Pour certain·e·s, la nomination de Gabriel Attal au poste de premier ministre a une valeur historique. C'est en effet la première fois de l'histoire politique française que le chef du gouvernement est ouvertement homosexuel. Les médias, généralistes ou communautaires, vont d'ailleurs régulièrement le mettre en avant dans leur couverture du remaniement. Mais est-ce une bonne nouvelle ? Cette représentation nous sert-elle ? En tant que pédés de gauche, nous ne pensons pas que cela améliorera nos droits et nos conditions de vie. Il s’agit plutôt de la conséquence de la présence de plus en plus accrue d'homosexuels adhérents à l'idéologie libérale : les gays de droite.
En novembre dernier, quand il est encore à l'Éducation Nationale, Gabriel Attal donne une interview à TF1 où il raconte le harcèlement qu'il a vécu au collège. Le ministre y décrit les propos homophobes qu’il a subi dans sa jeunesse. « Pédale », « tafiole », « tarlouze », c’est certainement la première fois qu'un homme politique emploie ces mots non pas pour insulter mais pour parler d’homophobie. À ce moment, au-delà de parler de lui, il parle aussi de nous : les pédés. Certains ont presque pu se sentir momentanément proches de lui car il raconte une réalité que nous avons en commun. Pourtant aux Inverti·e·s, nous sommes tellement éloigné·e·s de cet homme de droite issu de la bourgeoisie parisienne. Socialement opposé·e·s, nous le sommes également politiquement au regard de son bilan effarant lors de son court passage rue de Grenelle. Panique islamophobe sur l'abaya, réforme du lycée professionnel et du collège, continuité de la sélection via Parcoursup, mise au pas des jeunes avec le SNU... Ses mesures perpétuent les politiques libérales et réactionnaires que nous connaissons depuis des années. Et pourtant, il y a d’autres éléments de cet interview, comme quand il raconte les difficultés de parler de son homosexualité à sa famille, qui peuvent parfois résonner en nous. A cet instant, bien que conscient·e·s de l’opération de communication en cours, il est quasiment possible d’éprouver de l’empathie pour ce macroniste alors qu’il fait partie d’un gouvernement qui n’exprime que du mépris pour nous : les travailleur·euse·s. Après sa nomination à Matignon, les réactions ont fusé dans nos communautés. Certain·e·s pour s’en réjouir (à tort) au nom d’un symbolisme vide de sens et d’autres pour le critiquer (à raison) mais parfois en se basant sur un argumentaire partiellement embrouillé. Les attaques mentionnant le nouveau premier ministre comme un « homme cis gay blanc bourgeois » font cohabiter des catégories dominantes (homme, cis, blanc et bourgeois) avec une catégorie opprimée (gay). Nous rejetons cette formulation car si Gabriel Attal fait bien partie de la classe dominante c’est pour sa position économique, sociale et symbolique dans l’appareil d’État et de production et non pour sa sexualité. Si un très petit nombre d’homosexuels arrivent désormais à ces positions de pouvoir, l’ultra majorité d’entre nous fait toujours partie du prolétariat et subit encore pleinement l’homophobie. Il est davantage intéressant d’observer de quoi cette nomination est le symptôme plutôt que d’y voir une position des gays qui seraient des dominants chez les LGBT.
Il est important de remarquer qu'il y a récemment eu peu d’hommes politiques à gauche qui ont parlé à ce point de leur homosexualité et de l’homophobie qu’ils ont traversé tandis qu’ils sont de plus en plus nombreux à le faire à droite. Quelques mois auparavant, c’était le ministre du travail Olivier Dussopt qui faisait son coming-out dans Têtu en plein mouvement social contre la réforme des retraites. Après des semaines de lutte avec les Inverti·e·s, le magazine (dans lequel nous avions d’ailleurs publié une tribune des LGBTI contre la réforme) titre « Olivier Dussopt : Nous aurons peut-être à réutiliser le 49.3 ». Nous sommes alors indigné·e·s de voir le principal média communautaire servir d’outil de propagande pour le gouvernement dans son projet de casse social. Quand l’article sort, nous sommes clairement en confrontation politique mais déjà à l’époque nous avions passagèrement pu avoir des pensées paradoxales. Nous étions en partie semblables car nous vivions une oppression commune mais surtout opposé·e·s car il était le ministre qui portait la réforme que nous combattions avec acharnement. Dussopt et Attal n'étaient pas les seuls membres du gouvernement d’Élisabeth Borne à être ouvertement homosexuel. En prenant en compte Clément Beaune au ministère des transports et Franck Riester en charge des relations avec le Parlement, on ne peut que constater que c’était un gouvernement de droite qui a comptabilisé le plus d’homosexuels dans l’histoire politique française. Leur point commun, évidemment être homosexuels, mais surtout rejeter toute revendication militante autour de leur sexualité pour en faire une affaire certes assumée mais également privée. Cette tactique leur permet de se protéger en partie de l’homophobie en se présentant comme des homosexuels « respectables » pour la société hétérosexuelle qui n’affichent pas leur sexualité de manière trop « ostentatoire ». On notera au passage que cette homosexualité privée ne l’est que quand elle les arrange et se transforme au besoin en outil de propagande pour défendre un progressisme de façade, le pinkwashing. Cette représentation inédite à la tête de l’État est la conséquence d’une catégorie qui s’est confortablement installée au fil du temps : les gays de droite.
On situe généralement les premiers groupes militants homosexuels en France au début des années 1970, dans la continuité des événements de mai 68 et du mouvement plus général dit de « libération sexuelle » en Occident. Ces mouvements, comme le FHAR, étaient fortement ancrés dans les réseaux marxistes. Ils affichaient une ligne résolument anticapitaliste et révolutionnaire, conjointement aux courants féministes de l'époque, notamment en exposant le régime hétérosexuel et son cortège de pratiques comme condition nécessaire au maintien de l'édifice capitaliste en assurant la reproduction de la force de travail. En réduisant l'homosexualité à une « petite affaire privée » (combien de fois entend-on « Ce qui se passe dans ton lit ne m'intéresse pas » comme si être pédé n'était qu'une histoire de literie !), l'idéologie libérale a de fait désamorcé en grande partie ces revendications et effacé leur dimension collective au profit d'une vision purement individuelle. Ainsi atomisés et pacifiés, les homosexuels pouvaient désormais être intégrés au capitalisme et à l'État de droit. Devenus des travailleurs-consommateurs assimilés, des « hétéros comme les autres », nous avons pu progressivement bénéficier de droits, de marchés spécifiques et d'un relatif soutien même à droite de l'échiquier politique, là encore non sans stratégie homonationaliste en appui d’un discours raciste de diabolisation de l’Autre. Ce changement de position a permis d’intégrer à droite davantage d’homosexuels qui pouvaient auparavant se montrer réticents à composer avec des homophobes. La logique méritocrate du libéralisme peut également résonner d’une manière particulière chez certains. Lorsqu’on est exclu et isolé à cause de sa sexualité, que l’on a rompu les liens avec sa famille ou ses ami·e·s, l’idée de s’en sortir individuellement par sa propre volonté peut apparaître comme une solution pour s’élever socialement. Cette élévation sociale peut potentiellement s'accompagner d'une hausse du capital économique et donc à être libéral aussi par intérêt financier. La droite a ainsi réussi à convaincre certains qu’elle était capable de défendre nos intérêts mais en prenant en considération uniquement nos droits et non nos conditions de vie.
Si historiquement il est évidement faux que la droite défende les pédés, il en va toujours de même aujourd’hui. Une famille politique qui a introduit un amendement qualifiant l’homosexualité de fléau social pour ensuite organiser la répression contre nos lieux communautaires ne peut pas aujourd’hui se prétendre « gay-friendly » sans assumer ses responsabilités dans notre ostracisation. Au-delà de l’intégration de nos droits les plus élémentaires, auxquels la droite s’est dans un premier temps toujours opposée, les politiques libérales ont un impact négatif sur nos conditions de vie. Les mesures d’austérité mettent par exemple à mal nos systèmes d’éducation, de santé et de logement avec des conséquences spécifiques pour les pédés. La baisse des moyens pour l’Éducation Nationale empêche d’avoir des solides politiques de prévention contre l’homophobie alors que de plus en plus d’adolescent·e·s se suicident après avoir été victimes de harcèlement homophobe. Les récentes révélations sur l’établissement privé Stanislas, où la nouvelle ministre de l’Éducation Nationale a décidé de mettre ses enfant, mettent d’ailleurs en lumière la vision intrinsèquement homophobe de l’éducation qui règne encore dans certaines écoles privés. Côté santé, la casse de l’hôpital public empêche une bonne gestion sanitaire comme l’a illustré l’épidémie de Monkeypox pendant laquelle ce sont les associations communautaires qui ont dû combler les manquements de l’État. Niveau logement, c’est encore une fois la solidarité communautaire qui permet d'héberger ceux qui ont été mis à la rue par leurs familles homophobes à la place de services publics prenant en considération nos situations spécifiques. Ces aperçus non exhaustifs de la manière dont les politiques libérales nous précarisent mettent en fait en évidence que les questions LGBTI ne sont pas seulement des questions sociétales. Elles sont aussi et même avant tout des questions sociales. Et cela, la droite n’est pas capable de l’intégrer idéologiquement. Mais malheureusement, la gauche a aussi du mal à le concevoir.
Bien qu’ayant toujours participé à faire progresser nos droits (dépénalisation, PACS, mariage, adoption…), la gauche n’est aujourd’hui plus à la hauteur pour les pédés. Elle nous défend certes toujours mais nous relèguent à des questions sociétales secondaires sans faire le lien avec les principaux sujets sociaux. A l’inverse, les luttes féministes ont réussi à faire ce lien et à le rendre audible à la gauche. Quand une nouvelle réforme antisociale arrive, on analyse désormais les répercussions spécifiques qu’elle aura sur les femmes. Lorsque la réforme des retraites est annoncée par le gouvernement, syndicats et partis de gauche expliquent comment les conséquences seront décuplées pour les femmes. Ils parlent des inégalités salariales, des carrières hachées ou des métiers dévalorisés mais cette réflexion ne se fait pas encore pour les spécificités des LGBTI. C’est ce travail d’élaboration que nous avons entamé avec les Inverti·e·s. Nous avons expliqué la précarité accrue que nous connaissons à la retraite car nous n’avons pas les mêmes possibilités de se reposer sur le cadre familial (aide à domicile, accueil dans le foyer, financement de l’hébergement en EHPAD…) à cause de d’isolement que beaucoup d’entre nous connaissent suite au potentiel rejet de nos familles ou de la privation d’avoir pu construire les nôtres. Nous avons mis en avant les difficultés que nous rencontrons dans nos parcours sur le marché de l’emploi à cause des discriminations au travail ou le cas particulier des carrières hachées des personnes ayant eu des traitements contre le VIH/Sida. Si nous avons réussi à amener ces sujets dans le débat, ils n’ont été malheureusement que peu repris par les principales forces de gauche. Il est pourtant nécessaire de faire ce lien entre les luttes LGBTI et les luttes sociales si l’on veut que les gays de droite deviennent des pédés de gauche. Et si le mouvement social n'est pas en capacité de le faire, c'est à nous de lui imposer.
Les faiblesses de la gauche à faire ce lien entre ses idéaux sociaux et ce que nous vivons en tant que pédés ne sont pas les seules raisons qui ont amené à cette situation. Il s’agit aussi d’une conséquence du manque d’intérêt qu’a eu depuis trop longtemps le mouvement LGBTI pour les questions sociales. Depuis des dizaines d’années, les principales organisations LGBTI ont concentré leur militantisme sur une logique d’intégration par l’égalité des droits qui s’est rapidement transformée en processus d'assimilation et stratégie de représentation. Ce combat pour l’égalité était bien sûr absolument nécessaire et même vital quand notre communauté était frappée par l’épidémie de VIH/Sida. En revanche, on ne peut pas faire comme si nous vivions en dehors de la société et comme si nous ne subissions pas aussi les conséquences des politiques libérales en tant que travailleurs comme en tant que pédés. Nous sommes également concernés par des sujets comme les salaires, les services publics ou la sécurité sociale avec des caractéristiques spécifiques comme l’homophobie dans le monde du travail, le manque d’éducation sur l’homosexualité ou les faibles moyens pour la santé communautaire. Par peur d’apparaître comme trop partisanes, voire par apolitisme, beaucoup d’organisations LGBTI n’ont pas voulu traiter ces questions sociales, ce qui a eu tendance à dépolitiser nos communautés et à mettre au placard la critique de fond du régime de reproduction sexuelle du capitalisme. Dans les nouvelles générations, il y a certes de plus en plus de pédés qui politisent leur identité mais parfois en se contentant de l’ériger individuellement sans l’inscrire politiquement dans une stratégie collective. Mais la plupart d’entre nous ne fait même pas cela, beaucoup préfèrent encore se réfugier dans un droit à l’indifférence plutôt que de revendiquer un droit à la différence, à vouloir se fondre dans la société capitaliste hétérosexuelle plutôt qu’à chercher à la renverser.
Mais alors que faire pour que les gays de droite deviennent des pédés de gauche ? Loin d'avoir la recette magique de réponses toutes faites, aux Inverti·e·s on tente d'avancer une ligne marxiste dans les luttes LGBTI et d'avoir une intervention LGBTI dans la lutte des classes. Les pédés doivent se sentir légitimes à prendre en main les questions sociales car nous ne sommes pas une classe en dehors des travailleur·euse·s. Nous faisons pleinement partie du prolétariat et les questions de sexualité font intégralement parties de nos émancipations. Si les gays de droite pensent que la lutte est derrière nous, il faut alors que nous, les pédés de gauche, leur montrons tout ce qu'il reste à conquérir. Le mariage pour tou·te·s et l’adoption pour les couples homosexuels ne signent pas la fin de l’histoire des luttes LGBTI. Il reste tellement de choses à obtenir comme la sécurité sociale intégrale, des services publics répondant à nos besoins spécifiques ou un salaire à vie permettant de nous émanciper de la famille hétérosexuel et du mode de production capitaliste. Ce n’est pas avec un premier ministre gay de droite que nous obtiendrons ceci mais par la lutte et la création d’un rapport de force collectif. Alors maintenant, pédés de gauche, il est temps de repolitiser notre commuanuté. Participons aux rassemblements et aux manifestations, organisons des prises de parole et des actions et transformons nos soirées en espaces militants en les invertissant du dancefloor jusqu’à la backroom.