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Pouvez-vous vous présenter et parler du parcours qui vous a menée à la pratique du documentaire ?
Je m’appelle Marie Sizorn, je suis bretonne. J’ai commencé par des études de graphisme, qui m’ont menée à l’art vidéo, que je suis partie étudier à l’étranger. Là, j’ai développé ma passion pour les installations, la vidéo expérimentale. C’est à travers celles-ci que je me suis rendue compte que ma pratique était très proche de celle du documentaire. Suite à ce diplôme, j’ai donc décidé d’écrire un film, que j’ai pu réaliser, en Corse.
On peut d’ailleurs établir une connexion entre le sujet de votre dernière création vidéo, La nuit balançoire, et celui d’Après le rouge : d’un côté, Amsterdam et les rencontres fortuites qui s’y produisent ; de l’autre, un village corse et votre rencontre avec ses habitants.
La nuit balançoire est en fait le film qui m’a amenée vers le documentaire, à travers une forme très personnelle, et « essai ». Il m’a permis de comprendre que mon regard, mon point de vue personnel, pouvait parler à tout le monde. C’est ce que j’ai fait dans Après le rouge, où ma personne cherche à débloquer des conversations, à guider un dialogue. Dans La nuit balançoire, il s’agissait de gens qui travaillent, d’inconnus rencontrés ; dans Après le rouge, ces rencontres se produisent autour d’un événement, mais sont également fortuites.
Le film rend compte de témoignages que vous ont livrés les habitants de Chiatra, village de Haute-Corse ayant été encerclé par un feu de forêt dans la nuit du 3 janvier 2018. Quelle est votre relation à cet événement, et pourquoi avoir choisi de vous mettre en scène ?
Le choix de me mettre en scène est venu en partie de l’écriture. Je me suis demandée pourquoi j’avais envie de faire ce film, pourquoi ce sujet m’intéressait tant, et je me suis souvenue que c’était en Haute-Corse, tout près de Chiatra, que j’avais vu le premier incendie de ma vie. Ce souvenir d’enfance avait marqué ma mémoire visuelle, avait perduré, et aujourd’hui je faisais un film sur ce sujet ! J’ai donc voulu commencer le film avec ce souvenir, afin de le lier à l’histoire de ces villageois. Surtout, cela me permettait de m’éloigner du pur récit d’événements, et de m’intéresser davantage au regard, au souvenir, à la mémoire... Le souvenir offrait un chemin plus clair au film, et au questionnement qui m’intéressait : la beauté du feu, face à l’horreur indescriptible.
Ma présence dans le film tient également à l’envie d’instaurer un dialogue. Je souhaitais parler du traumatisme qui touche les gens face à un incendie meurtrier, et me suis rendue compte qu’ils avaient le plus souvent envie d’en parler. C’était une surprise pour moi, qui m’attendais à avoir plus de difficultés à recueillir des témoignages.
Pensez-vous que la parole ait pu, dans le cas du berger, être libérée par le tournage ?
Ce qu’on voit de Michel dans le film est notre première discussion sur ce sujet. C’était la première fois qu’on lui posait ces questions de cette manière. Michel est quelqu’un qui a eu beaucoup de mal à parler de l’événement, mais au moment du tournage il avait déjà reçu la visite de plusieurs journalistes. Il était donc habitué à en parler, mais peut-être pas avec ces mots.
Le film s’ouvre sur le récit de votre souvenir d’enfance en off, ce qui peut renvoyer l’incendie à un passé lointain. À ce flou temporel s’ajoute un brouillage spatial, puisque le nom du village n’est pas cité. Pourquoi avez-vous voulu créer cette indétermination ?
L’idée que les feux de forêt touchent énormément de gens - des gens du monde rural, loin des capitales, du monde visible - était importante pour moi. Je voulais montrer comment on vit après un incendie, et que cela pouvait arriver partout, à tout le monde. Chiatra, en plus d’avoir vécu un incendie terrible en 2018, en a vécu un autre en 1981, dont parle Pascal dans le film. La plupart des personnes qui ont vécu ce deuxième incendie en ont donc vécu un dans leur enfance ou leur jeunesse. Cela fait partie de leur paysage. C’est aussi ce que j’ai voulu montrer de la Corse : c’est une terre qui brûle. Beaucoup de gens doivent vivre avec un traumatisme, la perte d’un proche, d’un paysage... Mon histoire n’était donc pas en décalage avec la leur.
Pouvez-vous parler de la séquence centrale du film, durant laquelle les récits laissent place à la contemplation d’un arbre carbonisé ? Pourquoi lui donner cette place ?
La première fois que je suis arrivée au village, j’ai traversé cette forêt carbonisée, et ça a été un déclic. Les troncs des châtaigniers, gigantesques, avaient tous brûlé. Leurs « corps » calcinés étaient devenus des sculptures contemporaines, faites de blanc et de noir, réfléchissant la lumière, présentes même au cœur du village. Pour moi, c’était quelque chose de très esthétique, que je n’avais jamais vu. Je voyais des sculptures ; les villageois, eux, voyaient des spectres, des corps carbonisés... Ces troncs arrivent à un moment du film où on a déjà écouté les paroles de Caroline et de Pascal ; on glisse alors vers la montagne, vers le berger, qui est plus extérieur au village. C’est là qu’on passe à travers cette forêt pleine de fantômes. Ce moment cristallise la différence entre mon regard et le leur. Je voulais également trouver une manière personnelle d’exprimer l’horreur, plutôt que par des images montrant les maisons brûler, et pour moi ces troncs voulaient tout dire.
Le film propose une entrée progressive au cœur de l’incendie : d’abord par des photographies prises après le drame, puis par des récits, puis par la description très sensible qu’en fait le berger. Comment s’est écrite cette trajectoire ?
Pendant le tournage, le temps était extrêmement humide, sombre et brumeux. En regardant le village, à travers les fumées et les lumières naturelles, on pouvait presque se projeter dans l’incendie. Le film s’est donc beaucoup réécrit au montage : les images rendaient inutiles l’usage d’archives extérieures, car partout, le feu transpirait.
J’avais créé un livre d’images qui mêlaient des photographies que j’avais prises et des archives personnelles des villageois. Il me permettait d’engager un dialogue avec eux. Ce livre a finalement fait partie du film : de ces images prises par les villageois, on progresse vers le présent, un moment plus factuel, pour finalement glisser vers le ressenti, le souvenir encore vivant. Cela tient surtout au témoignage extrêmement touchant de Michel, qui nous plonge au présent dans l’incendie. Ainsi, au fil des conversations, l’image très esthétique qui ouvre le film devient plus terrible. Je ne souhaitais pas « copier » le feu, mais exprimer l’impossibilité de ressentir ce qu’eux ont ressenti.
Au milieu du film, vous demandez à Pascal : « Des gens du village ? » et il répond « Ah, nos légendes ? Ouais, dans chaque village, on a des légendes... » Le fait que vous ayez conservé ce quiproquo témoigne de votre intérêt pour les récits que partage une communauté, et qu’elle réaffirme lors des crises qui lui font éprouver sa fragilité.
Au village, l’incendie a changé énormément de choses. Ces lieux perchés sur les montagnes corses, à l’histoire très particulière, sont de moins en moins peuplés et vivants. Le film ne portait pas là-dessus, mais je souhaitais que cela transparaisse. Ce moment très fort, un peu magique et un peu drôle, où Pascal me fait découvrir la forêt de son enfance, est un moment suspendu. On ressent la force du lien qui l’unit au village, faisant écho à la tragédie vécue.
Des propos recueillis par Gaspard Bonaldi