Chers élus et partis de gauche,
Non, ce n’est pas ici une lettre qui compte déplorer, de nouveau, l’incapacité actuelle des partis de gauche à forger ensemble un projet commun. Et pourtant…
Je ne reviendrai pas non plus ici sur la manière dont la société française et son ministre de l’Éducation nationale traitent les enseignants de ce pays. La liste est désormais interminable, de notre sentiment d’abandon au mépris dont nous sommes l’objet, de nos salaires de plus en plus indécents à nos retraites que l’actuel gouvernement a cru pouvoir réduire drastiquement en pensant que nul ne s’en soucierait, d’une relation de plus en plus complexe avec les familles qui semblent croire que l’école doit répondre à leurs besoins individuels et non plus à un projet collectif, à la surdité totale des médias et de notre ministre face à nos revendications et nos inquiétudes devant l’avenir de l’école publique en France…
Peut-être d’ailleurs qu’une modeste prise de conscience commence à se faire jour sur la difficulté et l’importance de notre mission.
Il aura fallu attendre pour cela le suicide d’une directrice, une situation sanitaire folle et surtout l’assassinat barbare d’un collègue pour que le discours sur les enseignants redevienne, parfois, un peu plus positif. Ô, modestement, nous prenons les miettes de la reconnaissance de la société, nous ne sommes pas des soignants… On ne nous dit plus aussi souvent que nous sommes des privilégiés, on nous plaint mollement, mais on attend de nous que nous continuions, avec enthousiasme et dévouement, ce qui se transforme de jour en jour en sacerdoce, nous qui devons toujours ajouter des heures à notre temps de travail déjà pléthorique, tout en voyant nos salaires toujours se réduire comme peau de chagrin.
Il en faut alors de la motivation, de l’élan, de la conviction, de l’acharnement pour continuer dans ces conditions toujours plus éprouvantes à transmettre, former, éduquer ces générations de jeunes gens que l’on aime voir grandir, s’interroger sur le monde, qui devraient avoir droit à une éducation ambitieuse, égalitaire, prometteuse, bienveillante, émancipatrice mais qui se retrouvent, avec nous, dans une atmosphère d’angoisse, de concurrence et de rentabilité.
Il en faut pour continuer à pratiquer un métier toujours plus chronophage (les français ont découvert le télé-travail et ses contraintes, les enseignants savent depuis longtemps ce que signifie travailler le jour, le soir, le week-end, les vacances), un métier pour lequel nous ne cessons de voir se greffer de nouvelles attentes, de nouvelles contraintes tout en voyant s’éloigner ce qui donne du sens à notre mission, ce pour quoi nous nous sommes engagés dans ce métier que l’on savait peu reconnu et que l’on a choisi, malgré nos diplômes qui nous ouvraient d’autres portes.
Il en faut de la motivation, tant et si bien que l’on trouve de moins en moins de recrues pour ce métier pourtant essentiel à l’avenir d’un pays.
Nous manquons d’enseignants, nous manquons de volontaires et ce métier de « privilégiés toujours en vacances » n’attire plus assez de candidats pour faire cours devant les élèves de France. On le sait mais cela ne semble préoccuper personne. Vraiment ? Cela vous est donc égal que vos enfants soient éduqués par des gens qui seront bientôt recrutés sur le « boncoin » plutôt que des enseignants recrutés sur concours, formés, motivés, engagés dans l’éducation de tous ? Cela n’inquiète-t-il donc personne parmi nos concitoyens que ce métier finisse par être abandonné ?
Au fond, le problème c’est que nul ne comprend grand-chose à l’école, à ses réformes, à la complexité de Parcours sup, au nouveau bac qui n’en a plus que le nom, à la carte scolaire. C’est cette complexité qui permet à un Jean-Michel Blanquer, qui sévit au ministère de l’Education nationale depuis de nombreuses années et qui connaît très bien les rouages de notre système scolaire, de manœuvrer, de réformer à la machette, de tout détruire dans une langue et une complexité toutes technocratiques, sans que personne, derrière cet écran de fumée, ne comprenne ce qui se passe et ne bouge le petit doigt.
Les seuls qui parviennent à déchiffrer la situation et à faire un état des lieux, les seuls qui ont tenté de prévenir la société des effets délétères de cette réforme du lycée, ce sont précisément ceux qu’on n’écoute jamais et que le pouvoir tente de museler, les premiers concernés, les experts dans leur domaine –si l’on acceptait seulement de les reconnaître comme tels !–, les enseignants. La réforme du lycée a été analysée, critiquée, combattue par les professeurs, bien avant qu’elle ne soit mise en place. Personne n’a souhaité les entendre. Et ce que nous craignions dans cette réforme est arrivé. Et ce qui est arrivé est même pire que ce que nous redoutions.
Mais le pire, enfin, c’est que nous avons l’impression que la situation des collèges, des lycées n’intéresse personne.
Qu’en est-il pourtant des parents qui auront à envoyer un jour leurs enfants au lycée ? des citoyens qui ont besoin d’une jeunesse éveillée, éduquée pour construire la société de demain ? et qu’en est-il des partis de gauche pour qui l’école devrait être une priorité et qui n’ont quasiment rien à dire sur la politique éducative actuelle de notre pays ?
Nous nous sentons bien seuls face à la machine à détruire l’école publique qu’est M. Blanquer, face à cette politique qui a été amenée par des années de casse de l’école sous des gouvernements de droite, comme de gauche. L’objectif, derrière la réforme du lycée, est d’abord d’insister sur le libre-choix des élèves dans des spécialités séduisantes, puis de réduire les heures allouées aux enseignements dans le public, augmenter sans cesse les effectifs, étouffer les lycées et mener ainsi progressivement tous ceux qui le pourront dans l’enseignement privé qui, lui, offrira ce choix tant vanté.
C’est plus qu’un projet politique, c’est une idéologie – libérale, inégalitaire, hypocrite– qui va à l’encontre des déclarations sur l’égalité des chances et les valeurs humanistes que nous sommes censés défendre.
Mais au fond, qui défend encore ces principes, à part les enseignants ? est-ce encore ce qu’attend de nous la société ? les familles ne préfèrent-elles pas simplement que l’on assure la réussite (financière, professionnelle) et le bien-être de leur progéniture, sans vraiment se préoccuper du reste de la jeunesse ?
Dans le marasme où se trouve le nouveau lycée Blanquer, pris entre une réforme mal pensée, construite à la va-vite, destructrice et nulle, et une situation kafkaïenne liée au Covid où l’on nous enjoint à la fois d’organiser notre enseignement en demi-groupes pour des raisons sanitaires, tout en nous disant que nous avons le choix de rester en classe entière… dans ce marasme donc, nous continuons à nous battre pour maintenir nos élèves au travail, pour donner du sens à des programmes insensés, pour motiver nos classes, pour faire un travail de passeur qui est l’essence de notre métier.
Et ce, sans reconnaissance, mais il faut croire que l’enseignement et la transmission offrent des satisfactions qui nous consolent ! Mais de cela ne parlons-pas, on pourrait nous rétorquer que le plaisir que nous trouvons dans le travail avec nos élèves serait une excellente raison de nous appauvrir encore… Puisque nous aimons cela, transmettre, pourquoi ne pas le faire gratuitement, pour la beauté du geste ?
Mais je m’égare.
Je souhaitais aujourd’hui surtout me tourner vers ces partis de gauche qui, non contents d’échouer à construire un projet collectif face à l’idéologie libérale réactionnaire que l’on nous sert depuis tant d’années (et avec la participation d’une partie de ladite gauche…), semblent n’avoir rigoureusement aucune idée de l’école qu’il nous faudrait construire.
Qui pense l’école aujourd’hui à gauche ? Qui y connaît quelque chose ? Qu’a inventé la gauche depuis que Jack Lang a fait entrer les arts à l’école ? la réforme des rythmes scolaires ? soyons sérieux…
J’enseigne depuis plus de vingt ans et je n’ai guère entendu de candidats de gauche parler avec sérieux et ambition de l’école, de ses objectifs, de son projet, de sa transformation. On ne parle qu’avec des mots creux de l’enseignement, des mots vides de sens et faussement partagés par tous.
Mais derrière ce vide assourdissant qui ne dérange visiblement personne, le rouleau compresseur libéral —qui ne pense qu’en termes de moyens et non de contenus— fait son œuvre et ne cesse de donner du poids à l’enseignement privé qui finira par nous dévorer : pour être financée par l’État, l’école privée n’a pas besoin de respecter une carte scolaire ou une quelconque mixité sociale, pas besoin de garder ses élèves en difficultés, pas besoin de donner davantage à ceux qui ont moins, non, et ainsi l’école privée ne cesse de se remplir dans une forme acceptée de ghettoïsation de la société, elle obtient les moyens de mettre en place les cours, les options, les enseignements que le lycée public de son côté voit détruire progressivement à coup d’éternelles réductions budgétaires, de mise en concurrence des établissements, d’augmentation des effectifs.
Faire toujours plus avec toujours moins, tel est le credo. Et à force, ça craque. Et c’est visiblement l’objectif. Que l’école publique ne parvienne plus à lutter contre les inégalités, à apporter le soutien nécessaire aux élèves, à les former efficacement… et que l’on puisse dire ensuite « vous avez vu, ça ne marche pas du tout, privatisons ! » Et la gauche laisse faire…
Nous avons entendu quelques députés Insoumis défendre avec force l’école publique, nous savons que nous partageons les mêmes principes. Mais qu’en est-il d’une véritable réflexion sur l’école, une invention de l’école française du XXIe siècle ? Qui s’entoure d’experts, d’enseignants, de chercheurs sur la question de l’école ? Or si la gauche ne défend pas l’école, que défend-elle ? Cela devrait être la base, l’essence de son projet ! Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que son principal électorat soit précisément celui pour qui aucun projet d’envergure n’est imaginé : « Amis enseignants, votez pour nous, comme vous l’avez toujours fait, mais ne comptez pas sur nous pour vous aider et vous accompagner dans votre mission ô combien essentielle et ô combien menacée. On vous redonnera quelques heures mais, comme vous en avez perdu beaucoup, vous ne vous en rendrez pas vraiment compte. Quant à augmenter vos salaires, vous n’y pensez pas, vous êtes beaucoup trop nombreux ».
Pourtant nous devrions être conscients collectivement que la barbarie n’est pas loin, que le monde des réseaux sociaux est un danger, que l’obscurantisme nous menace toujours… et qu’un des lieux où l’on essaye encore de lutter est celui de l’école humaniste, ouverte à tous, tolérante, respectueuse de chacun dans ses différences, ambitieuse dans son rapport au savoir et à la pensée. A condition d’avoir un projet, des moyens, et des enseignants de qualité.
Alors que faisons-nous ? Qu’avez-vous à proposer ?
Savez-vous seulement ce que M. Blanquer a tramé contre l’école ? Comprenez-vous un tant soit peu la réforme du lycée ? l’état des universités ? le développement du privé ? Savez-vous ce que l’on enseigne ? ce que l’on attend d’un jeune citoyen à la sortie du bac ? avez-vous conscience de la mascarade dans laquelle nous évaluons nos élèves ? Savez-vous ce que gagne un enseignant aujourd’hui ? Quelle école voulons-nous ? Que faut-il inventer dans le monde actuel ? Quel effort de la nation sommes-nous prêts à fournir pour aider l’école à réaliser sa mission ô combien essentielle à toute société démocratique ?
L’école publique est attaquée, depuis des années, dans la plus grande indifférence de la part de la société française et dans le silence assourdissant de la gauche française. Le bateau coule, la gauche regarde ailleurs… Peut-être serait-il temps de se saisir de ce sujet brûlant et vital pour l’avenir du pays, non ?
Leslie C., professeure en lycée.