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Entretien avec Noa Roquet à propos de son film Nous enfuir sur un char ailé sélectionné au festival Les Écrans Documentaires
Comment vous êtes-vous intéressée au travail des femmes ouvrières des années 1970 ?
À la Haute Ecole d'art et de design de Genève (HEAD), en section montage, nos professeurs nous ont proposé de travailler à partir des archives de la RTS. Le thème imposé était la mémoire ouvrière, parce que les bâtiments de l’HEAD étaient d’anciennes usines. L'idée était de revenir sur l'histoire des murs de l'école. Je me suis donc plongée dans les archives de la RTS, en cherchant ce qui me touchait dans cette mémoire ouvrière suisse.
En commençant mes recherches autour d’archives de travailleurs étrangers, deux émissions m’ont interpellée. Elles parlaient des femmes. J’ai trouvé les combats portés par ces femmes très modernes, notamment la prise de conscience de leur double journée de travail. J’ai aussi retrouvé ces idées dans les archives papier : j'ai travaillé à partir de L’Insoumise, un journal édité par des femmes à Genève dans les années 1970. A travers ce périodique féministe, j'ai pris conscience des revendications de l’époque, telle que la rémunération du travail ménager, qui est une position que je trouvais très forte. Je trouvais ça beau de parler de ce féminisme-là, de cette époque-là.
Surtout, je suis tombée sur une émission où une journaliste raconte qu'une femme ouvrière, poussée par la misère économique et sociale, a tué son enfant. Cette archive m'a vraiment interpellée parce qu’elle m’a rappelé le mythe de Médée, la mère infanticide. Je pensais donc faire une réécriture du mythe de Médée dans les années 1970, avec une femme ouvrière. Puis j’ai réalisé que ça ne fonctionnait pas. Mais cette idée du mythe est quand même restée très présente en moi, je réutilise d’ailleurs l’extrait de la journaliste dans le film, lorsque la femme écoute la radio. J’ai également travaillé à partir d'une réécriture féministe de Médée intitulée Médée. Voix, de Christa Wolf, dont j’ai extrait quelques bouts de textes qui m'ont inspirés.
La voix off de cette femme qui parcourt tout le film semble comme tirée d’un journal, écrit à la première personne. Comment l’avez-vous construite ?
L’écriture de la voix off m’intéresse beaucoup : il faut toujours trouver un équilibre afin que la voix ne soit pas une plate redondance de l'image, ni un hors sujet complet. Ça a été un long travail. Je me suis inspirée du périodique L’Insoumise mais aussi de plusieurs textes, notamment de trois romans qui dépeignent le monde ouvrier à travers l'histoire de femmes : D'acier de Silvia Avallone, L'amie prodigieuse d’Elena Ferrante, ainsi que Daisy Sisters de Henning Mankell. De ces lectures, j’ai sélectionné les extraits qui me parlaient le plus. En parallèle, j’ai commencé à faire un « ours » avec toutes les archives que j'avais, c'était un montage d'une demi-heure à peu près. Puis, j’ai donné le corpus de textes et le montage d'archives à mon amie Laure Federiconi. A partir de cette matière elle a commencé à écrire, puis nous avons fait des allers retours entre ses écrits et les miens, tout en travaillant les archives. C’est en travaillant à deux que j’ai trouvé le bon équilibre.
Surtout, c'était important pour moi que la voix s’exprime au « je ». J’utilise des archives en noir et blanc, d'une époque qui m’est assez éloignée : ce « je » permet de nous sentir proche de la voix, de nous questionner sur notre rapport au monde contemporain, sur le féminisme aujourd’hui.
Certaines archives montrent des femmes affairées à leurs tâches ménagères quotidiennes, et ressemblent à des images publicitaires. Ces images de femmes au foyer nous sont d’ailleurs plus familières que celles montrant des femmes à l’usine.
Lorsque j’ai découvert les deux reportages sur les femmes ouvrières, j’ai noté qu’ils étaient exclusivement composés d’interviews, il n’y avait pas d’images de femmes à l’usine. Dans un des deux reportages, un journaliste expliquait même qu’il avait voulu filmer une femme sur son lieu de travail et que le patron avait refusé. C’est la première chose qui m’a perturbée : si ces images n’avaient pas le droit d’exister, j’allais essayer de les retrouver. Dans mon film, on pourrait croire qu’il existe plein d’images de femmes travaillant à l’usine, alors qu’il n’y en a que très peu. Ça a été mon point de départ dans le travail des archives : chercher des images de femmes à l'usine et des images de femmes dans le quotidien.
Dans ce film en noir et blanc, la couleur vient par petites touches, sous forme de tâches de peinture ou de traits imitant le tracé du pinceau. Pourquoi avoir choisi cette technique de colorisation ?
Les deux tiers du film sont en noir et blanc : j’avais des archives de télévision en noir et blanc, mais aussi des archives en couleur que j'ai désaturées. J'avais envie de faire revenir la couleur à la fin du film, pour le rapprocher de nous, d’aujourd’hui, pour montrer le chemin parcouru. Mais ça m’embêtait que ça soit si simple, qu’il suffise seulement de restaurer l'image. Alors j’ai eu envie de faire un geste manuel, comme ces femmes qui travaillent de leurs mains : j’ai mis de la peinture sur une feuille blanche, puis j’ai incrusté ces images de peinture au montage. L'idée était de marquer ce retour à la couleur, pas seulement par une opération informatique, mais par un geste qui me permette d’œuvrer de mes mains.
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURA BRIDEAU