L’histoire de France selon Zemmour comporte des zones d’ombre si importantes qu’on peut parler de cancel culture. Des occultations choisies qui révèlent implicitement ses valeurs, ce qu’il admire et ce qui le désintéresse.
Un passé fantasmé
« Vous vous souvenez du pays que vous avez connu dans votre enfance, vous vous souvenez du pays que vos parents vous ont décrit, vous vous souvenez du pays que vous retrouvez dans les films et les livres ». Voyez comme on glisse assez vite du souvenir personnel au souvenir de seconde main puis à la fiction.
La vision du passé de Zemmour ne s’embarrasse pas de la réalité, elle relève de l’imaginaire.
Qui d’ailleurs peut se targuer de « se souvenir » de la France « des chevaliers et des gentes dames » qu’il cite dans la longue liste qui suit ? Pas grand monde encore vivant il me semble, à moins que Zemmour ne soit directement en contact avec les morts du Moyen-Âge. En tout cas, de la même manière qu’avec les gens d’aujourd’hui il préfère à converser avec les grands de ce monde à en croire par ses longues conversations téléphoniques avec Vincent Bolloré, au Moyen-Âge aussi il s’intéresse avant tout aux classes dominantes.
Car la France des chevaliers et des gentes dames, c’est une infime partie de la France du Moyen-Âge, environ 1 % de la population, à savoir la noblesse. L’écrasante majorité du peuple était composée de paysans. Le Moyen-Âge de Zemmour ne correspond pas à une réalité empirique mais à l’amour courtois des romans de chevalerie où la Belle attend patiemment son chevalier dans son donjon.
Dans la réalité de l’époque, la France est une terre de paysans, où les femmes du peuple travaillent et n’ont pas le loisir de jouer les gentes dames qui attendent leur mari. Zemmour projette son fantasme de la femme inactive au Moyen-Âge pour le légitimer alors que le modèle de la femme au foyer s’est diffusé au XIXè siècle avec l’apparition du capitalisme industriel.
Aussi, Zemmour, après avoir passé 1mn à déplorer l’insécurité actuelle dans une compilation d’images violentes, nous vante cette France des chevaliers, de Napoléon, de Clémenceau, de Louis XIV, de de Gaulle… Des personnages qui renvoient à des époques ultra-violentes, autrement plus sanglantes qu’aujourd’hui.
La fonction des chevaliers ? Faire la guerre. Ce qui a fait entrer de Gaulle dans l’histoire ? L’occupation nazie et la seconde guerre mondiale. Le point commun entre Napoléon, Louis XIV, Clémenceau ? Avoir conduit leur peuple à la guerre, avoir sacrifié des masses au combat contre l’étranger. Les morts à la guerre ne sont peut-être pas comptabilisés parmi les violences et l’insécurité dans le logiciel de Zemmour. Il serait toutefois déçu par l’ambiance générale dans la France des chevaliers et des gentes dames s’il ouvrait un livre d’histoire.
En outre, Zemmour n’évoque la grande révolution de 1789 que par deux personnages de roman : Gavroche et Causette. Car il veut moins rendre hommage aux obscurs révolutionnaires qu’au grand écrivain Victor Hugo.
Une histoire de la vénération des grands hommes
En effet, seuls les grandes figures, les génies, ont leur place dans l’histoire de Zemmour.
On comprend dès lors que Zemmour s’insurge que certains veulent déboulonner des statues puisque Zemmour ne semble connaître l’histoire que par ces statues. Déboulonner quelques statues est compréhensible pour ceux qui ont compris la différence entre l’histoire - c’est à dire ce que les scientifiques retiennent des faits qui se sont déroulés par le passé et dont ils font le récit après l’avoir individuellement étudié- et la mémoire - ce qu’on sélectionne et qu’on met collectivement en exergue pour le glorifier ou le commémorer.
On peut déboulonner des statues de personnages que l’on ne souhaite plus célébrer car ils ne correspondent plus à nos valeurs sans les effacer de l’histoire, puisque la discipline scientifique continuera à les étudier.
Pas pour Zemmour qui confond histoire et mémoire -il introduit d’ailleurs son exposé historique par le verbe « se souvenir »- et ne voit dans l’histoire que la célébration. Tous ceux qui n’ont pas de statue n’ont pas voix au chapitre pour Zemmour. Aimer la France, ce serait aimer tous les personnages qui se sont distingué quelles que soient leurs actions, quitte à vénérer des hommes aux valeurs contradictoires comme Pétain et de Gaulle, Louis XIV et Rousseau.
Par contre, le peuple n’est pas digne d’entrer dans le récit de l’histoire quelles que soient ses actions: plutôt Pétain que la masse des résistants, plutôt Louis XIV que le sans-culotte Camille Desmoulins. Zemmour jauge de la valeur d’un homme et de son importance historique à sa notoriété dans les manuels d’histoire de son enfance. Pétain a rendu la France grande parce qu’il est célèbre et que Zemmour l’a étudié à l’école, la réflexion ne va pas plus loin.
Zemmour porte dans son clip de campagne un discours anti-élites mais son récit de l’histoire ne met en scène que des élites intellectuelles (Hugo, Chateaubriand, Descartes, Pascal, la Fontaine), politiques (Louis XIV,…) ou des génies scientifiques et artistiques (Lavoisier, Racine…).
Zemmour réanime le mythe de l’homme providentiel, c’est à dire la figure du grand homme qui va sauver le pays en situation de crise. C’est dans cette perspective que Napoléon, Jeanne d’Arc, de Gaulle, Louis XIV sont convoqués. Zemmour voudrait s’inscrire dans ce lignage : en témoigne l’atmosphère surannée dans laquelle il lit son discours de campagne, en référence explicite au décor de radio Londres où de Gaulle attisait la résistance (ou de son pendant collaborationniste radio Paris puisque tous les camps se valent selon Zemmour).
La cancel culture version Zemmour : les grandes actions populaires ignorées, les basses besognes des grandes figures occultées
L’usage habituel du terme de « cancel culture » pour qualifier les mouvements d’émancipation récents me semble impropre. Si l’on traduit cette expression par «culture de l’effacement » ou « culture de l’annulation », elle me semble plus appropriée pour décrire la vision de l’histoire des réactionnaires à la Zemmour.
En effet, le « woke » qui veut déboulonner la statue de Colbert n’agit pas en négationniste de l’histoire : au contraire, il vise à dévoiler au grand jour la dimension occultée du personnage, à savoir son esclavagisme. Celui qui veut déboulonner la statue de Jules Ferry, c’est parce qu’il met en lumière sa dimension colonialiste. C’est parce qu’on observe les personnages dans toutes leurs caractéristiques, parce qu’on ne néglige aucune dimension de l’histoire, que l’on sort du culte mémoriel.
A l’inverse, Zemmour qui vénère Pétain (pas dans son clip de campagne mais dans un livre où il s’est adonné à sa réhabilitation) voudrait nous faire oublier le collaborateur. Soit il voudrait effacer cette caractéristique fondamentale de ce personnage historique et dans ce cas il s’agit bien de cancel culture au sens propre, soit il choisit délibérément de glorifier la collaboration. Dans les deux cas, c’est fort contestable.
Zemmour regarde les personnages historiques comme la midinette est fan de la superstar du moment : de la même manière que collectionner les posters de One Direction ne fait pas d’elle une spécialiste de musique, vénérer quelques grandes figures éparses de l’histoire de France ne fait pas de lui un spécialiste de l’histoire.
Où est le peuple dans l’histoire du « populiste » Zemmour ? C’est le grand absent.
Dans sa vision de l’histoire, Zemmour a cancel le peuple. Il a gommé le rôle historique des classes populaires et des masses laborieuses. Comme dit plus haut, Zemmour ne voit 1789 qu’à travers des héros de roman. Les masses anonymes sont cancel et avec elles, les événements où elles ont fait l’histoire : 1789 mais aussi 1848, 1871, 1936, 1947, 1968... Ce sont pourtant les révolutionnaires de 1848 qui imposent le suffrage universel, les communeux de 1871 qui introduisent l’idée de l’école laïque et gratuite pour tous ou encore la séparation de l’Église et de l’État, les grèves joyeuses de 1936 qui aboutissent aux congés payés et à la semaine de 40 heures, les grèves insurrectionnelles de 1947 qui ont abouti au compromis social de l’Etat-Providence dont les Français regrettent aujourd’hui le déclin, les manifestations de 1968 qui ont libéralisé les mœurs.
Le peuple n’a pas toujours attendu qu’un grand homme lui donne la béquée, il est allé arracher les droits dont nous disposons aujourd’hui. Zemmour n’aime pas que les travailleurs se mettent en action pour défendre leurs droits, comme il le démontre en jetant en pâture Philippe Martinez en tant que représentant de la CGT. Par une totale inversion de la réalité, il se justifie en classant le représentant syndical dans les « élites » pour camoufler que ce ne sont pas les prétendues élites mais bien le peuple en action qu’il méprise.
Même les gilets jaunes sont ignorés alors que Zemmour prétend s’adresser aux mécontents. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’adresse pas aux mécontents qui agissent mais à ceux qui attendent patiemment le chef qui prétend les sauver. Dans la vision de l’histoire de Zemmour, le peuple ne peut être qu’une victime ou une masse moutonnière qui suit un grand homme. Cela trahit en filigrane sa vision du présent…
Ainsi, le seul groupe anonyme qui est mis en exergue n’est cité qu’en 26è position dans la liste qu’égrène Zemmour lorsqu’il évoque l’histoire de France : il s’agit des Poilus, qui sont aussitôt accolés au nom de Clémenceau, le chef du gouvernement de l’époque. Le rôle du peuple se cantonne à faire la guerre sur ordre du chef. Le rôle de Clemenceau dans la répression violente des grèves de 1908 à Draveil et Villeneuve Saint Georges, où des policiers ont tiré à bout portant sur des syndicalistes sous l’autorité de celui qui était qualifié de « premier flic de France », est par contre laissé sous silence : en effet, pour Zemmour, si mourir pour la patrie est héroïque, mourir pour défendre ses conditions de travail est indigne. On peut imaginer que cette lutte lui est moralement détestable ou bien qu’il s’en moque tout bonnement.
Ce que sa vision de l’histoire nous révèle de Zemmour : un « populiste » qui n’aime pas le peuple
Ainsi, l’histoire qu’expose Zemmour est une histoire fantasmée qui ne s’embarrasse pas de correspondre à la réalité : c’est une histoire « des livres et des films » et non une histoire des livres d’histoire. C’est un récit de la glorification qui met de côté la part d’ombre des grandes figures historiques pour mieux les célébrer. Car pour Zemmour, l’histoire ne peut être que la glorification des grands hommes. Dans sa vision de l’histoire, Zemmour a cancel le peuple. Il va falloir que la presse arrête de lui faire l’honneur non mérité de le qualifier de populiste. Il va falloir que lui-même arrête de se revendiquer souverainiste là où la souveraineté nationale n’est pas prise en compte mais uniquement l’autorité du chef.
Le peuple acteur de l’histoire, cela n’intéresse pas le bourgeois de droite qu’est Zemmour. Au contraire, cela l’inquiète par peur du désordre social. Macron pourrait raconter la même Histoire que Zemmour (en témoigne leur tentative commune de réhabiliter Pétain) : une histoire des élites pour préserver les élites. Car ce que nous montre son indifférence au rôle du peuple dans l’histoire, c’est qu’avant d’être extrême, Zemmour est de droite. Prétendant à représenter le peuple qui souffre contre les élites, il représente en fait une faction des élites contre une autre. Le peuple et l’histoire ne sont pour lui qu’un instrument à son service.