Samuel Paty, double victime
Avec courage, intelligence et détermination, Samuel Paty dispensait l'enseignement fixé par le programme d'EMC. L'Ecole doit « permettre à l'élève d'acquérir la capacité à juger par lui-même, en même temps que le sentiment d'appartenance à la société. » Pour cela, le professeur doit organiser « des échanges contradictoires, pouvant prendre appui sur la littérature jeunesse, des écrits documentaires ou journalistiques, les élèves [étant] initiés à débattre de manière démocratique et à penser de façon critique. »
Personne ne conteste la nécessité d'éveiller aux fondements et impératifs de la laïcité les esprits de nos élèves. Mais ce programme fondé avant tout sur l'actualité et la culture institutionnelle de l'émotion rend périlleux pour l'enseignant comme pour les élèves ce recours à l'ici et maintenant, à une actualité encore brûlante. Pour que l'Ecole soit un lieu efficace d'apprentissage de la laïcité, sans parler des autres valeurs républicaines, il serait moins difficile et plus fécond d'aborder la difficulté de cet enseignement par le détour pédagogique des connaissances fondamentales. Arriver à la nécessité de la liberté d'expression par le recours aux faits et documents d'actualité est plus difficile et risqué pour le professeur que d'y parvenir par le biais de la connaissance de l'histoire du passé. Celle-ci, abandonnée par les modes pédagogiques, reléguée à une ou deux heures d'enseignement au cours de toute la scolarité, présentait un double avantage, celui de la distanciation, celui de l'exemple.
La distanciation : l'histoire de l'antiquité, jugée superflue par ces divers ministères qui l'ont peu à peu quasi éliminée des programmes permettait pourtant d'aborder de façon dépassionnée l'histoire de la violence éternelle, de la barbarie. Lorsqu'on racontait aux élèves les auges des Persans selon Plutarque, ou la cruauté des Carthaginois coupant les paupières de Régulus et le faisant rouler dans un tonneau empli de pointes acérées, on leur donnait l'horreur de la violence avec un exemple trop lointain dans le temps pour qu'ils se sentent concernés. Cette distanciation était essentielle pour les enfants et adolescents, émotifs, sensibles, mais fort capables de pressentir, puis d'exprimer le concept de fraternité ou la notion d'humanité.
L'exemple : raconter l'histoire du blasphème, cela pouvait aussi passer par l'enseignement de l'histoire du chevalier de la Barre, exécuté à vingt ans pour ce crime qu'il niait, parce qu'il ne s'était pas découvert au passage d'une procession et possédait chez lui un exemplaire du Dictionnaire Philosophique de Voltaire. Tous les ingrédients nécessaires à un cours sur la laïcité y sont réunis, et l'éloignement dans le temps fait qu'aucun élève ne peut se sentir personnellement concerné. De là, l'analyse des faits passe facilement à l'analyse du concept. Tolérance, laïcité deviennent des notions illustrées par un exemple devenu suffisamment ancien pour que chacun participe à un débat intelligible et intelligent.
Car il est vain et parfois dangereux de vouloir enseigner des comportements, tandis qu'il est fécond de transmettre des savoirs. Si l'Ecole républicaine veut reconquérir la nation – et qui ne le souhaite ! – elle doit cesser d'être un vecteur d'influence ou d'opinion, pour reprendre son vrai rôle, être le lieu de la connaissance. Cela s'appelle l'instruction publique. Cela proscrit l'émotion, qui, comme l'imagination telle que la décrivait Pascal, est « maîtresse d'erreur et de fausseté ». Solidement fondée sur les savoirs, maîtrisant l'inévitable émotion, la réflexion sera féconde. Si demain je devais faire un cours d'EMC, c'est du chevalier de la Barre que je parlerais. Et je laisserais les élèves comprendre à partir de cet exemple que Samuel Paty, professeur discipliné et respectueux des textes officiels, est certes une victime directe de l'abomination islamique, mais aussi une victime collatérale de la bêtise des programmes de l'Education nationale, qui ont fait passer l'influence avant la connaissance, et l'opinion avant le savoir.