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Billet de blog 18 novembre 2022

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TUTTO APPOSTO GIOIA MIA // Entretien avec Chloé Lecci Lopez

Je voulais faire un film sur lui mais sans lui. Mon père existe à travers les autres.

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Votre film réussit à maintenir une grande complexité visuelle. Vous combinez des images d'archives avec des images que vous filmez vous-même à Catane. Comment réussissez-vous à les faire tenir au montage ? 

Il n'y a qu'une image d'archive. Cette image d'un garçon dans les années 1980 est arrivée à la fin du montage. Je n'arrivais pas à introduire le personnage de Giulio. On avait l'impression que c'était mon cousin. J'avais le rush où je le rencontrais mais je l'avais tourné au ralenti et j'avais perdu le son. J'ai vu America de Giacomo Abbruzzese qui est un film exclusivement d'archives où il va enquêter aux États-Unis enquêter sur son grand-père. Beaucoup d'archives ne lui appartenaient pas. J'ai donc simplement tapé sur YouTube « Catania anni settenta ». Je suis tombée sur cette archive et je l'ai regardée en boucle. C'est près du quartier de mon père et le petit pouvait faire penser à lui. Il avait quelque chose d'un acteur, comme Giulio et mon père qui sont très charismatiques. C'était le même dispositif : un journaliste se déplaçait dans la rue et cherchait des garçons pour leur poser des questions. Mon monteur, Hugo, a trouvé ça super. Les images de l'éruption de l'Etna ne sont pas de moi. Un guide me les a fournies parce qu'on ne pouvait pas s'en approcher. Pour les enregistrements audio, je n'ai pas tout écouté car c'était très dur. J'ai menti mais j'ai pioché au hasard et je suis tombée, à chaque fois, sur des choses qui me plaisaient. Toutes les images sont tournées avec la caméra, sauf au début où une amie est venue avec moi. 

On ne voit jamais votre père dans le film. Pour autant, tous les personnages y font penser. Pourquoi avez-vous figuré sa présence seulement par les sous-titres des appels que vous vous passez ? 

Quand le film a commencé, mon père venait d'être incarcéré. Je n'avais pas de quoi le filmer. Tout ce qui reste au téléphone, c'est la voix. J'ai montré des photos de lui jeune parce qu'ils se ressemblent avec Giulio. J'ai eu le droit de le filmer à la fin du tournage mais c'était un autre film. Je voulais faire un film sur lui mais sans lui. Mon père existe à travers les autres. 

Comment avez-vous réfléchi la séquence où l'on vous voit à la plage avec Giulio et où l'on entend votre oncle en audio ? 

J'ai beaucoup filmé avant d'écrire puis j'ai intégré la résidence d'écriture de La Clef. Quand j'ai rencontré Giulio, j'arrivais avec les clichés de ma vie de famille. Tout ce qui s'est passé avec Giulio était naturel même si on décidait de là où on filmait. Pour les histoires de mon père, je ne pouvais que les avoir par mon oncle. J'ai décidé de mettre la voix de mon oncle par-dessus Giulio parce que j'avais l'impression qu'on avait insinué des choses sans être frontaux. Mon séquencier m'a servi mais j'ai surtout travaillé au montage jusqu'à ce que je sois émue et que ça marche. Je voulais que les gens comprennent tout en laissant suggérer. Je voulais que ce soit accessible. J'avais projeté des choses sur Giulio mais il explique sur le rocher qu'il a failli tomber dedans mais qu'il ne l'a pas fait. 

Ce personnage contredit l'idée que l'on peut entendre dans les archives selon laquelle l'absence de travail sur place oblige à tomber dans la délinquance. 

Oui, Giulio suit une formation de tourisme. Il décide de travailler dans des restaurants, de gagner 26 euros par soirée jusqu'à travailler tard. Giulio pouvait avoir des aspects de bandits mais il m'a montré autre chose. Ce chemin est compliqué : dans le Sud de l'Italie, il y a peu de travail et les conditions sont difficiles. Mais tout le monde élève sa terre en disant combien ils l'aiment. J'ai rencontré des vrais bandits mais je les aimais moins. Avec Giulio, on est très amis : c'est comme un cousin. C'était obligatoire qu'il y ait une relation entre moi et le personnage. Je n'y pensais pas avant de faire le film mais c'est en rencontrant Giulio que j'ai décidé d'affirmer ma présence. 

Au début du film, on voit votre tante parler de votre tournage. On ressent votre évolution par rapport à vos a priori dans la façon dont vous mettez en scène le tournage de votre film, comme un making-of

J'avais un sujet intéressant : l'incarcération. Mais il fallait que la réalisation dise quelque chose. Si l'histoire de mon père est rocambolesque, je ne la raconte pas trop. J'ai cru avoir trouvé un bandit qui m'a pourtant montré autre chose de la Sicile. Giulio m'a appris des choses et c'est ce que l'on raconte dans le film. J'ai dû le penser au montage : montrer des clichés au début puis les déconstruire. 

Quel lien faites-vous entre les différents personnages qui incarnent différentes générations ? Cela traduit-il une évolution de la masculinité ? 

Je n'ai pas grandi en Sicile. C'est pour cela que je voulais rencontrer un jeune de 20 ans, pour me figurer ce qu'avait vécu mon père. Mon petit cousin est arrivé au montage. Je voulais avoir le passé, le présent et le futur et créer une espèce de boucle. Pour le machisme, j'en ai joué. Mon oncle n'est pas du tout comme ça : il fait tout le temps à manger et c'est le saint de la famille. Je l'ai mis parce que ça me faisait rire et parce que ça reflète cet aspect de la Sicile même si ma tante incarne une matriarche. Des gens adorent la présence du petit, d'autres ne la comprennent pas bien. Pour moi, il est très charismatique et volcanique. Samuele incarne un bordel constant. Pour la séquence finale, quand il chante, les paroles sur une voiture bleue qui arrive résonnent avec le fait qu'ils jouent au policier et au voleur. On se construit, depuis tout petit, par rapport à des modèles. 

D'ailleurs, comment avez-vous intégré les musiques très populaires dans votre film ? 

Il y a plein de musiques que je n'ai pas choisies. Quand je suis dans la voiture avec ma tante, c'est une reprise d'une musique sicilienne. La radio et la télé sont toujours allumées. Au début, la chanson donnait un côté un peu « pop » qui me rappelait les films de mafia. Les paroles me faisaient rire : « Pourquoi le dimanche tu t'en vas toujours et regarder le foot avec tes potes ? » La chanson raconte l'absence de quelqu'un incarcéré. J'ai mis Pookie car c'était le moment où c'était très à la mode en France. Le remix me faisait rire. Giulio me demande ce que veut dire « pookie » et me répond qu'il déteste les balances. J'ai mis des musiques à la fin. L'ami d'un de mes oncles fait de la musique sicilienne. 

Comment votre rencontre avec le Studio 34 et le collectif La Clef Revival s'est-elle déroulée ? Comment vous ont-ils aidé ?

Mon père venait d'être incarcéré. J'avais déjà l'idée de faire un documentaire et j'ai monté un dossier toute seule. J'ai suivi quelques cours à l'EHESS sur la pratique du documentaire qui m'ont cadrée. C'est comme ça que je me suis motivée. J'ai commencé à regarder à quelles aides je pouvais postuler. Une amie m'a parlé de la résidence de la Clef et j'ai envoyé un dossier au dernier moment. On était 6 sélectionnés pour 5 encadrants. On se retrouvait une journée toutes les deux semaines. On avait tous le même âge. Il y avait une enveloppe de 1000 euros pour chaque film. Dans l'association, plein de personnes sont arrivées de manière bénévole. En juin, je suis partie pour mon vrai tournage. En septembre, on a fait la post-prod avec un monteur du Studio 34. Le montage son, je l'ai fait en 2 jours chez un monteur, le mixage en un jour et l'étalonnage aussi. Tout était bénévole. Il y avait les occupants. L'expulsion a eu lieu pendant la post-production. Ils m'ont offert un espace pour mon projet. Ils m'ont fait confiance et ça a ouvert une porte. Le cinéma est un milieu fermé et La Clef forme un espace d'apprentissage.

Propos recueillis par Elias Hérody

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