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Billet de blog 30 octobre 2020

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Leur Algérie // Entretien avec Lina Soualem

«Ainsi, en explorant ce pan intime de leur vie, j’ai en même temps cherché à comprendre leur rapport aujourd’hui à l‘Algérie. C’est en tentant de comprendre leur séparation et en cherchant l’Algérie en eux que j’ai découvert l’arrachement et la douleur du déracinement, qui est en fait une douleur qui a été enfouie.»

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Leur Algérie est porté par une double approche narrative - la séparation de vos grands-parents et leur exil en France dans les années cinquante - qui va s’étendre à la question du déracinement et du silence dont il est à l’origine. En effet, si ce divorce en lui-même est un déracinement et résonne d’une certaine manière avec l’exil, il semble passer au second plan au fur et à mesure que progresse le film et, par là même, votre quête d’identité. Qu’est-ce qui a motivé cette double approche et comment l’avez-vous pensée ?  

Ça faisait déjà un moment que j’avais envie de filmer ma grand-mère - un peu comme tout le monde a envie de filmer ses grands-parents, mais aussi parce que quand on vient de plusieurs cultures, de plusieurs histoires, on se demande toujours ce qu’ils ont vécu. En l’occurence, j’ai grandi dans le silence de leur histoire, comme s’ils en étaient dépourvus. C’est un silence qu’il y a toujours eu dans ma famille. On ne posait pas la question de savoir pourquoi ce silence. On l’acceptait et on s’était habitué. Quand mes grands-parents se sont séparés, ç’a été un choc pour moi. Je me suis rendue compte que, non seulement je ne connaissais rien d’eux - je ne savais rien de leur vie intime, ni ne comprenais leur séparation -, mais je ne connaissais absolument rien non plus de leur histoire. De fait, ce silence tout d’un coup est devenu très pesant, et c’est à ce moment-là que j’ai ressenti le besoin vital de me connecter à eux et de les filmer. Je voulais connaître leur histoire, mais aussi briser ce silence et comprendre d’où il venait et ce qu’il cachait. Et puis j’avais également peur qu’ils disparaissent sans cette transmission, comme si j’allais passer à côté de quelque chose. Ainsi, en explorant ce pan intime de leur vie, j’ai en même temps cherché à comprendre leur rapport aujourd’hui à l‘Algérie. C’est en tentant de comprendre leur séparation et en cherchant l’Algérie en eux que j’ai découvert l’arrachement et la douleur du déracinement, qui est en fait une douleur qui a été enfouie. C’est à partir du moment où j’ai compris que le silence était lié à cette douleur de l’exil que je l’ai mieux accepté. (Quand mes grands-parents se sont séparés, j’ai eu ce mouvement de retour vers les souvenirs d’enfance. J’ai redécouvert toutes ces images d’archives que mon père filmait quand j’étais petite et j’y ai vu beaucoup de références à l’Algérie : les tenues, la culture, la langue, etc. On était baigné dans la culture algérienne, mais ils ne nous parlaient jamais de l’Algérie. Pourquoi ? C’est là où il y avait aussi un énorme contraste entre ce silence et ce que je voyais, le fait que même moi, petite, j’évoluais dans ce décor là. Je ne comprenais pas pourquoi on me baignait là-dedans et en même temps on ne m’en parlait pas).  

Tout ça est parti de là, mais c’est vrai que j’ai toujours conçu le film dans ma tête et sa narration, sur deux plans : le plan de l’intime et le plan de l’histoire collective. L’intime, repose sur ce qu’il s’est passé entre eux. On part de là et en même temps on ne reste pas vraiment dessus parce que ce sont des choses auxquelles on ne peut pas répondre. Ce qu’il se passe dans l’intime reste dans l’intime. Et en même temps, je me suis rendue compte que leur intimité était liée à leur histoire de vie. S’ils n’ont jamais pu vraiment construire une vie ensemble, c’est parce qu’ils ont été heurtés dès la rencontre. C’est-à-dire qu’à 19 et 17 ans, ils se sont retrouvés propulsés en France, loin de leurs parents, loin de cette terre, à devoir reconstruire une vie sans se connaître, donc de toutes façons l’intime et le collectif se mélangent à tous les niveaux.  

Vos grands-parents ont chacun leur manière bien à eux d’interagir avec vous. Si votre grand-mère paraît davantage extravertie et affirmée, elle cache également une forme de pudeur et de non-dits derrière son rire. Votre grand-père, lui, préfère le silence. S’il ne partage que difficilement ses sentiments, on assiste au déploiement d’une sorte de langage qui vous est propre, une manière d’exprimer une tendresse qu’il n’y a qu’entre vous et dont on est témoin en tant que spectateur. Comment avez-vous appréhendé la personnalité de chacun, dans ce qu’elle a de partage mais aussi de retenue ? Et de manière plus générale, était-ce facile de filmer vos grands-parents ?  

Il y a un gros contraste entre mes deux grands-parents, et ça s’est avéré aussi pendant le tournage. Au départ je pensais ne filmer que ma grand-mère parce que, même si mon grand-père n’allait pas refuser, il était évident pour moi qu’il n’allait pas partager avec moi. Je pouvais filmer  beaucoup plus facilement ma grand-mère parce que malgré la pudeur et malgré les choses qu’elle ne me dira jamais, elle a toujours adoré ma présence et n’a jamais refusé de me répondre. Après il faut considérer cela dans la limite de ce qu’elle peut dire. Ses non-dits ne sont pas qu’envers moi, ils sont aussi envers elle. Ce sont des choses qu’elle s’empêche de penser ou de concevoir. Ce n’est pas qu’elle me refuse quelque chose, c’est elle qui s’est protégée et qui ne peut pas formuler ces choses-là. Donc il n’y a pas eu de moment où je l’ai poussée plus loin que ça. J’ai  tout de suite compris qu’elle ne pouvait pas aller au-delà, et que tout ce qu’elle partageait avec moi, c’était déjà énorme. Et puis il y a ses rires qui ont permis cette facilité, même s'ils cachent beaucoup de douleur. On le voit, le contraste entre ses rires et le tragique de ce qu’elle raconte est  très fort. C’était très intense pour moi, mais c’était des moments de partage assez uniques.  

Pour mon grand-père, c’était très difficile au début. Il ne parlait pas. Je le filmais dans son silence, et l’avais d’ailleurs conçu au départ comme un personnage du silence en me disant que les autres parleraient de lui. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’au bout de plusieurs tentatives, en l’amenant dans certains endroits, en lui montrant certaines choses, en abordant certains sujets, il a commencé à s’ouvrir. Peu à peu, s’est tissé entre nous quelque chose d’unique, une relation entre lui et moi. Il a compris à un moment que je cherchais quelque chose, il n’a pas forcément compris  quoi, mais il a accepté de répondre. Quand il regarde, par exemple, la photo de ses parents, c’est une scène que j’ai tournée plusieurs fois. Les deux premières fois, il regardait la photo et tournait la tête. Au bout de la troisième fois, lorsqu’il a finalement parlé, je me suis rendue compte que  c’est parce que c’était trop douloureux pour lui et que, comme il dit, c’était des mauvais souvenirs. Et ça, tant que je ne le comprenais pas, j’avais l’impression que c’était un silence buté et têtu, alors qu’en fait c’était un silence meurtri. Mon grand-père s’est vraiment enfermé dans son  silence pour survivre, pour ne pas vivre et revivre cette douleur. Finalement la partager avec moi, je ne sais pas si ça l’a aidé, mais en tout cas, j’ai l’impression qu’il s’éveille un petit peu à la fin du  film. Il a vu que je suis allée là-bas, et que la transmission s’est faite inconsciemment ou  consciemment. Cet endroit perdu, qui représente tant de douleur pour lui, est finalement devenu concret et réel pour moi et a apporté un peu de bonheur et de lien entre nous.  

Donc c’est vrai qu’il y avait ce contraste entre les deux, mais de manière plus générale ce n’était pas difficile de les filmer. Enfin, c’est toujours difficile de faire un film, mais ce n’était pas difficile avec ces personnages là, parce que j’ai toujours senti que ma présence était acceptée même si on  ne me répondait pas toujours. Et puis mon père m’a beaucoup aidée. Il ne m’a jamais empêchée de parler de ça alors que ce sont ses parents, que ça lui est intime. Il m’a toujours soutenue, et même parfois il a eu besoin de moi pour apprendre. Tout à coup, c’est moi qui lui apprenais des  choses sur sa propre vie et sur sa propre famille, parce qu’il y a des sujets qu’il n’a jamais osé aborder. Aujourd’hui il y a encore des non-dits, des questions auxquelles on n’a jamais répondu clairement, mais j’ai compris le silence et je l’accepte beaucoup mieux.  

Les lieux semblent revêtir une importance toute particulière dans le portrait de vos grands parents. Ces derniers sont à la fois caractérisés par ces espaces dans lesquels ils ont évolué et/ ou continuent d’évoluer - la maison de votre enfance, ces deux appartements qui se font face, la ville de Thiers, la coutellerie -, mais ils sont aussi l’incarnation d’un lieu un peu plus flou, d’une identité : l’Algérie.  À quel point était-ce important de revenir sur ces lieux et de leur donner une place dans la réalisation de votre film ? Et qu’en est-il de votre rapport à l’Algérie aujourd’hui ? 

C’était important de les inscrire dans ces différents lieux parce que ça permettait aussi de leur rendre une complexité. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas une seule chose, ils ne sont pas simplement le lieu dans lequel ils vivent ou le lieu duquel ils proviennent, mais ils incarnent tout et ils ont tout  en eux. C’est aussi par exemple pour ça que c’était important pour moi de filmer mon grand-père dans le musée de la coutellerie. Il a été polisseur de couteau pendant très longtemps. C’était déjà une façon de lui faire parler de son travail, et en voyant ces objets, ces lieux, ça a également fait  remonter beaucoup de choses en lui. Quand on voit le musée de la coutellerie, on parle du savoir-faire, des couteliers de Thiers, mais on ne parle pas de tous ces algériens qui sont venus pour  travailler dans les usines. Donc c’était aussi une façon pour moi de le réinscrire dans cette histoire.  Il en va de même pour ma grand-mère. Il s’agissait de les réinscrire dans l’histoire de cette ville, les réinscrire dans l’histoire de la France, l’histoire de l’Algérie ; les réinscrire et nous réinscrire, moi aussi surtout qui suis née en France, me réinscrire dans l’histoire du pays dans lequel je suis née, et du pays dans lequel sont nés mes grands-parents. Tout ça, ce sont des lieux qui ont des liens, et moi j’essaie de tisser ces liens entre eux. Comme ces deux appartements qui se font face, il y a toujours un lien. Et comme l’Algérie et la France se font face, il y aura  toujours un lien. J’essaie donc de tisser des liens pour nous reconnecter un peu à notre  histoire, nous permettre de se la réapproprier et surtout nous réconcilier avec le passé.  

Dans le film, l’Algérie est visible à plusieurs niveaux. C’est d’abord un espace mental. Elle est  présente dans les souvenirs, dans les anecdotes, dans les images, dans la culture mais pas dans le concret. Ensuite, quand moi j’y vais, elle devient l’Algérie réelle, contemporaine, mais aussi  l’Algérie abandonnée, parce que les villages aujourd’hui sont dépeuplés. On est vraiment dans des territoires qui ont été abandonnés et presque perdus. Aujourd’hui mon rapport et mon expérience de l’Algérie est très différente de celle de mes grands-parents. J’ai pu y aller à travers des  résidences de cinéma, des festivals. Ça ne passe pas par le village et la famille, c’est davantage la ville, les amis, etc. L’Algérie que mes grands-parents ont quittée dans les années cinquante n’existe plus aujourd’hui. C’est un territoire fantasmé qui reste dans le mental de mes grands-parents et  que j’ai finalement vu. Et le plus important c’était de mettre un pied dans cet endroit, notamment pour me réinscrire dans ce lieu et dans cette histoire, mais plus important encore pour ramener ces images à mon grand-père pour aussi le reconnecter à cette terre, une terre où il ne peut plus  aller puisqu’il n’y trouve plus sa place, au-delà de la douleur, à travers la transmission. Pour nous reconnecter j’ai dû aller jusqu’en Algérie. J’ai dû faire ce parcours.  

Aujourd’hui, c’est toute une génération d’immigrés dont nous sommes les petits-enfants qui est en train de disparaître, et avec elle, tout un pan de l’histoire qui ne nous a pas été directement enseigné à l’école. Au gré des promenades de votre grand-père, l’on s’aperçoit par exemple que ce dernier évolue dans un environnement et parmi des gens que l’immigration ne semble plus directement concerner. S’instaure alors comme un décalage entre lui et le monde. Pourtant la question est et sera toujours d’actualité, dans le sens où il y aura toujours des petits-enfants  d’immigrés. Le cinéma semble alors très bien s’emparer de cette question - je pense notamment au récent film d’animation Josep d’Aurel, qui donne notamment à comprendre l’accueil des immigrés espagnols en France. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à la mémoire, en tant que petite-fille d’immigrés et en tant que cinéaste ? Votre film est-il aussi un moyen pour vous de garder une trace, de lutter contre l’oubli et d’éclairer cette mémoire ? 

On ne se rend pas compte à quel point la mémoire, c’est la base de tout, de la transmission, de la construction. Si on n’arrive pas à transformer une mémoire en quelque chose de positif, on se renferme et on n’arrive pas à se construire, et c’est valable pour n’importe quelle société. À partir du moment où on ne reconnaît pas cette mémoire, on exclut tous ces gens qui ont contribué à la construction de la société française, et on exclut de fait leurs enfants et leurs petits enfants. Au lieu de chercher à les effacer, à empêcher de comprendre l’histoire de chacun, on devrait appréhender ces mémoires collectives, ces expériences collectives comme constitutives de richesses. Elles devraient nous unir. C’est d’autant plus important pour nous, les petits-enfants : pouvoir se connecter à l’histoire de nos grands-parents et de nos parents, comprendre ce qu’ils ont vécu, pourquoi ils sont arrivés dans ce pays, et aussi comprendre notre propre place dans ce pays. Si on ne sait pas pourquoi on est là et qu’on se contente de nous dire qu’il faut être comme-ci, comme-ça, qu’il faut faire un choix, on ne peut pas se construire. La mémoire, c’est pour moi très important. L’histoire, c’est très important. J’ai fait de l’histoire à la fac justement parce qu’il me manquait tout ce pan de l’histoire à l’école. Je suis allée chercher tout ça. Et puis comme dans beaucoup de familles d’immigrés - parce que l’exil est un vrai trauma, parce qu’une fois qu’on est exilé, on est déraciné à vie -, il y avait beaucoup de silence. Quand je filme mon grand-père au Carrefour, dans la ville de Thiers, on a l’impression qu’il n’a pas sa place. Il n’a pas sa place dans le monde moderne, il n’a pas sa place en France, il n’a pas plus sa place en Algérie. Ce sont des gens qui n’ont aucune place dans le monde. Alors comment leur donner une place et comment donner une place à leurs enfants ?  

Ce sont des questions primordiales qui, je pense, sont au cœur de beaucoup de dysfonctionnements sociétaux aujourd’hui. C’est important de transformer nos mémoires en quelque chose de positif pour avancer. Et pour moi c’est quelque chose de vital, je ne peux pas juste avancer en oubliant le passé. J’ai besoin de m’en emparer, de le comprendre, de le déconstruire, de le construire, de me le réapproprier pour pouvoir avancer et me connecter aux autres. À travers le cinéma ce n’est pas noir ou blanc, ce n’est pas manichéen. Il n’y a pas de réponse claire, pas de solution. C’est simplement redonner aux individus la complexité de leur histoire. 

                                                                                                Propos recueillis par Valentine Molinier 

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