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Billet de blog 24 juillet 2024

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Lettre ouverte à Patrick Boucheron

« Ouvrir l’histoire à des promesses », « Produire des imaginaires (sociaux) », « Faire voir ce qui était resté invisible», tels étaient vos objectifs pour co-écrire le récit du spectacle d’ouverture des JO. En qualité « d’historien amoureux du présent», comment ce spectaculaire récit va-t-il s’articuler à l’actualité de la France et à l’état de la ville de Paris qui accueille les JO ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bref, qu’êtes-vous allé faire dans cette galère ?

Historien d’une exigence exceptionnelle[1], ma déception est immense de vous savoir participer au spectacle de cette cérémonie ouverture des JO. Ce sera là un spectacle planétaire pour un événement planétaire qui va représenter la France et ses représentants actuels auprès d’un milliard de téléspectateurs.

Certes vous ne pouviez pas savoir en 2022 ce qui allait se passer en juin 2024.

Pour autant, comment le lien entre la nature d’un tel spectacle, son amplitude et le pouvoir, comment la situation déjà très critique de Paris ont pu vous échapper ? M’appuyant sur vos propos dans l’entretien que vous avez accordé au journal Le Monde, je vous adresse les questions que je me pose, car je ne peux pas y répondre à votre place et elles me taraudent.

Commençons par Paris, berceau d’un élan populaire pour un nouveau récit ?

« C’est Paris 2024 », et vous soulignez l’importance politique que ce soit la ville qui porte les JO, mais pensez-vous que la capitale conserve encore une once d’élan populaire auquel vous semblez si attaché ?

Patrick Boucheron, ne saviez-vous pas que Paris depuis bien longtemps n’avait plus rien de populaire? Que le prix des logements y est prohibitif ? Que la plupart des gens qui y travaillent ne peuvent plus y vivre ? Que le solde migratoire y est négatif depuis un certain temps? Que la capitale est devenue la capitale carte postale des touristes fortunés ? Que depuis longtemps Air BandB y est une plate-forme internationale de locations touristiques pour grandes agences ? Que Paris 24 allait organiser l’essentiel des jeux dans le département le plus pauvre de France, la Seine Saint Denis, et que les billets offerts au Séquano-Dionysiens ne le seraient ni par Paris, ni par l’État ? Que Paris est devenue depuis un bon moment la capitale du capital, vendue à la coupe à B. Arnaud pour en faire la vitrine de ses marques à l’international ? (Voir les enquêtes 2023 et 2024 du Monde et de Mediapart)

 Au fil de l’eau, de nouvelles informations ont surgi

Et ces informations ont confirmé la manière dont la Capitale, les organisateurs et les pouvoirs publics ont dessiné l’espace des JO pour les ultra-riches. [2]

Les bouquinistes ont été virés des quais ; les étudiants délogés des CROUS ; les hôtels sociaux vidés et mis à disposition des touristes et les personnes sans domicile fixe ont été sorties de la rue et envoyés à la campagne !

Le patrimoine architectural parisien et le passage de la flamme se sont vus à l’occasion privatisés pour les besoins d’image du même groupe de luxe, ami de la Maire de Paris comme du président de la République qui l’invite dans toutes les grandes réceptions internationales d’État.

Les parisiens ont fait l’objet d’une campagne de presse indécente pour les convaincre de louer leur appartement à des prix délirants pendant les JO et le prix d’une nuit dans la capitale pendant les JO est tout aussi délirant.

Certains des danseurs de la cérémonie d’ouverture des JO, payés au lance-pierre et dont ni le logement ni le transport ne sont défrayés, menacent de faire grève à deux jours du spectacle.

Les toits de Paris où vont se produire les danseurs sont pollués par le plomb rejeté lors de l’incendie de Notre Dame, sans avoir jamais fait l’objet d’une sécurisation ni pour les parisiens ni pour les acteurs.

L’organisation centrée sur la sécurité et la fluidité est un test grandeur nature d’un QR code devenu le pass d’un contrôle des circulations, traçables d’un quartier à l’autre.

Enfin, au-delà de tout ce nettoyage social, les billets pour assister aux épreuves sont inaccessibles pour la plupart des gens.

Quant au sport lui-même, essence des JO , c’est peu de dire que les « sportifs » de haut niveau, ceux pressentis pour les médailles ont été logotypés de pieds en cap par le N°1 du CAC 40, prestigieux industriel du luxe qui les a transformés en hommes d’affaires, devenus ses ambassadeurs.  

Ancré dans un tel contexte politique et urbain si marqué par l’argent, quel sera l’impact de votre nouveau récit aujourd’hui et comment pensez-vous qu’il pourra être perçu par le monde auquel il est destiné ? car vous le dites «  La cérémonie des JO doit parler au monde et à la France »

 Aussi devant quel monde exactement pensez-vous que ce spectacle va être produit ?

Eh bien ce monde se compose des 300 000 spectateurs assis sur les gradins et du milliard de personnes derrière leur téléviseur. Voilà bien une toute autre dimension : celle des écrans. Et selon le côté de l’écran où vous êtes, le changement de paradigme est radical pour vous. Il y a en effet le côté des invisibles, dont je suis, qui allons vous regarder. Et nous depuis longtemps,  nous ne le voyons plus le monde ; nous ne sommes même plus du tout au monde tant nous avons perdu le contact direct avec sa force, ses surprises et son hostilité. L’écran fait écran et avec les écrans, nous le convoquons, nous l’allumons, nous en zappons les séquences et puis nous l’éteignons. Mais quand le vivons-nous ? Si ce n’est que comme spectacles précisément, à travers des récits et des images produites pour nous effrayer, nous surprendre, nous divertir et...nous diriger. A n’en pas douter, vous connaissez bien mieux que moi cette analyse de Günther Anders écrite en 1956 et si d’actualité. Et peut-être connaissez-vous aussi cette petite nouvelle de J.L Borges au sujet des vaincus emprisonnés d’un côté du miroir, condamnés à copier à l’identique les gestes des vainqueurs qui se trouvent de l’autre côté de ce même miroir ?[3]  Voilà bien la puissance des écrans de télé sur lesquels votre spectacle va se déployer et ce monde qui va le recevoir. Un vertige  ! mais hélas, revers de la médaille, vous allez abreuver le monde d’un énième récit, énième création, énième spectacle, certes planétaire mais durablement éphémère . C’est que nous le monde des invisibles nous avalons les grands spectacles les uns après les autres. Que Thomas Jolly se rassure : « Les mass media ont désormais le monopole de l'histoire – écrit Pierre Nora. Dans nos sociétés contemporaines, c'est par eux et par eux seuls que l'événement nous frappe et ne peut pas nous éviter. » Pour suivre l’idée de Pierre Nora, avec ce spectacle vous aurez contribué à réaliser une image médiatique qui elle est par nature une production hautement industrielle et duplicable et à défaut d’histoire Patrick Boucheron – qui semble n’avoir plus le temps de se faire et encore moins de se dire – vous serez au cœur de cet  « événement monstre » dont vous semblez avoir rêvé et si bien défini par T. Jolly : « Nous n’allons pas investir seulement les quais et les ponts, mais le ciel aussi. Et l’eau. Qui sait, il y aura peut-être un sous-marin. » Bref, la captation de tout l’espace public et même de tout l’espace vital :  air, terre, eau.

Cela, n’aviez-vous pas pu le mesurer ?

Mais vous-même, sur cette scène et sur la Seine, vous serez de l’autre côté de l’écran.  De cet autre côté, où vous voilà donc passé du côté du pouvoir, de ceux qui font et défont les contenus, de ceux qui consultent et décident, du côté des « vainqueurs qui écrivent l’histoire »[4], de ceux qui font œuvre et qui veulent laisser leurs traces. Hélas, plongés dans un bain mouvant d’images qui délave notre mémoire, ne sommes-nous pas en passe de perdre toute trace de quoique ce soit ?

Et puis, comment vous dire que parmi le monde qui va vous regarder le soir du 26 juillet, tout le monde ne se vaut pas ?

Votre spectacle va se produire d’abord pour une première ligne de dignitaires : un parterre de politiques plus arrogants que jamais, accompagnés de leurs amis les sponsors qui ont payé des centaines de millions d’euros pour assurer le marquage privé de l’espace public. Vous boirez du Moët Hennessy, les médailles seront de Chaumet et les athlètes à l’ouverture et à la clôture seront habillés par Berluti, enfin des nacelles en acier Louis Vuitton ponctuent les allées et les toitures de la capitale. Paris devient le somptueux décor des couleurs du luxe international. Or, cette première ligne ramasse toujours la mise. Ceci est encore plus vrai pour les œuvres de création qui leur apportent un supplément d’âme.

Vous serez leur supplément d’âme Patrick Boucheron, vraiment vous l’ignoriez ?

Ne saviez-vous pas que vous alliez travaillé en leur nom, gratuitement peut-être, mais en leur nom - car ce sont eux qui vous auront ouvert l’espace pour le faire et donné la puissance de feu pour diffuser votre spectacle – et in fine pourquoi ? Pour les gratifier en retour et faire honneur à ce parterre politique de désavoués qu’ils composent : la Maire de Paris, et son score aux élections présidentielles ; Renaissance, le parti perdu du Président, le Président lui-même, critiqué de toutes parts pour sa responsabilité d’un chaos qui dure et qui ose appeler à « la trêve » et « à l’unité ». Bref, un parterre de désavoués qui pratiquent « la politique des mots vides »[5] et qui réussit à satelliser la société civile pour se maintenir dans la même arrogance de déni : démissionnaire mais toujours là, gouvernement de fantômes mais aux affaires et biffant de leur superbe les choix et les attentes des électeurs.

Un peu avant le 7 juillet, vous dites n’avoir pas bien dormi. Moi non plus.Vous dormez mieux depuis ?

Ce sont ces représentants que votre spectacle va honorer car ils sont la France du 26 juillet 2024.  Comment n’avez-vous pas saisi l’instrumentalisation dont vous seriez l’objet ?

Vous vous étiez pourtant rappelé d’ Athènes, « éprouvée par la dette », et qui vous aurait servi « de leçon d’humilité », vraiment ?

Ne saviez-vous rien de l’état des finances publiques en 2022, ni du coût des JO? En septembre la France va être poursuivie pour un déficit budgétaire excessif ( +5% du PIB). 100 milliards d’euros à rembourser d’ici quatre ans. Qu’à cela ne tienne, ré-enchantons le monde, restons joyeux et dépensons sans compter : entre 9 à 10 milliards d’euros coût des JO estimés à septembre. Gageons que ce sera bien plus dans un an. A quoi s’ajoute le milliard et demi d’euros dépensé pour nettoyer l’eau de la Seine qui, en tout état de cause, n’est toujours pas baignable (enquête de Mediapart). Alors ces budgets, une paille ? L’épaisseur d’un trait, comme on dit dans les ministères ?

Pas de quoi réfléchir et hésiter un peu avant de vous lancer ?  

 Néanmoins pour vous, « la ville », « Paris » et « 1789 » de Jean Paul Goude restaient votre horizon de rêve. Mais au fait, votre référent d’écriture était-il 1789 ou le récit-spectacle qu’en avait fait le génial J.P Goude ? Quoiqu’il en soit, aujourd’hui nous voilà loin du « métissage planétaire » du défilé de 1989 cher à votre cœur et votre spectacle si génial soit-il sera-t-il suffisant pour remonter la pente du déclinisme qui vous désole ? D’autant que nous ne sommes ni déclinistes, ni désenchantés Patrick Boucheron. Seulement littéralement essorés par la déstabilisation organisée des dernières semaines et échaudés par tous les mensonges de ces dernières années. C’est pourquoi je suis sidéré d’apprendre votre concours à la cérémonie officielle des JO et ma déception est si vive. Comment peut-on mettre une si belle intelligence au service de ceux qui nous trompent depuis si longtemps ?  Je vois mal comment un spectacle, un récit, si fabuleux soit-il, pourrait à ce point faire fi de la violence du réel qui nous passe sur le corps.

Croyez-vous sincèrement pourvoir écrire un récit plus fort que l’emballement médiatique, plus fort que vos commanditaires, que l’État, que le marquage du CAC 40, un récit plus fort que la loi du marché à laquelle Paris s’est totalement soumis ?

Le Roi danse...

Cette production à laquelle vous aurez contribué sera signée de votre nom, aussi. Il sera gage de votre renom, de votre compétence, de votre savoir, de votre probité. Tout cela au profit de qui cher Professeur ? D’autant qu’au fil de l’eau, comme le souligne Thomas Jolly,  le spectacle entremêlera dans un collage inédit les emblèmes historiques, littéraires, cinématographiques, les acteurs et danseurs, aux athlètes et discours des hautes personnalités. Le président de la République sera-t-il, lui aussi, partie intégrante de votre mise en scène ? Le Roi danse...

Dans ce monde qui va vous contempler je ne suis personne qui puisse inquiéter votre conscience ; c’est pour cette raison que je vous adresse cette lettre ouverte : pour me défaire de ce fatras et de cette déception qui m’intoxiquent.

Le 15 juillet dernier, dans le journal Le Monde, vous disiez à propos des valeurs de la France: « La France, par exemple, est pour le monde une promesse de liberté, promesse qu’elle trahit toujours, mais qui lui demeure attachée. » Il semblerait que vous ayez incarné cette valeur. Quel dommage !

Je vous laisse là, à Paris, à votre soirée de spectacle inédit.

Je m’en retourne face à l’océan qui bat ses flots aux jours et aux étoiles depuis plusieurs millions d’années, pour encore quelques dizaines d’années.

Pour tout ce que votre intelligence m’a apporté, je vous souhaite bonne chance.

 Paris le 24 juillet 2024

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[1] Votre intelligence était un petit feu de joie jusqu’au 15 juillet 2024 : Jusqu’au 15 juillet dernier, votre intelligence a été pour moi comme un petit feu de joie, là dans la nuit du monde, bien avant la dissolution du 9 juin et entre les 30 juin et 7 juillet. J’ai suivi vos cours, écouté vos émissions ouvrir des portes, élargir des espaces, sur Arte, sur France Inter, au Collège de France, et à MK2 bibliothèque. De  nouveau au lendemain du 9 Juin dernier, dans vos tribunes de presse et dans les émissions de Mediapart, vous étiez là et votre parole redonnait courage surtout quand on se sentait si seul, si atterré, si impuissant que les bras nous en tombaient, là à courir quand même et encore pour faire barrage, depuis 2002 déjà. Grâce à vous, et au travail de journalistes libres, traverser l’adversité a été possible, en dépit du chaos du 9 juin et du décor politique à l’issue des élections législatives : en France, les choix des électeurs ne seraient plus entendus. Jusqu’au 15 juillet...

[2] Je m’appuie là encore sur des articles de presse du journal Le Monde, Libération et Médiapart

[3] « Animales de los espejos », J.L Borges.

[4] Walter Benjamin

[5] L’expression est de Salman Rushdie, « Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits », Actes Sud 2016

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