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Billet de blog 1 février 2022

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« Exterminez toutes ces brutes »

Lier dans une même fresque historique la Shoah, la colonisation des Amériques et de l'Afrique, voilà un projet ambitieux a priori voué à l'échec. C'est pourtant ce que réussit Raoul Peck avec son film « Exterminez toutes ces brutes ». Le point commun entre tous ces épisodes historiques ? Un impérialisme européen basé sur l'infériorisation de l'ennemi pour justifier l'extermination.

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"Les explorations ont été possibles grâce aux progrès technologiques (caravelles, etc...), par l'hypothèse de Ptolémée qui supposait que la terre était ronde et aussi car les explorateurs étaient européens et l'Europe se situe au centre du monde donc cela facilite les expéditions." C'est en ces termes que l'un de mes élèves de seconde répondait à ma question sur les conditions qui ont rendu possibles les explorations au tournant du XVIè siècle. Je vous laisse deviner quelles hypothèses relèvent de ce que j'ai formulé en cours et laquelle relève de préjugés ancrés dans les représentations collectives.

C'est à cet européanocentrisme que s'attaque Raoul Peck car, s'il choisit pour titre à son documentaire une phrase prononcée par un personnage de colon dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, c'est aux vaincus qu'il veut donner la parole. C'est là le fil directeur de son film documentaire : analyser l'histoire de la rencontre entre les Européens et les autochtones des pays qu'ils ont colonisé, les rapports de domination et de violence mis en place, en se plaçant du point de vue des colonisés. C'est une histoire ou plutôt une anthropologie du racisme et de l'impérialisme que nous présente Raoul Peck dans ce film diffusé ce soir sur Arte ou en replay. Le parallèle entre les différents événements historiques est d'emblée établi par la mise en parallèle des images de fosses communes chargées de cadavres, témoins des massacres de masse perpétrés du Rwanda aux Etats-Unis en passant par l'Allemagne.

Les écueils de la démarche

L'aspect non chronologique et la volonté de mettre l'accent sur les invariants entre les différents épisodes historiques, empruntés à la méthode anthropologique, malmènent l'historien.

Pas simplement par simple habitude méthodologique mais surtout parce que cela ne rend pas compte de l'aspect progressif de la mise en place du racisme spécifique à la couleur de peau. Raoul Peck dresse pourtant bien le constat factuel selon lequel la traite atlantique prend une ampleur considérable au moment où les Lumières sévissent en Europe. Cependant, il éclaire mal la logique derrière le paradoxe apparent : c'est à cette époque qu'apparaît le racisme scientifique car il faut légitimer l'exploitation d'êtres humains alors qu'on vient de proclamer l'égalité. Le racisme n'est pas au fondement de l'exploitation mais il se met en place a posteriori pour la légitimer à un moment où il faut expliquer un décalage avec les principes nouveaux d'égalité qui prévalent désormais en Europe. 

D'ailleurs, Raoul Peck évoque le racisme des Anglais et Ecossais à l'égard des Irlandais, considérés comme une race inférieure alors qu'ils sont tout aussi blancs. On pourrait également prendre pour exemple l'exploitation des blancs au XVIIè siècle dans la culture du tabac en Virginie mis en lumière par Barbara J. Fields et Karen E. Fields1. Les rapports de domination et l'infériorisation de l'autre considéré comme « barbare » n'ont pas toujours été une histoire de couleur de peau. C'est au XVIII è siècle que la couleur de peau devient véritablement le critère discriminant : il faut bien que les capitalistes gardent quelqu'un à exploiter ! Si les êtres humains sont égaux, à défaut d'abolir l'esclavage, alors il fallait déshumaniser les esclaves.

Or, la mise en place progressive du racisme, le processus de fabrique idéologique du « nègre », apparaît mal dans un documentaire qui joue sur les aller-retours dans le temps.

En outre, vouloir relier des événements aussi divers par leur contexte temporel et géographique mène inévitablement à certaines approximations : faire remonter le racisme aux Croisades, en tout cas à leur avènement, est erroné. La notion de « limpieza de sangre », de pureté du sang, évoquée par la voix off, n'irrigue pas toutes les Croisades et n'en constitue pas le fil directeur contrairement à ce qui est affirmé. Vouloir mettre sur un même plan toutes les opérations de conquête menées par les Européens hors de leur continent ne permet pas d'envisager précisément les spécificités de chacune d'entre elles.

Des cartes dynamiques, qui présentent des évolutions à travers le temps, permettent néanmoins de corriger cette faiblesse de l'écrasement des temporalités.

Enfin, il faut signaler une lacune. Le mot de capitalisme n'est quasiment pas prononcé. Raoul Peck montre pourtant bien que l'appât du gain et la convoitise pour les ressources guident la colonisation de l'Amérique puis celle de l'Afrique. L'exemple du Congo belge est particulièrement bien développé. Il montre bien que la culture de la propriété privée, le désir d'appropriation, la spéculation foncière, sont aux sources des expropriations des Indiens et de leur reflux dans des réserves. Pourquoi cette pudeur venant d'un cinéaste qui a réalisé un biopic de Karl Marx ? Mystère.

Une œuvre pourtant magistrale

La fabrique de l'Histoire

Raoul Peck s'implique personnellement dans son film : dans la narration, dans les images par des vidéos familiales ou des références à ses films précédents qui s'inscrivent dans une même démarche. C'est ce qui fait son originalité et sa force : cette histoire résonne dans les vies de nos contemporains. Elle fait le lien avec le présent. C'est ce que les historiens appellent le postcolonialisme : les héritages du passé colonial qui subsistent dans le présent. Monuments grandioses et richesse des uns, misère des autres. Surtout un état d'esprit ambiant, un ensemble de préjugés, des rapports inégaux qui se perpétuent.

La question de ces héritages est néanmoins une thématique moins développée dans ce film que la politique de l'oubli. Car l'histoire est faite par les vainqueurs et c'est sans doute cela le point de départ de ce documentaire. Réparer l'injustice d'une histoire qui ne rend pas compte du point de vue des opprimés. Raoul Peck ne veut plus s'identifier au cowboy comme il le faisait sur les photographies qui témoignent de son enfance. Il veut écouter l'Indien.

Il explore la distorsion entre le réel, les faits tels qu'ils se sont passé, et leur mise en récit historique. Il prend l'exemple du mythe de Fort Alamo, très présent dans la culture cinématographique américaine, dans une vision totalement en décalage avec ce que peuvent en dire les archives. Il se réfère très justement à l'oeuvre d'Howard Zinn qui, avec son histoire populaire des Etats-Unis, décida de changer l'objet d'étude, de s'intéresser aux dominés et non plus seulement aux dominants.

En finir avec l'européanocentrisme

Illustration 1
"Exterminez toutes ces brutes" ce soir sur arte

Le cinéaste se place du point de vue des colonisés, des opprimés, des perdants de l'Histoire.

La mondialisation, c'est à dire la mise en relation des différentes parties du monde au XVIè siècle par la découverte du « Nouveau Monde », s'effectue dans la violence et est associée à l'impérialisme dès ses débuts. La glorification de cette séquence ne peut être qu'un point de vue européen. « Nouveau monde », « grandes découvertes » : le vocabulaire de l'Histoire que nos parents ont appris à l'école se place clairement du point de vue européen. Les historiens disent plutôt aujourd'hui « grandes explorations » puisque le territoire avait été découvert à la préhistoire par les civilisations pré-colombiennes et futurs amérindiens. Ce n'est donc un « nouveau monde » que pour ceux qui le découvrent à la fin du XV è siècle. Du point de vue européen, les autochtones qui accueillent les Européens aux Amériques les voit comme des dieux : pour preuve, ils les entourent en aspergeant la zone d'encens. En s'intéressant au point de vue indigène, on se rend compte que c'est l'odeur qui les dérangeait, odeur de matelots dont la culture n'impliquait pas la même régularité dans la toilette que les autochtones, et qui de surcroît avaient passé des semaines en mer.

Il y a bien une manière de voir les faits très orientée par le point de vue européen.

Ce regard situé se concrétise aussi dans les angles morts : l'histoire de la révolution haïtienne, le nom de Toussaint Louverture ne sont jamais évoqués dans l'histoire enseignée dans les établissements scolaires français : ni à l'école, ni au collège, ni au lycée. Raoul Peck restitue l'importance de cet événement et de ce personnage en employant les images de l'un de ses propres films, preuve de sa persévérance sur le sujet. Comme il l'explique, la révolution haïtienne s'inscrit pourtant dans la continuité de la Révolution Française et devrait être considérée comme partie intégrante lorsque celle-ci est évoquée : deux ans après la prise de la prise de la Bastille, c'est au nom des idéaux de liberté et d'égalité qu'elle est déclenchée par les esclaves noirs. Le débat des historiens a été longtemps celle de ses limites dans le temps : quand se termine-t-elle ? En 1848, en 1871, en 1875 ? Mais ses limites dans l'espace ont moins suscité l'intérêt : pourtant située seulement deux ans après la prise de la Bastille, si proche temporellement, en fait carrément simultanée, la révolution haïtienne était apparemment trop éloignée géographiquement... Si la « grandeur » du personnage historique de Toussaint Louverture n'est pas suffisante pour apparaître dans les programmes scolaires, alors que dire de celle de Napoléon dont les armées ont échoué à vaincre celui-ci ? En outre, Raoul Peck met en avant l'impact de la révolution haïtienne sur l'enchaînement de révoltes qui ont eu lieu dans les décennies suivantes dans toute l'Amérique latine. Par ses conséquences, par les exploits qu'elle a nécessité, par ses motivations, la révolution haïtienne mériterait de figurer dans les programmes scolaires. Mais elle n'y figure pas.

C'est là que le travail de Raoul Peck est essentiel : présenter au grand public une histoire qui ne soit pas ethnocentrée. Tâche difficile : revenir sur nos préjugés, nos schémas de pensée, remettre en question les mythes originels aux fondations de nos nations, l'idée ancrée de la supériorité blanche et européenne. Surtout, une contrainte technique fait obstacle aux historiens: le manque de sources, non seulement parce que ces civilisations n'avaient pas forcément la culture de l'écrit mais aussi parce que les destructions systématiques menées contre ces cultures méprisées font partie intégrante des génocides.

Une remarquable mise en images

C'est la mise en images qui distingue le travail de Raoul Peck de celui de l'historien et c'est ce qui fait de son film une œuvre de salut public qui captivera le spectateur quel qu'il soit. La force de ce film, c'est d'extraire les enjeux de l'histoire du petit monde universitaire et de les présenter au grand public : une « histoire à part égales » dirait l'historien Romain Bertrand, une histoire où l'on s'intéresse au vaincu au moins autant qu'au vainqueur.

La méthode est pour le moins déconcertante. Mélanger des images d'archive historiques et personnelles avec des moments de fiction piochés dans la culture cinématographique ou tournées par Raoul Peck lui-même. Intégrer habilement des images fixes à la vidéo sans perdre la sensation de mouvement, donner vie à des cartes ou à des photographies.

Les scènes tournées rappellent que fiction n'est pas synonyme de faux. On peut restituer des événements ou des situations visuellement sans trahir le travail des historiens : qu'est-ce donc que le travail de l'historien sinon de ressusciter le passé ? Pourquoi forcément par écrit et non par l'image ? Peut-être parce que la marge d'interprétation de l'écrit laisse plus de place à l'imagination et donc laisse soin à l'esprit de chacun faire ses propres erreurs. Autant donner à voir même si c'est prendre le risque de petites inexactitudes. Ainsi, ces scènes qui émaillent le film donnent vie aux archives et au travail des historiens et anthropologues. La reconstitution de la mise en scène des photographies coloniales, où Raoul Peck imagine les propos du photographe derrière l'appareil, est en la matière particulièrement savoureuse et réussie.

« Mais pourquoi ils le vénèrent là-bas s'il a traité ainsi les indigènes? » m'a demandé un élève de seconde alors que l'on étudiait Magellan.

Parce que l'histoire est écrite par les vainqueurs.

Parce que ceux qui ont le pouvoir d'écrire l'histoire officielle « là-bas » ne sont pas les autochtones vaincus mais les conquérants.

Parce que les vainqueurs ont pris soin d'inférioriser et de « barbariser» les vaincus afin de légitimer leur propre barbarie.

Mais toi, avec ta question innocente, tu laisses transparaître le sentiment évident d'une commune humanité que n'avaient pas ceux qui ont décidé de glorifier les conquérants.

Ta génération est peut-être prête à regarder l'histoire en face. Et ses conséquences dans le présent?

1Aux racines de la race, par Barbara J. Fields & Karen E. Fields (Le Monde diplomatique, décembre 2021) (monde-diplomatique.fr)

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