérialisent ça : chacune chez elle, chacune dans sa case, chacune à sa place. Finalement, c'est en étant chacune à notre place que l’on arrive à être vraiment ensemble, tout en se déployant individuellement.
Par le travail de la musique et les chœurs de femme, il me semble que vous arrivez à souder les liens entre sœurs : pouvez-vous décrire sa création et l'importance qu'elle a revêtue pour vous ?
Dans les premiers rushes que j'ai tournés pour ce film, il y avait un moment où on se baladait toutes les trois au bord de la mer, mes sœurs se sont mises à chanter, ça m’a beaucoup touchée. Le chant a capella transmet une grande fragilité, et ça dit beaucoup de qui on est, dans nos tripes et dans nos cœurs. Il y a une transmission directe de notre être, une autre manière d'être ensemble. Et puis le film est très bavard, il y a beaucoup de discussions, et le chant permet de partager des choses au-delà des mots, de s’accorder. Et il était nécessaire que les personnages s’accordent pour traverser cette épreuve ensemble. Il y avait une émotion possible à générer à travers le chant : c'est quelque chose que j'ai défendu jusqu’au bout à la production et avec les gens avec qui j'ai travaillé à l'écriture, parce que je voulais que ce soit nous, les sœurs, qui chantions. Lys Perdrieau, qui est chanteuse et musicienne, a su nous accompagner en écrivant un morceau qui nous permettait d’être interprètes, sans que ça devienne complexe - on a toutes participé à l’écriture du texte. Puis, pendant le mixage du morceau, je ne voulais pas qu’on enlève tous les défauts de la matière sonore, je voulais vraiment garder certaines dissonances, car à travers nos voix, il y a une forme de fragilité qui se transmet et qui fait résonner la corde émotionnelle dans le film. Pour moi il fallait absolument qu'il y ait de l’émotion. Mais pas au sens du pathos : une émotion concrète, sensible… matérialisée par le chant des sœurs adressé à leur mère.
Pouvez-vous expliquer le choix du titre du film, Le Bleu te va bien ?
Pour moi, ce titre est un compliment à l’intention de Maryvonne, ma mère. J’avais très envie que le film transmette de la douceur malgré la dureté de la situation. Cette phrase fait aussi écho à la féminité de ma mère, à son côté très coquet, à ses coloriages. C’est un personnage haut en couleur, au sens propre et figuré. J’aime beaucoup ce titre, il y a de la poésie, il y a de la douceur et de l'amour là-dedans, des dimensions que, j’espère, on retrouve dans le film.
Propos recueillis par Laura Brideau