Dans le film, tu portes un regard qui paraît très tendre sur des choses du quotidien. Ce sont des choses qui semblent assez intemporelles : tu filmes des paysages, des visages, des gestes, et des pièces dont on a l’impression qu’elles te sont très familières. Je me demandais pourquoi tu avais filmé, et qu’est-ce que tu penses que ton regard, qui paraît à la fois bienveillant et familier, mais aussi curieux, y apporte ?
C’est vraiment ça. C’est vraiment, pour moi, une sorte de répertoire de gestes, de sensations, de matières. Ce n’étaient pas forcément des images qui étaient faites pour faire le film, c’étaient vraiment des images qui étaient faites pour faire trace de ces vies-là, de cette vie, et de la vie de cette maison. Comme toutes les choses, elles ont une fin, et voilà : ma grand-mère est maintenant décédée, elle n’était pas toute jeune, et j’avais envie de pouvoir conserver des sensations d’elle. Donc c’est sa peau, ses pieds, ses mains, sa gestuelle. Et cette pièce que je filme à un moment, le salon, même la cuisine, c’est vraiment des pièces dans lesquelles j’ai passé énormément de temps quand j’allais en Guadeloupe. Après, la curiosité que je porte sur ces pièces-là, je pense qu’elle vient du fait que j’étais aussi en quête de réponses à des interrogations que j’avais, je questionnais aussi ces endroits en y passant du temps et en les regardant. C’est peut-être pour ça qu’on a l’impression, parfois, à travers la caméra, d’un peu interroger ces endroits, de les regarder avec curiosité.
Ta grand-mère parle de sa propre mère. C’est de toute façon un film qui aborde l’histoire d’une famille sur plusieurs générations, et, c’est sûrement volontaire, ça a un peu ce côté « film de famille » qu’on fait pour avoir des souvenirs et pour montrer aux générations futures. Pourquoi avoir filmé ta grand-mère, peut-être plus qu’un autre membre de ta famille ? Et pourquoi avoir choisi de diffuser ce film, de le faire sortir d’un strict cercle familial et privé ?
Ma grand-mère, c’est parce que c’est elle qui représente le lien le plus fort que j’ai à la Guadeloupe. C’est elle qui personnalisait ça : mon grand-père était déjà décédé, mon père n’a pas grandi en Guadeloupe. C’est une page d’histoire, parce qu’elle a traversé des époques, des pays, des continents. Elle a une façon de raconter, de se raconter, qui est délicieuse, je ne sais pas comment le dire. Elle est drôle, elle a des choses à dire, mais d’une certaine manière. Donc pour moi, c’était sa façon d’être, et c’est cinématographique aussi, parce qu’elle crée des situations d’humour – et pour moi, l’humour, ce n’est quand même pas la chose la plus évidente à retranscrire à l’écran. Pour ces raisons-là, et pour sa générosité à elle, j’avais aussi envie de le partager. Le fait que le film circule, le fait que j’aie de belles conversations et de belles rencontres, mais aussi que je puisse passer du temps avec elle – encore une fois, puisqu’elle n’est plus là, me permet de prolonger un rapport. Quand il y a des projections, j’essaie toujours d’être là, peu importe où elles se trouvent, dans la mesure du possible, financièrement et tout ça, bien sûr ! Mais quand même, c’est important pour moi d’accompagner le film, parce que c’est important de passer du temps avec elle. Je ne me lasse pas. Je désenclave le film et je le montre, c’est aussi parce qu’elle a un propos… On parle souvent de « petite » et « grande histoire », moi je trouve que c’est des notions qui peuvent m’être familières, et qu’en même temps je trouve incorrectes parce que ces deux genres d’histoire se mêlent. Elle, c’est ça en tout cas : c’est elle qui traverse l’histoire, et qui me raconte l’histoire au gré d’une conversation, quand elle parle de Senghor, quand elle parle du poids des secrets au Sénégal, mais aussi dans sa vie. En fait, c’est aussi son histoire à elle, sa condition de femme antillaise au Sénégal, ses relations à son mari en Guadeloupe. Pour moi, c’était assez important et ça sortait de l’anecdotique, assez pour que je puisse le partager.
C’est vrai que dans le film, on voit vraiment qu’elle fait le pont entre l’histoire de votre famille et l’histoire, au sens plus large, des pays qu’elle a traversés. Dans le film, on a l’impression que tu essaies un peu, et tu n’es pas la seule, de provoquer, de libérer la parole de ta grand-mère. Mais qu’elle, en revanche, elle aime bien rester secrète, elle aime bien dire les choses quand elle le veut, comme elle le veut, ou ne pas les dire. Est-ce que cela t’a frustrée ? Est-ce que tu t’attendais à autre chose, à ce qu’elle se confie davantage, et que le film ait donc une autre allure ?
Ça date de 2017, je suis plus jeune, je vais là-bas dix jours, je l’interviewe. Je pensais avoir envie de lui faire parler de son travail de professeure de philosophie. Mais au final, très vite, je réalise que ce que je veux, c’est aussi avoir des réponses à des interrogations que j’ai au sujet de mon père, ou de situations de vie. En fait, son jeu à elle d’esquive fait que le lien avec moi est devenu de plus en plus riche. Cette complicité-là, on l’avait, mais là, ce temps passé ensemble, je pense que c’était pour elle un moment précieux avec sa petite-fille qui passe du temps avec elle, littéralement, et qui veut la faire parler. Le jeu de chassé-croisé, chat-souris, c’est aussi ce rapport-là qui existe. Il y avait un jeu qui s’instaurait, et comme j’étais participante dans le film, que le film parle autant d’elle que de moi, ça ne me frustrait pas. Après, par contre, j’ai mis du temps à regarder ces images. Parce qu’en effet, sur le coup, je n’étais pas forcément à l’aise avec des situations où on parlait de tout et de rien, mais qu’au détour d’une phrase il y avait des choses qui ressortaient. Je ne savais pas trop quoi en faire. C’est vrai que j’ai pris du recul, et j’ai eu aussi la chance de travailler avec Maxime Jean-Baptiste qui est le monteur du film, il m’a aussi aidée, clairement, à regarder les images, dans un premier temps. Là, j’ai pu voir ressortir plein de choses. Donc peut-être que la frustration, je l’avais au moment même, mais qu’avec un peu de recul, maintenant, je suis contente de cette forme où elle m’esquive, où elle me renvoie la balle, où finalement c’est moi qui suis regardée. Je trouve que c’est super pertinent et que ça prouve aussi son intérêt dans la dialectique. C’est vraiment quelque chose qu’elle aime. Et ça souligne son côté féru de philosophie et son esprit.
Le film, tu l’as intitulé Le roi n’est pas mon cousin. Je ne connaissais pas cette expression, j’ai dû aller voir quel sens ça avait : j’ai cru comprendre que c’était un proverbe plutôt désuet, qui désignait une personne qui avait atteint le bonheur, la plénitude. L’expression peut même parfois désigner une personne tellement satisfaite qu’elle peut en devenir trop fière ou trop prétentieuse. Pourquoi as-tu choisi ce titre ? Est-ce que c’est quelque chose qu’elle disait, quel sens donnes-tu à ce titre ?
Oui, c’est un titre qui vient de cette expression, qui dans mon souvenir est « Le roi n’est pas son cousin », que j’ai un peu remixée car j’avais la sensation aussi qu’elle disait ça. J’ai essayé de lui faire dire « le roi n’est pas mon cousin » à plusieurs reprises, elle ne le disait pas, parce que aussi, voyant que je veux lui faire dire quelque chose, elle ne le dit pas, ce qui est normal. Elle, quand elle employait cette expression, c’était vraiment pour désigner le fait qu’elle était très contente, heureuse, satisfaite. Moi, j’ai toujours aimé l’entendre dire ça. Ne pas la voir le dire, ça me donnait encore plus envie de donner ce titre-là au film, puisque c’était une expression qui me faisait toujours sourire quand elle la disait. Et même maintenant, ça me fait sourire. Mais en tout cas, c’est ça, oui… « Prétentieux », je ne sais pas, mais peut-être un peu vaniteux, oui ?
Propos recueillis par Félicie Popot